« En France, l’extrême droite demeure un poumon de l’antisémitisme »
Entrevue avec l’historien Tal Bruttmann
par Elias Levy
En France, l’antisémitisme est-il instrumentalisé par l’extrême droite et l’extrême gauche?
L’historien Tal Bruttmann, l’un des meilleurs spécialistes de la Shoah et de l’antisémitisme en France au XXe siècle, nous a livré au cours d’une entrevue ses réflexions sur cette question très sensible.
Tal Bruttmann est l’auteur de plusieurs ouvrages remarqués et le coauteur, avec les historiens allemands Stefan Hördler et Christoph Kreutzmüller, d’un livre-document exceptionnel, Un Album d’Auschwitz. Comment les nazis ont photographié leurs crimes (Éditions du seuil, 2023).
Il a été récemment l’invité du Musée de l’Holocauste de Montréal.
En France, comme dans d’autres pays occidentaux, depuis les massacres perpétrés par le Hamas le 7 octobre 2023, l’antisémitisme ne se cache plus. Dans l’Hexagone, les actes antisémites ont bondi de 1000 % en un an. Quel regard portez-vous sur ce fléau qui semble imparable ?
Depuis la Seconde Guerre mondiale, jamais l’antisémitisme n’a été aussi virulent en France.
Sur la scène politique française, deux partis majeurs, l’un d’extrême droite, le Rassemblement national (RN), l’autre d’extrême gauche, La France insoumise (LFI), instrumentalisent l’antisémitisme à des fins électoralistes.
Le RN fait mine de condamner et de combattre l’antisémitisme alors que LFI adopte des postures ouvertement antisémites. Le regain d’antisémitisme qu’on constate aujourd’hui en France ne date pas du 7 octobre 2023, celui-ci sévissait bien avant. Cet antisémitisme n’a cessé de prendre de l’ampleur depuis une vingtaine d’années. Ce qui a changé depuis le 7 octobre 2023 : désormais, il y a en France un parti politique, LFI, qui a choisi de jouer à fond la carte de l’antisémitisme en faisant de celui-ci son fonds de commerce.
En France, l’antisémitisme n’est plus l’apanage de l’extrême droite, il prolifère aussi dans les milieux politiques de gauche.
Ce n’est pas fondamentalement nouveau. Si on fait de l’Histoire, en 1936, la SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière), dirigée par Léon Blum, était alliée avec le Parti communiste français (PCF). Celui-ci, surtout à l’époque stalinienne, s’est adonné à l’antisémitisme.
Ce qui pose problème, c’est que LFI s’adonne à l’antisémitisme d’une façon virulente et, entre guillemets – je mets beaucoup de guillemets –, à de l’« antisionisme », puisqu’il délégitime le droit à l’existence de l’État d’Israël. Jean-Luc Mélenchon a dit ouvertement qu’« Israël devait disparaître pour devenir un État binational ». On n’est pas du tout dans la critique d’un État.
Olivier Faure, l’actuel premier secrétaire du Parti socialiste français (PS), ne déroge pas à une règle qui existe depuis 80 ans : à gauche, même quand un parti a des postures antisémites, on peut le fréquenter.
Aujourd’hui, l’antisémitisme est de retour dans les milieux de gauche. Les autres partis de gauche n’ont pas établi un cordon sanitaire autour de LFI. Ils ne jugent pas ce parti d’extrême gauche infréquentable.
Jean-Luc Mélechon instrumentalise outrancièrement la question palestinienne.
C’est un choix politique cynique de la part de Mélenchon : depuis le 7 octobre 2023, il instrumentalise la question palestinienne dans une logique antisémite. Si on examine les déclarations de Mélenchon en politique étrangère au cours de la dernière décennie : il n’a émis aucune critique contre la Russie au moment où elle a annexé la Crimée. Quand les Russes et Bashar el-Assad bombardaient massivement la population civile syrienne, et pas uniquement les rebelles, Mélenchon a déclaré : « La guerre, ça fait des morts. » Quand il a été interrogé sur le génocide des Ouïghours en Chine, il a qualifié la dénonciation de ces persécutions et violences de « gesticulations ».
La question palestinienne est l’objet d’une surexploitation et d’une surexcitation de la part de Mélenchon et de ses principaux lieutenants. Cette question est devenue l’alpha et l’oméga de LFI. Choisir Rima Hassan comme figure de proue, pasionaria, de la cause palestinienne, c’est un choix totalement assumé qui s’inscrit dans une exploitation cynique de la question palestinienne pour des raisons électorales.
Le RN, présidé par Marine Le Pen, a-t-il pris ses distances par rapport à l’antisémitisme traditionnel de l’extrême droite française ?
Une chose est sûre : contrairement à son père, Jean-Marie Le Pen, qui est un antisémite notoire qui s’inscrit dans les courants français de l’antisémitisme traditionnel, en l’occurrence le courant pétainiste, pour Marine Le Pen, l’antisémitisme ne constitue pas un enjeu idéologique. Elle ne table pas du tout sur ce modèle-là. Elle est plutôt dans une mouvance idéologique apparue à la fin du XXe siècle en Europe, notamment aux Pays-Bas, qui tout en ayant des préjugés antisémites a fait du « danger musulman » la cible prioritaire à combattre. Pour les militants de ce courant d’extrême droite, le problème, ce ne sont pas les Juifs, mais les musulmans. Cette mouvance a donné naissance à une nouvelle extrême droite en Europe. Le RN s’inscrit dans le sillage de ce courant d’extrême droite qui voit un « danger musulman » et non plus un « danger juif ».
