« Que faire de la bande de Gaza lorsque le Hamas sera militairement détruit ? »
Entrevue avec le géopolitologue Frédéric Encel
par Elias Levy

Nous avons posé la question à un spécialiste réputé des questions géopolitiques internationales et du conflit israélo-arabe, Frédéric Encel.
Docteur en géopolitique, professeur de relations internationales et de sciences politiques à la Paris School of Business et maître de conférences à Sciences Po Paris, Frédéric Encel est l’auteur d’une trentaine de livres sur les enjeux géopolitiques internationaux, la géopolitique d’Israël et de Jérusalem et le conflit israélo-palestinien, dont Atlas géopolitique d’Israël (Éditions Autrement) et Les voies de la puissance. Penser la géopolitique au XXIe siècle (Éditions Odile Jacob).
Il a accordé une entrevue, par visioconférence, à La Voix sépharade, réalisée le 28 octobre.
Quelles sont les principales leçons qu’Israël devrait tirer des événements tragiques du 7 octobre 2023 ?
Malheureusement, le 7 octobre 2023 doit impérativement s’inscrire dans le lignage du 6 octobre 1973. Deux jours avant le déclenchement de la guerre du Kippour, qui a failli tourner très mal pour Israël, Moshé Dayan, considéré en matière de stratégies militaires bien plus compétent que Benyamin Netanyahou et son ministre de la Défense actuel, Yoav Gallant, crânait face à un journaliste américain : « Les Arabes ont pris une bonne leçon, ils ne nous attaqueront pas avant au moins dix ans », affirmait-il avec une arrogance inébranlable.
Je serais extrêmement clair et sévère en géopolitologue qui enseigne la géopolitique depuis plus de trente ans à l’Université : quand vous mésestimez votre adversaire, en l’occurrence le Hamas, notamment en le sous-estimant, ça finit toujours par se retourner contre vous.
Netanyahou a gravement mésestimé les trois principales caractéristiques de ce mouvement islamiste radical et fanatique : sa détermination, sa cruauté et sa dangerosité. La Commission d’enquête nationale sur les événements du 7 octobre, qui devra être instituée prochainement, le confirmera.
Netanyahou pensait qu’en engraissant le Hamas avec l’argent du Qatar, éminemment duplice, ce qui est problématique, cette organisation terroriste maintiendrait une guerre de très basse intensité. Il s’est gravement trompé.
Le Hamas a aussi mésestimé Israël très lourdement. Il est allé beaucoup trop loin et s’est condamné au suicide. Yahya Sinwar était un fanatique apocalyptique.
Militairement, Israël est-il en voie de gagner cette rude guerre contre le Hamas ?
Sur le plan strictement militaire et stratégique, les Israéliens ne se sont pas trompés sur la manière de mener cette guerre à Gaza. Ils ont fait ce qu’ils pouvaient faire de mieux : y aller décamètre par décamètre, en évitant d’entrer dans les tunnels pour limiter les pertes humaines dans les rangs de Tsahal. Trois cents soldats ont été tués, ce qui pour les Israéliens est beaucoup dans l’absolu, mais en termes d’histoire militaire et au regard de la géographie urbaine de Gaza, ce bilan n’est pas élevé. Les Israéliens ont réussi à limiter les dégâts militaires en prenant leur temps. Attention, je ne vous parle là que de la chose militaire.
À la fin des fins, ce qui compte, c’est la victoire ou la défaite. Or, à Gaza, Israël est à la veille de remporter une authentique victoire. Les trois principaux buts de guerre de Tsahal (militairement, hors bien sûr les otages) ont été largement atteints :
- Yahya Sinwar a été éliminé.
- Il n’y a quasiment plus de roquettes et de missiles qui s’abattent sur Israël, et bientôt il n’y en aura plus du tout car le Hamas ne peut plus en importer ou en confectionner sur place.
