L’intelligence artificielle (IA) et le monde de la Torah
par Elias Levy
Comment le monde juif orthodoxe se positionne-t-il par rapport au développement fulgurant de l’IA?
Nous avons posé cette question délicate à une personnalité rabbinique israélienne qui réfléchit à cette problématique, le Rav Raphaël Sadin.
Dayan (juge talmudique), conférencier renommé, directeur d’une prestigieuse institution d’études talmudiques à Jérusalem, l’Académie Terry et Jean de Ginzbourg, anciennement Vezot Le Yehouda, ancien maître de conférences à l’École nationale supérieure de techniques avancées (ENSTA-Institut Polytechnique de Paris), Raphaël Sadin est un des penseurs francophones du judaïsme les plus suivis.
Il est l’auteur de plusieurs excellents ouvrages sur la pensée juive, les textes de la Torah et l’antisémitisme, publiés aux Éditions du Cerf. Son dernier livre : Échos des Psaumes.
Le Rav Raphaël Sadin a accordé une entrevue à La Voix sépharade depuis Jérusalem, où il vit depuis 1977.
L’émergence de l’IA vous inquiète-t-elle ?
Par définition, toute création humaine peut être positive ou négative, l’Histoire nous l’a prouvé. Il y a des productions du génie humain qui sont extraordinaires : les moyens de locomotion, les moyens de communication…
Mais vous remarquerez que chaque fois qu’il y a un progrès technologique, il est souvent accompagné d’une catastrophe métaphysique ou écologique. Par exemple, le développement foudroyant des moyens de communication – Internet, le courriel… – a eu pour effet que les gens aujourd’hui passent beaucoup plus de temps à écrire qu’avant.
L’accélération technologique n’est pas synonyme de libération humaine. Au lieu de favoriser la libération du temps, les technologies de la communication aliènent encore plus l’humain, celui-ci devenant un addict de ces nouveaux outils de communication.
Le même phénomène s’est produit avec notre principal moyen de locomotion, la voiture. Celle-ci nous permet de nous déplacer plus vite, mais, chaque jour, nous passons plus d’heures dans notre voiture à cause des embouteillages incessants.
Toute nouvelle technologie induit une nouvelle aliénation humaine et des effets négatifs. L’IA n’échappe pas à ce principe. Les machines d’IA sont de plus en plus puissantes et rapides, la masse des algorithmes et des datas qu’elles utilisent est gigantesque. Ces outils technologiques révolutionnaires sont très performants : ils améliorent les prédictions, notamment en météo, contribuent notoirement au développement des sciences, des mathématiques, de la médecine, de nouveaux médicaments… Les progrès sont gigantesques. Mais cette nouvelle technologie pose de grands problèmes et d’énormes défis à l’humanité.
Quel est le plus grand problème ?
Les machines d’IA ne vont pas nous proposer des solutions, elles vont nous les imposer. Par exemple, Waze, application mobile d’assistance routière, ne nous indique jamais qu’il est préférable de tourner à droite plutôt qu’à gauche, elle nous intime de virer à droite! C’est non négociable! En obéissant à la machine, l’autonomie humaine, la liberté, est en train de s’étioler. Les machines étant de plus en plus puissantes et efficientes, nous allons leur faire de plus en plus confiance. L’IA va être la source d’une nouvelle forme d’aliénation, que j’appelle : « Notre esclave qui devient notre Dieu. » On a ainsi créé une machine esclave au service de l’humain qui, aux yeux de celui-ci, équivaut à un « Dieu » qui, désormais, prendra toutes les décisions à notre place.
L’IA pourrait donc engendrer une forme d’idolâtrie moderne ?
Oui. Avec l’IA, les humains sont en train de créer une « divinité » qui va les surpasser dans tous les domaines, organiser leur vie et les orienter tout en étant à leur service. Le summum de l’idolâtrie! Le Maharal de Prague explique que l’idolâtrie, c’est instrumentaliser le divin au service de l’humain. Or, le judaïsme nous rappelle que le génie, l’élégance, d’un être humain, c’est de dépasser l’autosubstantialité du soi au nom d’un idéal absolu : Dieu. Quand le divin est au service de l’humain, on est en plein dans l’idolâtrie.
Aujourd’hui, on est en train de créer une « superintelligence » technologique dotée d’un potentiel « divin », puisqu’elle aura toutes les réponses à nos questions et sera la voie absolue à suivre. Mais, cette machine « superintelligente » sera au service de l’humain. Ce dernier va esclavagiser la « divinité » qu’il aura créée. Pour moi, c’est la fin absolue de l’humanité. C’est le temps du Messie. Il n’y a que le Messie qui pourra nous sauver de cette situation horrible.
Les machines d’IA parviendront-elles un jour à être aussi, ou plus, intelligentes que l’humain ?
