L’intelligence artificielle (IA) à l’Hôpital général juif de Montréal
Entrevue avec le Dr Alan Spatz
par Yvan Cliche
Le Dr Alan Spatz, pathologiste, clinicien-chercheur à l’Institut Lady Davis (ILD) de l’Hôpital général juif (HGJ), chef du département clinique de médecine de laboratoire au Centre universitaire de santé McGill (CUSM), directeur médical du réseau Optilab Montréal-CUSM, qui regroupe des laboratoires de vingt hôpitaux, président du Réseau québécois de diagnostic moléculaire en cancérologie et professeur titulaire de Pathologie et d’Oncologie à l’Université McGill, nous a parlé au cours d’une entrevue de l’utilisation concrète de l’IA à l’Hôpital général juif.
L’IA est-elle en train de révolutionner le monde de la médecine ?
Le domaine de l’IA évolue rapidement, et a déjà illustré son potentiel pour changer considérablement la manière dont nous travaillons au sein du secteur de la santé.
Aujourd’hui, nous cernons d’innombrables possibilités rendues accessibles par l’IA, dans des domaines comme la pathologie et la médecine de laboratoire, l’imagerie médicale, la logistique hospitalière et la gestion du flux opérationnel.
En pathologie, qui est une spécialité de diagnostic sur laquelle reposent 60 % des décisions prises dans un hôpital, l’analyse par l’IA des prélèvements est en train de complètement révolutionner la performance et la fiabilité du diagnostic au point de dépasser celles du pathologiste humain. À l’ILD, par l’entremise du programme international MIDAS que nous avons initié, nous sommes reconnus comme un chef de file canadien pour l’utilisation de l’IA en pathologie.
Nous nous sommes engagés à utiliser ces outils puissants de manière responsable, afin d’améliorer les soins aux patients et la performance de nos systèmes.
Au CIUSSS du Centre-Ouest-de-l’Île-de-Montréal, tout cela est parfaitement aligné avec notre vision globale Vos soins partout — une vaste approche, centrée sur les usagers afin de leur fournir les bons soins, au bon moment et dans le lieu le plus pertinent.
Comme on entend parler d’IA de manière soutenue que depuis peu, on imagine qu’on est au tout début de son processus d’intégration dans le domaine médical ?
On est effectivement au début de l’intégration de l’IA dans le domaine clinique, quelque part à environ 10 % de la courbe d’ascension, mais cette intégration dans notre pratique de travail va se déployer très vite.
Il y aura en effet d’autres avancées titanesques. On est dans une approche classique d’innovation dite « de rupture ». La courbe d’adoption et d’intégration dans la pratique quotidienne est exponentielle et nous sommes encore avant le point de transition qui devrait arriver dans environ deux ou trois ans.
Pouvez-vous nous donner des exemples de bénéfices concrets de l’IA dans le fonctionnement quotidien de l’Hôpital général juif ?
Durant la pandémie, nous avons utilisé l’IA pour mieux prévoir et gérer l’utilisation des lits. Ça a vraiment été un tournant. L’Hôpital général juif a obtenu beaucoup de succès avec l’IA dans ce contexte pandémique, ce qui nous a incités à poursuivre dans cette voie.
Un avantage fort probant de l’IA concerne la meilleure utilisation des données médicales, de manière à favoriser la prise de décision pour la qualité du traitement des patients.
Dans le cas d’un patient atteint du cancer par exemple, des dizaines de milliers de points de données sont produits pendant sa prise en charge par les consultations, les examens d’imagerie et de laboratoire. Sur ces milliers de points de données, seuls moins de 0,1% sont vraiment utilisés pour une décision médicale pour des raisons essentiellent de limitation du cerveau humain, ce qui est une source de gâchis et surtout de perte considérable d’information potentiellement utile. Avec l’IA, nous sommes dorénavant capables d’utiliser toutes ces données en les combinant de manière à faire émerger un classificateur simple, à la fois de nature pronostique, pour mieux jauger le risque lié à la maladie, et de nature prédictive, pour mieux anticiper la réponse à un traitement.
L’IA émerge à un moment où d’autres révolutions thérapeutiques sont déjà accessibles, certaines étant directement issues de la pandémie, comme les vaccins à ARN dans le cancer. Tout cela fonctionnera en synergie pour révolutionner profondément la manière dont nous prenons en charge les patients.
