Hommage à la mémoire des Juifs de Marrakech
par Elias Levy
Tout le bruit du Guéliz (Éditions Albin Michel, 2024) est un roman magnifique, tendre et très poignant.
Porté par un souffle romanesque impressionnant, ce récit biographique est une ode majestueuse à l’héritage culturel sépharade marocain.
Ruben Barrouk, l’auteur de ce roman aux allures de conte, n’a que 27 ans. C’est son premier livre. Il a fait partie de la première liste du prestigieux prix littéraire Goncourt.
Ruben Barrouk rend un vibrant hommage à sa grand-mère, Paulette Hayot Mouyal, 88 ans, qui vit toujours dans le quartier du Guéliz, à Marrakech
Un mystérieux bruit la hante et la tourmente, nuit et jour. Inquiets, sa fille et son petit-fils décident de se rendre dans l’ancienne cité impériale de l’ouest du Maroc pour élucider cette énigme. D’où provient ce bruit étrange? Ils entament alors un périple, qui sera parsemé de rencontres inopinées et de surprises, en quête des origines perdues. Un noble combat contre l’oubli de l’Histoire.
Ruben Barrouk a accordé une entrevue à La Voix sépharade.
En exergue de votre livre, il y a cette citation : « Le bruit condamne l’homme à l’oubli. Mais parfois il arrive qu’il le sauve de l’oubli. Il ne tient qu’à nous de l’entendre. » Qui est l’auteur(e) de cette belle maxime ?
Cette citation, que j’ai créée de toutes pièces, m’a été inspirée par la fête de Pourim, qui a lieu au mois de mars. Dans le roman, ma grand-mère se déguise en reine Esther pour Pourim. J’aime beaucoup l’histoire de cette fête juive. Surtout le passage du Livre d’Esther où on tourne les rashan, les crécelles en bois, pour enfouir le nom d’Haman. Depuis plusieurs millénaires, chaque fois que les Juifs ouvrent le Livre d’Esther, prononcent le mot d’Haman et tournent les crécelles, ils condamnent ce personnage abject à l’oubli.
Il arrive aussi parfois que le bruit sauve l’homme de l’oubli. Dans l’histoire de Pourim, le bruit a sauvé le peuple juif de l’oubli parce que cette rumeur que la reine Esther avait entendue, cette intuition qu’elle avait à l’intérieur d’elle-même quand elle va voir son oncle Mordekhaï et le roi Assuérus pour leur dire qu’une conspiration se trame, l’a sauvée ainsi que son peuple.
Le bruit condamne l’homme à l’oubli, mais parfois il le sauve de l’oubli, il n’en tient qu’à nous de l’entendre. C’est une histoire très universelle qui ne concerne pas que les Juifs, mais toutes les traditions.
Nous vivons dans un monde de plus en plus chargé d’informations, de fake news, mais aussi de vraies informations. Il y a beaucoup de bruit autour de nous, on parle de beaucoup de sujets, nous devons aller chercher la vérité. Or celle-ci, c’est ce petit bruit à l’intérieur d’un grand vacarme. Ma mère et moi sommes allés chercher à Marrakech ce petit bruit, cette petite vérité.
Pour élucider d’où provient le bruit que votre grand-mère Paulette entend sans arrêt, vous sillonnez les rues du Mellah de Marrakech et les vallées somptueuses de sa région environnante.
Une randonnée des plus mémorables : la visite du Mellah de Marrakech, de son cimetière, le Mééra, le pèlerinage des tombes de nos illustres Tsaddikim, parcourir les routes désertiques de la vallée de l’Ourika, sise dans le Haut Atlas marocain, à 30 km au sud-est de Marrakech. Des scènes paraissant irréelles. On supplie les Tsaddikim qu’ils fassent quelque chose pour arrêter le bruit qui exaspère ma grand-mère. Pour ces saints juifs qui reposent sous leurs tombes, il n’y a que le silence. Et nous on les supplie d’arrêter ce bruit. Il y a quelque chose de très cocasse dans cette exhortation. Dans ces tombes et dans ces mausolées au milieu du désert, c’est nous qui amenons le bruit.
Ça donne lieu à des scènes très émouvantes.
J’étais très ému de voir ma grand-mère prendre soin des tombes des membres de sa famille et des Tsaddikim enterrés dans les lieux saints. Le gardien du cimetière juif de Marrakech et le chauffeur de taxi, Bouriel, qui nous a accompagnés durant ce périple de cinq jours, sont musulmans. Bouriel connaît parfaitement toutes les routes menant aux lieux saints juifs. Ces Marocains musulmans exceptionnels veillent sur nos morts. Nous sommes ainsi plongés dans un voyage qui nous ramène 60 ans en arrière.