Je ne le crois pas parce qu’il manque aux machines d’IA la subtilité humaine. Il y a quelque chose dans l’intelligence humaine qui est indéfinissable. Par exemple, un poème de Rimbaud magnifiquement écrit, une machine d’IA sera incapable, en dépit de sa grande puissance numérique, de commettre un poème équivalent. Il y a dans l’intelligence humaine une élégance qui n’est pas quantifiable et qui est suprême. L’intelligence, c’est d’être capable de dégager des concepts qui sont improbables, mais qui sont pertinents. La machine ne le fera jamais, elle réalisera toujours des choses qui sont probables. Elle soumet l’intelligence à la probabilité matérialiste, alors que l’intelligence humaine, c’est d’être capable de formuler des concepts peut-être très improbables, mais pertinents.
Quelle est la position de la tradition juive par rapport à l’IA ?
L’IA a pratiquement dépassé dans tous les domaines la capacité de raisonnement de l’humain, particulièrement en mathématiques, en sciences, au jeu d’échecs… C’est là où la Torah entre en jeu. Il y a un domaine capital dans lequel la machine ne pourra jamais rivaliser avec l’humain : l’expérience spirituelle, c’est-à-dire l’infini divin, qui ouvre des perspectives conceptuelles et poétiques absolument nouvelles face à l’effroi de cet infini. La machine étant par définition un outil de mesure, elle peut intégrer la notion d’infini, mais elle le fera comme une mesure.
Ce qui fait la grandeur de l’âme humaine, c’est qu’elle est capable d’être sensible à quelque chose qui est au-delà de la mesure. On aura ainsi une intelligence artificielle rivalisant avec l’intelligence humaine, mais qui sera plus fragile et beaucoup moins performante que cette dernière. Cette singularité humaine est certes fragile par rapport à la puissance politique, économique, écologique, sociale et médiatique que l’IA est en train de développer. Ce sera un îlot de résistance comme dans les aventures d’Astérix, le petit village gaulois qui défie l’Empire romain. On aura des petits Beth Hamidrash où on développera une pensée qui ne sera pas réductible au calcul. Ce sera le grand combat de demain.
L’IA constitue-t-elle une menace pour le monde de la Torah ?
Les machines d’IA sont très performantes dans plusieurs domaines : les mathématiques, les statistiques, les sciences, la physique, les modèles de prédictions économiques ou géopolitiques… mais l’IA ne peut pas encore rivaliser avec l’humain dans certains champs.
Par exemple, posez une question philosophique, l’humain dépassera l’IA. Dans l’étude de la Torah, posez une question de Guémara à une machine d’IA, elle répondra une grande banalité, une pensée intellectuelle d’une grande pauvreté. Pour le moment, pour tout ce qui relève de l’ordre de la réflexion pure, l’humain est supérieur aux machines d’IA.
En ce qui a trait à l’étude de la Torah, il y a une gestuelle talmudique, empreinte d’éthique et de spiritualité, qui est inassimilable. C’est le grand génie du texte talmudique. C’est pourquoi les chrétiens se sont inspirés du judaïsme, et ont transformé la Bible en l’Ancien Testament. La mystique chrétienne a emprunté au Midrash et à la Kabbale. Il y a une seule chose que les chrétiens n’ont jamais pu prendre aux Juifs : le discours talmudique, parce qu’il est inassimilable. C’est un discours spécifiquement lié à l’âme juive, j’espère que l’IA ne sera jamais capable de l’appréhender.
Le monde de la Torah se méfie-t-il des nouvelles technologies, dont l’IA est le dernier cru ?
Le monde de la Torah, c’est-à-dire le monde juif orthodoxe, utilise beaucoup Internet et les nouveaux robots conversationnels produits par l’IA. Des outils très efficaces et des plus pertinents pour diffuser des cours de Torah, trouver des références de Rabbanim ou un texte de Rachi ou de Maïmonide… On y a accès quasi instantanément.
Mais le monde juif orthodoxe se méfie beaucoup d’Internet, dont les effets sont très néfastes. C’est pourquoi les orthodoxes ont érigé de grandes barrières en installant dans leurs ordinateurs des filtres puissants qui bloquent automatiquement l’accès à des sites Web illicites.
Le monde juif orthodoxe nous met en garde contre une utilisation abusive, et souvent perverse, des technologies numériques et des écrans cathodiques. Celle-ci mène, surtout les jeunes, à un processus d’abrutissement. Il n’y a pas que l’orthodoxie juive qui lance des alertes. Des études rigoureuses récentes ont démontré que les adolescents sont enclins à développer une profonde dépendance à Internet et aux écrans numériques. Ils lisent de moins en moins et ont de sérieux problèmes de concentration. C’est devenu un problème mondial.