En résumé, nous sommes au début d’une période très importante de changements majeurs en médecine centrés sur l’IA qui permettra à la fois de mieux traiter les patients, de mieux adapter les utilisations des médicaments et de mieux gérer les ressources.
L’Hôpital général juif fait-il preuve d’innovation avec cette utilisation précoce de l’IA ?
Oui. Il est important de souligner que si l’Hôpital général juif a toujours démontré dans son histoire une grande agilité pour développer et intégrer l’innovation, c’est aussi grâce à sa capacité de développer des partenariats scientifiques et médicaux dans la province, avec d’autres institutions québécoises comme le CUSM, et dans tout le Canada, avec, par exemple, le consortium sur le cancer Exactis, créé par le Dr Gerald Batist au niveau international, avec de multiples partenariats et avec l’industrie.
Quelle est votre approche pour assurer la fiabilité et la précision des applications de l’IA ?
C’est une question absolument essentielle. L’intégration dans nos pratiques cliniques d’outils qui ont été développés ailleurs, validés et approuvés par les organismes régulateurs, comme Santé Canada ou la Food and Drug Administration (FDA) aux États-Unis, peut se faire directement. Mais le développement d’outils d’IA en interne ou en partenariat avec d’autres acteurs (industries, structures de recherches) implique de pouvoir valider ceux-ci. Pour cela, il est impératif d’avoir accès aux grandes structures collaboratives canadiennes et internationales. D’où l’importance que nous fassions partie de ces organisations.
On entend beaucoup parler d’enjeux d’ordre éthique en IA. Quels sont-ils du côté médical ?
Il y a deux types d’enjeux. Le premier est être constamment sûr qu’on protège les données confidentielles de nos patients, avec des outils informatiques qui soient inaccessibles au piratage. Ceci correspond à un effort obligatoire et permanent de développer pour chaque projet un plan sur la sécurité des données, qui réponde aux exigences rigoureuses en matière de recherche, et de soumettre le projet au comité éthique institutionnel.
Le deuxième enjeu est la possibilité d’accéder aux données pour pouvoir les utiliser pour la recherche et l’innovation. Or, en cette matière, je dois dire que le contexte réglementaire québécois sur l’accès aux informations est particulièrement coercitif et conservateur au point qu’il limite l’innovation et la recherche, ce qui au bout du compte a des conséquences néfastes.
Nous faisons donc face à deux grandes problématiques : d’un côté, la nécessité de protéger la confidentialité des données de nos patients, maisyba- de l’autre côté, il faut être capable d’accéder à des données, pour favoriser l’émergence de programmes de recherches innovants, qui vont ultimement bénéficier aux patients.
Entrevoyez-vous beaucoup d’embauches pour accélérer l’intégration de l’IA? Y a-t-il une pénurie de spécialistes dans ce champ d’expertise ?
Nous sommes effectivement constamment à la recherche de personnes qualifiées de haut niveau en ingénierie des données et en sciences des données. Nous avons même créé une fédération de laboratoires pour faciliter cette recherche de talents. Il existe une très forte compétition internationale. Mais nous sommes exigeants, car nous avons des initiatives d’envergure avec des partenaires de qualité.
L’Hôpital général juif a-t-il des partenariats avec des institutions médicales israéliennes dans le domaine de l’IA ?
Israël est un chef de file mondial en matière d’IA et de bio-informatique. Nous avons des collaborations à tous les niveaux, avec des universités israéliennes et des entreprises de ce pays. Les partenariats sont en grand partie coordonnés par OROT, l’incubateur de santé connectée du CIUSSS du Centre-Ouest-de-l’Île-de-Montréal.
L’un de nos partenaires israéliens est MD Clone, qui produit des avatars électroniques. Cela veut dire qu’on crée des jumeaux électroniques, de manière à utiliser des informations pour améliorer les traitements, sans avoir besoin d’utiliser de vraies données de patients en chair et en os.
Nous avons aussi des partenariats avec l’Université Ben Gourion de Be’er Sheva, un centre d’importance mondiale en bio-informatique.
Nous avons aussi des liens avec l’hôpital Sheba de Tel-Aviv, systématiquement classé parmi les dix meilleurs établissements médicaux dans le monde. Cette organisation se démarque par le nombre de start-ups (jeunes pousses) mises en place par des médecins et des scientifiques.
Il est important d’avoir ces partenariats, qui bénéficient à toute la population québécoise. C’est pour cette raison que le Québec a soutenu des collaborations avec les organisations et les entreprises israéliennes dans tous les domaines des sciences de la vie.
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