« Leonard Cohen était un Juif exemplaire et un pèlerin »
par Virginie Soffer
Spécialiste de l’œuvre de Leonard Cohen, Christophe Lebold a voyagé durant plusieurs décennies sur les traces de l’artiste et l’a accompagné dans ses tournées mondiales.
La biographie de référence qu’il a écrite vient d’être revue et augmentée de deux nouveaux chapitres. Cette somme érudite et passionnante vient de paraître aux Éditions du Boréal sous le titre « Leonard Cohen, l’homme qui voyait tomber les anges ».
Nous nous sommes entretenus avec Christophe Lebold.
Pourquoi vous êtes intéressé à Leonard Cohen ?
J’ai consacré la moitié de ma vie à étudier Leonard Cohen, car je me suis senti chez moi instantanément dans son œuvre! J’y ai découvert des personnages en quête de salut dans des chambres d’hôtel, d’autres qui rencontrent des anges pour une nuit, ou encore une femme tombant amoureuse du feu. Je me suis dit : enfin un auteur réaliste qui décrit la vie telle qu’elle est! L’œuvre de Leonard Cohen m’a profondément ému, j’ai voulu comprendre pourquoi elle résonnait autant en moi. Je souhaitais également comprendre ce qui faisait que Leonard Cohen touchait des milliers d’autres personnes de manière si intense.
Pouvez-vous expliquer ce qui nous touche tant chez Leonard Cohen ?
L’œuvre de Léonard Cohen est une œuvre de poète spirituel et en cela elle nous touche. Elle est à la fois le témoignage de ce qu’a été une vie spirituelle, une poursuite de l’amour, un jeu de cache-cache avec Dieu et un dialogue d’une vie entière avec l’absolu.
Je crois qu’on a vécu et qu’on vit encore dans une époque où on est comme dans un désert spirituellement. Pour beaucoup de gens, notre rapport à nos traditions religieuses, au sacré et à l’absolu s’est étiolé. Je pense que la vie contemporaine nous déconnecte de notre vie intérieure, de ce que Léonard Cohen appelait The Secret Life. Cette vie intérieure, c’est une vie dans le feu. Leonard Cohen disait toujours que notre cœur brûle dans notre poitrine comme la viande de kebab sur sa broche, et que le nom du brasier, c’est l’amour, mais le brasier, c’est également Dieu.
Nous sommes nombreux à vivre déconnectés de nous-mêmes, de l’absolu, et de notre mission. Alors, lorsqu’un poète surgit pour rendre ces traditions à nouveau accessibles en leur rendant leur charge de subversion et de modernité, on y adhère! Leonard Cohen rend le religieux et la spiritualité subversifs et sexy à nouveau.
Dans votre livre, vous affirmez que Leonard Cohen a toujours su qu’il était un Cohen et qu’il prenait cette mission spirituelle très au sérieux.
Son grand-père maternel était talmudiste et son grand-père paternel, un homme d’affaires, président de sa synagogue et philanthrope, était aussi un leader de la Communauté juive de Montréal. Leonard Cohen a rapidement compris que ses ancêtres avaient accompli leur mission et qu’il devait, à son tour, être un « Kohen », c’est-à-dire un prêtre, un intercesseur, celui qui transmet l’amour de la Communauté à Dieu et l’amour de Dieu aux hommes, avec sa bénédiction en prime. Il voulait suivre cette voie, mais à sa manière, car c’étaient les années 1950 et il était non conventionnel.
C’est pourquoi il a reconfiguré cette vieille fonction du prêtre dans la poésie et dans le Rock’n’Roll, tout en jouant avec d’autres masques : le prophète, le pécheur, l’amant, créant ainsi une proposition théologique unique. Il est par force devenu comme une sorte de maître spirituel. Si sa culture juive l’a profondément marqué (il avait des connaissances précises en judaïsme mystique), il a rapidement ajouté d’autres traditions à son répertoire : chrétienne, bouddhiste, soufie. Cela a abouti à une théologie syncrétique, originale et moderne, subversive dans le sens où elle intégrait le doute, la sexualité, la rébellion contre Dieu, et même le désespoir dans son approche spirituelle. Il considérait que même le désespoir est une porte d’entrée dans la vie spirituelle et qu’il importait de devenir un alchimiste, capable de transformer notre noirceur intérieure en lumière. Et s’il parlait en tant que grand prêtre, c’était toujours depuis une perspective moderne, en exprimant la déchirure entre soi et Dieu, entre soi et la société. Tout cela sur scène aussi, avec une ligne de basse, des arpèges de guitare flamenco, et la théâtralité lyrique d’un homme qui savait se mettre en scène et créer une profonde intimité avec son public.
Vous qualifiez Leonard Cohen de « Juif exemplaire et de pèlerin ».
D’une part, il a voulu incarner tous les héros juifs à la fois. Il a voulu être Abraham, un étranger voyageant à travers le monde tout en se sentant chez lui partout. Il a voulu être le roi David, l’auteur des psaumes, qui apaise la mélancolie du roi Saül avec sa lyre, mais tiraillé entre l’amour de Dieu et celui des femmes. Il a aussi voulu être Isaac, celui qui a lutté toute sa vie avec l’ange, à l’image de son propre combat contre les anges noirs de la dépression.
Leonard Cohen a également pris les métaphores fondamentales du judaïsme pour en faire une proposition poétique accessible à tous. Il s’était plongé dans l’étude approfondie du hassidisme et de la pensée de Rabbi Nahman de Bratslav, et il a même passé un peu de temps dans une Yéshiva à Jérusalem, au début des années 80. Ses métaphores fondamentales étaient tirées de la Torah, du Talmud, et de la Kabbale. Par exemple, l’idée d’une dimension féminine de Dieu vient de la Kabbale, et il connaissait par cœur le Cantique des Cantiques.
Un Juif exemplaire est aussi quelqu’un de libre, ce qu’il était. La tradition juive enseigne que la marche vers la liberté est un processus constant, car on revient sans cesse à Babylone ou en Égypte, et il faut toujours en sortir.
Quelle fut sa relation avec Montréal ?
Bien qu’il ait voyagé dans le monde entier, Leonard Cohen éprouvait une grande tendresse pour Montréal. Il la qualifiait souvent de « ville sainte » et l’appelait « la Jérusalem du Nord », sa famille ayant d’ailleurs largement contribué à faire de Montréal un centre important pour la Communauté juive, en aidant notamment les Juifs qui souhaitaient s’y installer. Son grand-père avait créé le premier journal juif anglophone de la ville.
Montréal était également la ville de son enfance et de son adolescence, et il l’a toujours arpentée. Pour lui, Montréal n’était pas seulement un lieu, c’était une pratique : il aimait marcher dans ses rues, flâner, et, depuis son adolescence, il voyait la ville, surtout la nuit, comme un sanctuaire.
Si socialement il a fait le chemin inverse de ce qu’on attendrait en quittant Westmount pour s’installer près du parc du Portugal – un quartier ouvrier et peu chic à l’époque –, il a toujours apprécié fréquenter la petite épicerie grecque près de chez lui, de s’asseoir dans le parc pour écrire dans ses carnets.
Les Montréalais qui aiment Leonard Cohen sans avoir encore lu The Favourite Game, son premier roman, devraient absolument le découvrir, car c’est une véritable ode à un Montréal aujourd’hui disparu. On trouve dans son œuvre de discrètes déclarations d’amour à cette ville, et il le disait souvent : « Je viens de Montréal, et c’est la ville de mon cœur. »
Crédit photo : © Édition du Boréal