- Des terroristes palestiniens ne pourront plus pénétrer sur le territoire d’Israël.
En revanche, le bilan humain est extrêmement lourd.
Le risque de régionalisation de cette guerre est-il réel ?
Je ne crois pas du tout à une régionalisation de ce conflit, à savoir que l’intégralité du Moyen-Orient sombrerait dans un chaos abyssal. Depuis un an, beaucoup d’observateurs de la scène moyen-orientale se demandent si on ne s’achemine pas vers une extension, voire même une mondialisation, de la guerre qui fait rage à Gaza? Ma réponse est toujours la même depuis un an : deux des principaux belligérants, la République islamique d’Iran et le Hezbollah, sont dirigés par des fanatiques, mais pas par des crétins! Ils connaissent bien les rapports de force et ils le démontrent clairement depuis un an, en tout cas l’Iran. Nous avons affaire à des entités qui souhaitent instrumentaliser tous azimuts la cause palestinienne, mais certainement pas à en payer le prix le plus fort.
Dans cette guerre, le Hezbollah est allé trop loin. Pour des raisons essentiellement géographiques, Israël ne pourra pas annihiler cette organisation islamiste chiite, mais celle-ci sera très considérablement affaiblie, tout comme l’Iran. C’est le Hamas qui sera détruit, pas ses soutiens.
Dans ce tableau, il faut ajouter un autre élément fondamental : la majorité des vingt-deux régimes arabes, membres de la Ligue arabe, sont modérés. Ils ont littéralement abandonné non pas la cause palestinienne, mais le Hamas, composé de Frères musulmans qu’ils considèrent comme une grande menace pour la stabilité politique de leurs régimes. Certains de ces pays ont défendu Israël par les armes quand l’Iran l’a attaqué, c’est ainsi le cas de la Jordanie.
C’est pourquoi je ne crois pas à une régionalisation du conflit. Certains argueront qu’il y a aussi les Houtis qui lancent des missiles contre Israël depuis leurs bases au Yémen. Ces attaques ne constituent pas ce qu’on appelle en jargon militaire « une menace stratégique », ni même « une guerre de haute intensité régionale ».
Comment envisagez-vous l’après-guerre à Gaza ?
Quand Netanyahou annonce : « C’est le début de la fin de la guerre », il imite un petit peu le général de Gaulle clamant : « Je vous ai compris. » En fait, « le début de la fin », ça ne veut rien dire du tout! Netanyahou ne précise toujours pas les buts de cette guerre. Ce qui est le plus fondamental à mon avis est de savoir quel est le schéma politique de sortie de crise. Le grand stratège militaire prussien Clausewitz considérait que « la guerre n’est que la prolongation de la politique par d’autres moyens ». Il faut que toute guerre, et a priori, quand elle est très légitime – la riposte israélienne aux massacres du 7 octobre est absolument légitime –, y compris en droit international, s’inscrive dans un schéma qui à terme débouchera sur un horizon politique.
La question est très simple : que faire de la bande de Gaza lorsque le Hamas sera militairement détruit, ce qui est quasiment le cas? On n’a pas de réponse à cette question de la part de Netanyahou. On est dans la pensée magique! Netanyahou ne cesse de déclarer qu’il est exclu que le Hamas demeure à Gaza; il a raison, et d’ailleurs les États arabes sont d’accord avec ce scénario, notamment les Saoudiens, les Émiratis, les Jordaniens et les Égyptiens. Les Américains et les Européens y souscrivent aussi. Mais qui gouvernera Gaza après la guerre? Netanyahou affirme que l’armée israélienne ne maintiendra pas sa présence dans l’enclave palestinienne. Reste logiquement l’Autorité palestinienne chassée par le Hamas en 2007. Or il n’en veut pas. Il y a un manque flagrant de perspective politique. C’est ce qui m’inquiète le plus.
L’élection d’un nouveau président ou d’une nouvelle présidente aux États-Unis, qui n’entrera en fonction que le 20 janvier 2025, pourrait-elle changer les donnes de ce conflit ?