Combien de Juifs vivent encore à Marrakech ?
Il reste très peu de Juifs, environ une dizaine. Ma grand-mère est l’une des dernières femmes de la petite communauté israélite vivant dans le Mellah de Marrakech. Une communauté très soudée qui continue à célébrer les fêtes du calendrier hébraïque et à préserver avec fierté les traditions du riche patrimoine culturel et cultuel juif marocain. Ce sont des femmes et des hommes admirables, gardiens d’une mémoire plusieurs fois millénaire. Ils caressent toujours l’espoir que quelque chose puisse renaître à nouveau.
Vous avez rencontré à Marrakech de jeunes Marocains qui ignorent ce qu’est un Juif. Ça vous a choqué ?
Je ne les blâme pas parce que moi aussi je suis comme eux, ignorant de l’histoire des Juifs du Maroc et de leurs relations avec leurs concitoyens musulmans. Eux et moi avons une vision fausse de cette histoire. Les jeunes Marocains musulmans pensent qu’il n’y a jamais eu de Juifs au Maroc, moi je pensais quand je suis arrivé à Marrakech que j’allais rencontrer beaucoup de Juifs. Nous faisons partie de la 3e génération. Des choses essentielles de notre histoire commune ne nous ont pas été transmises. C’est pourquoi ce livre est écrit comme un conte. Si ces jeunes Marrakchis continuent à méconnaître cette histoire, tout sera fini, car ils représentent la prochaine génération qui habitera dans le Mellah, un lieu fortement chargé d’histoire juive.
Quelle est votre définition du séphardisme ?
Pour moi, le séphardisme, c’est une opportunité de faire la paix à l’intérieur de soi et de faire la paix avec toutes les identités possibles et imaginables que nous côtoyons dans notre vie. Nous vivons dans un monde où les identités se conjuguent de plus en plus. Je suis Juif et Arabe. Si on accepte ça à l’intérieur de soi, on a gagné!
Comment définiriez-vous votre rapport au Maroc ?
C’est un rapport intime très pur. Le Maroc est un pays magnifique, hospitalier et très tolérant que j’aime beaucoup, où je me sens bien et en paix à l’intérieur de moi. C’est un pays de racines et de mémoires qui a toujours eu un comportement remarquable à l’égard des Juifs. Le Maroc est un pays faiseur de paix.
La trame de votre livre est autobiographique, pourquoi l’avez-vous catégorisé comme « roman » ?
Tout est vrai dans ce livre, sauf l’adresse de ma grand-mère! Je tenais à préserver son intimité. Elle s’est énervée contre moi : « Tu aurais dû indiquer la bonne adresse, j’aurais eu au moins de la visite! » me lança-t-elle à brûle-pourpoint.
Cependant, ce récit est écrit comme un conte parce que toutes les histoires des traditions – les recettes de la cuisine juive marocaine, le pèlerinage des mausolées où sont enterrés nos Tsaddikim, les routes sableuses que nous avons parcourues, les gestes que ma grand-mère fait, sa Néshama avec les feuilles de menthe pour préserver les âmes après le Shabbat… – sont racontées de bouche à oreille depuis des siècles.
Le conte a une spécificité très singulière : il s’inscrit dans une tradition orale. Ma grand-mère et ma mère m’ont raconté des histoires qu’on leur a relatées lorsqu’elles étaient jeunes. Or, quand je raconte une histoire, il y a des éléments qui se perdent ou qui se transforment. À un moment donné, j’avais l’impression que quelque chose m’échappait dans cette histoire que j’étais en train de vivre, j’avais l’impression que j’étais en train de perdre mes racines et mon héritage marocains. C’est pour cette raison que j’ai écrit ce livre sous la forme d’un conte. Je n’étais plus capable de relater cette histoire oralement. Je l’ai écrit pour pour les générations futures, pour laisser une trace tangible et rappeler à mes futurs descendants que tout ça est réel et a bien existé, que ça a été possible un jour.
Le devoir de transmission est un grand souci pour vous ?
Oui. Il restera d’abord les histoires, si on les raconte et on les écrit. Après, il restera tout ce qu’il y a à l’intérieur de nous, qu’on pourra léguer à nos enfants. Aujourd’hui, les identités sont de plus en plus fragiles. Mais je garde espoir, car je vois des jeunes de ma génération revenir aussi au Maroc sur les traces de leurs ancêtres. Nous avons un travail de mémoire très important à accomplir. Entamons-le!
Crédit photo : © Pascal Ito-Albin Michel