La tradition juive est-elle malmenée par les technologies produites par l’IA ?
À l’instar d’autres technologies, l’IA est en train de laminer aussi les rapports humains. Aujourd’hui, beaucoup de Juifs sont foncièrement convaincus qu’ils n’ont plus besoin pour étudier la Torah d’avoir un Rav, un maître qui va les orienter et leur prodiguer de sages conseils. Désormais, Internet et IA nous proposent l’option de choisir nos maîtres et de sélectionner nos savoirs. On remet ainsi en cause la posture traditionnelle de l’initiation à l’étude, où un maître nous élève à la connaissance.
La beauté de la grandeur humaine, c’est sa capacité d’humilité, pas au sens moral, mais au sens cognitif et intellectuel : être initié à la connaissance par un maître, un Rav. Désormais, Internet et l’IA nous poussent à devenir le centre de cette connaissance, à structurer celle-ci par rapport à nos choix. Ils nous incitent à picorer du savoir à droite et à gauche, à élaborer notre propre connaissance. Mais nous serons toujours très limités parce qu’on ne pourra pas bénéficier de l’élan et de l’apport extraordinaires que nous procure la rencontre d’un maître, d’un Rav, qui métamorphose notre conscience et notre compréhension des choses.
La question très sensible de l’âme se pose-t-elle face au développement exponentiel des machines d’IA ?
Les robots enfantés par l’IA auront une apparence humaine et seront entraînés et programmés pour réagir comme les humains au niveau émotionnel et langagier. À un moment donné, si la technologie développe des robots en tous points comparables aux humains, se posera la question cardinale de l’âme.
La Torah nous enseigne que l’humain, doté d’une âme, a une place unique dans la Création. L’IA peut accomplir des tâches de plus en plus complexes, mais il est fondamental de rappeler que les machines ne sont que des outils, au service de l’humain, et non des entités conscientes ou morales. Elles ne posséderont jamais une âme, car celle-ci est intrinsèquement liée à l’essence humaine et à sa relation avec Dieu. Cette question peut être bénéfique pour le judaïsme et la Torah parce que ce sera l’occasion de montrer, d’un point de vue épistémologique, social et civilisationnel, la différence radicale existant entre l’humain et la matière.
Le peuple d’Israël traverse une période très difficile. Comment envisagez-vous son avenir ?
L’histoire du peuple juif est un mélange tout à fait étonnant d’extrême vulnérabilité et d’invincibilité. Depuis 4 000 ans, le peuple juif est toujours là alors que des civilisations infiniment plus puissantes ont disparu : les Perses, les Grecs, les Romains. L’éternité et l’invicibilité du peuple d’Israël sont d’une grande vulnérabilité.
Les Juifs ont toujours été persécutés, sur le qui-vive, menacés par un génocide ou une catastrophe. La pérennité du peuple d’Israël relève de cette dialectique. Ceux qui ne voient que la vulnérabilité du peuple juif ont tellement peur qu’ils veulent devenir Goy et s’assimiler. Ceux qui ne voient que l’invincibilité du peuple juif sont remplis d’orgueil et oublient que celle-ci n’est pas naturelle mais miraculeuse, du fait que le peuple d’Israël est proche de Dieu. C’est la Brit, l’Alliance que le peuple juif a scellée avec Dieu depuis 3 500 ans. Le peuple d’Israël est la lumière de Dieu sur terre. Il est là pour annoncer la bonne nouvelle au monde. C’est ce qu’il fait depuis des lustres. Quand le peuple d’Israël oublie cette vocation, il s’expose à de grandes vulnérabilités.
Les Juifs vivent aujourd’hui une période très difficile. Avant le 7 octobre 2023, le peuple d’Israël était dans une telle haine fratricide, provoquée par les discussions orageuses suscitées par le projet de réforme judiciaire prôné par le gouvernement Netanyahou. Une période d’une violence idéologique extrême qui a fracturé le peuple d’Israël. La journée noire du 7 octobre 2023 a permis au peuple d’Israël de se retrouver. Il a compris qu’on ne peut pas continuer à s’entredéchirer avec autant de violence. Depuis, il y a eu une prise de conscience et un regain de solidarité sans précédent dans l’histoire moderne d’Israël. Nous avons compris que nous sommes tous sur le même bateau et que si on s’entredéchire, ça ne peut profiter qu’à nos ennemis.
Quand le peuple d’Israël est uni, il est invicible. L’Histoire nous l’a démontré. Être ensemble dans l’amour du prochain, dans le respect de nos différences et dans la fidélité à Dieu. Ce ne sont pas que des mots creux. Mais si nous nous affrontons aveuglément et nous méprisons notre Élection, nous nous exposons à de terribles dangers.
Crédit photo : © R. Sadin