Vous avez raison de parler du 20 janvier et non du 5 novembre. Cette date est fondamentale parce qu’elle permet à Netanyahou de poursuivre les opérations militaires à Gaza pendant encore deux longs mois et demi.
Je pense que les Américains ont moins de latitude qu’autrefois pour tordre le bras à leurs alliés au Moyen-Orient, y compris à un Netanyahou qui n’en fait qu’à sa tête.
Autre point important : même si les États-Unis demeurent l’unique puissance primordiale au Moyen-Orient, les stratèges américains considèrent, avec raison, que la crise la plus grave et la plus importante sur l’échiquier international, c’est Taïwan, et l’Indo-Pacifique. Ensuite, c’est le conflit entre l’Ukraine et la Russie, certainement pas le Proche-Orient.
À quoi ressemblerait la politique américaine vis-à-vis du sulfureux dossier israélo-palestinien sous la gouverne présidentielle de Donald Trump ou de Kamala Harris ?
Donald Trump ne sait même pas où Israël se trouve sur une carte du monde. Il s’en fiche, le conflit israélo-palestinien ne l’intéresse pas. S’il est élu, il laissera Netanyahou faire plus ou moins ce qu’il veut. Il se désintéressera de cette question, qui ne rapporte rien et où il n’y a que des coups – et des coûts – à prendre.
Si Kamala Harris est élue, je pense qu’elle tentera de s’inscrire dans les pas de Barack Obama, qui par ailleurs n’avait pas exercé beaucoup de pressions sur Israël. Il avait demandé poliment à Netanyahou un certain nombre de choses que ce dernier lui a refusé, sans rétorsions finalement.
Ce serait la première fois qu’une présidente démocrate pouvant s’appuyer sur un sénat démocrate pendant deux ans serait libre de faire absolument ce qu’elle veut, y compris contraindre Netanyahou et l’Autorité palestinienne d’avancer dans un vrai processus de paix. Oui, Kamala Harris pourrait contribuer à changer la donne au Moyen-Orient, à condition toutefois que le Hamas soit détruit et le Hezbollah très affaibli en interne, et que la coalition gouvernementale israélienne actuellement au pouvoir change.
Les accords d’Abraham sont-ils menacés ?
Les accords d’Abraham sont extrêmement solides. Depuis un an, je constate, très objectivement, que malgré la guerre la plus longue et la plus meurtrière de l’histoire des conflits israélo-arabes et la riposte très cinglante d’Israël à l’attaque barbare du Hamas du 7 octobre, les quatre pays arabes signataires des accords d’Abraham, Bahreïn, les Émirats arabes unis, le Maroc et le Soudan, ainsi que l’Égypte et la Jordanie, ont maintenu leurs accords de paix respectifs avec Israël.
Cet été, en pleine offensive israélienne à Gaza, le Maroc a acheté à l’État hébreu du matériel de communication à vocation militaire pour plus d’un milliard de dollars! C’est un signal extrêmement fort de la capacité d’Israël à maintenir les accords de paix qu’il a signés avec des pays arabes.
Il faut rappeler que c’est un gouvernement ultranationaliste qui est au pouvoir à Jérusalem et qui mène une contre-offensive extrêmement virulente à Gaza face au Hamas. Depuis le début de cette guerre, malgré les protestations internationales et les imposantes manifestations anti-Israël, il y a une très grande mansuétude de la part des États-Unis, y compris du Parti démocrate, de la majorité des États de l’Union européenne et d’un certain nombre d’États émergents en Afrique, en Asie et en Extrême-Orient, l’Inde, le Rwanda, le Japon, la Corée du Sud, Singapour… Sur le plan diplomatique, je crois, à contrario de presque tous les commentateurs, qu’Israël est en train de remporter une victoire.
Crédit photo : © Éditions Odile Jacob