Mais force est de rappeler que dans l’entourage direct de Marine Le Pen gravitent d’anciens membres du Groupe union défense (GUD), un groupe d’extrême droite étudiant dont l’antisémitisme tend plutôt vers le nazisme, à tel point que pour les militants de ce groupe fasciste, il faut soutenir le Hamas. Depuis le 7 octobre 2023, les membres du GUD multiplent les tweets sur les réseaux sociaux. L’un de leurs slogans chocs est : « À Paris comme à Gaza, Intifada. » On est dans une logique antisémite. L’entourage de Marine Le Pen est constitué d’anciens activistes du GUD, comme Frédéric Chatillon, qui est responsable de la sécurité du RN. L’antisémitisme a toujours fait partie intégrante de l’ADN de l’extrême droite.
Pour le RN, jouer les Juifs, c’est combattre les musulmans, de la même manière que LFI cible les Juifs pour courtiser les musulmans. Il s’agit d’une logique inversée, l’utilisation d’une communauté contre l’autre.
Pourtant, on pourra difficilement reprocher à Marine Le Pen ou à Jordan Bardella de tenir des propos antisémites.
Vous avez raison, il n’y a jamais eu de déclarations antisémites de la part de Marine Le Pen ou de Jordan Bardella. Marine Le Pen ne cesse de condamner dans ses discours la Shoah et le régime de Vichy. En revanche, quand on lit attentivement ses discours, notamment ceux qu’elle a prononcés pendant la campagne présidentielle de 2017, on y décèle des appels du pied et des signaux forts qui relèvent de l’antisémitisme. Par exemple, lorsqu’elle fustige la finance internationale, on sait exactement ce que ça veut dire, où lorsqu’elle cible les « cosmopolites », on sait aussi ce que ça signifie. Elle ne le martèle pas, elle n’en parle jamais lorsqu’elle est interviewée à la télévision ou à la radio. Cependant, on peut trouver dans plusieurs de ses discours des signaux à relents antisémites. Quant à Jordan Bardella, il a déclaré récemment que Jean-Marie Le Pen n’était pas antisémite.
En France, les pouvoirs publics sont en première ligne dans la lutte contre l’antisémitisme. Ça rassure les Juifs de France ?
Depuis une quarantaine d’années, les autorités politiques françaises condamnent et combattent l’antisémitisme. Il y a un engagement très fort et effectif de l’État, mais au niveau local, c’est une autre question. LFI n’a aucun problème avec l’antisémitisme, il favorise sa progression et en a même fait l’un de ses chevaux de bataille. Localement, les élus de LFI non seulement ne vont pas combattre l’antisémitisme, mais ils le professent, considérant que ce fléau est inexistant. Tant que LFI ou le RN n’accéderont pas au pouvoir, il y aura des gouvernements qui combattront vigoureusement l’antisémitisme.
Un autre élément à ne pas négliger : selon les résultats de plusieurs sondages réalisés il y a quelques mois, en France, 35 % des 18-25 ans, la génération qui arrivera prochainement sur le marché du travail, se déclarent antisémites, soit un tiers de la population française. C’est un changement majeur par rapport aux générations précédentes qui savaient qu’on ne pouvait pas libérer impunément la parole antisémite. LFI sert d’amplificateur à cet antisémitisme. L’enjeu n’est pas tant pour aujourd’hui, mais pour les années ou les décennies à venir.
Aujourd’hui, en France et en Europe, l’antisémitisme n’émane-t-il pas majoritairement des franges les plus radicalisées des communautés musulmanes ?
Je ne partage pas entièrement ce point de vue. Qu’il y ait de l’antisémitisme au sein des populations arabo-musulmanes, c’est une réalité qu’il serait absurde de nier. Mais, on ne peut pas faire mine qu’à l’extrême droite l’antisémitisme est résiduel parce qu’en cette première moitié du XXIe siècle, en France, les chantres de l’antisémitisme sont de bons Français non musulmans, comme Alain Soral ou l’ex-humoriste Dieudonné, qui côtoyait le négationniste Faurisson et qui ne cesse de louanger Jean-Marie Le Pen. Ces derniers ont très largement amplifié l’antisémitisme en France. Des cadres de LFI, comme David Guiraud, reconnaissent aujourd’hui qu’ils ont été formés par les idées de Soral et de Dieudonné.
Êtes-vous surpris qu’une éminente figure de la communauté juive de France, l’avocat et historien Serge Klarsfeld, soutienne aujourd’hui le RN et sa présidente, Marine Le Pen ?
Serge Klarsfeld est un ami. Il a préfacé un de mes ouvrages. Je travaille régulièrement avec lui. J’ai un point de désaccord avec lui sur cette question épineuse. On ne peut pas considérer que l’antisémitisme à l’extrême droite s’est résorbé, bien qu’il ne se manifeste plus comme autrefois. Des individus d’extrême droite, comme Soral et Dieudonné, continuent à jouer un rôle fondamental en propageant leurs idées antisémites abjectes sur les réseaux sociaux. Un dernier point échappe à l’analyse de ceux qui considèrent que l’antisémitisme est marginal dans les cénacles de l’extrême droite : tous ceux et celles influencés par ces saltimbanques d’extrême droite, dont les idées antisémites pullulent sur les réseaux sociaux et sur Internet, peuvent se retrouver un jour à l’extrême gauche, mais n’oublions pas qu’ils ont été initiés à l’antisémitisme par des militants qui se revendiquent d’extrême droite. La réalité est qu’en France, l’extrême droite demeure un poumon de l’antisémitisme.
Comment envisagez-vous l’avenir des Juifs en France ?
Je suis historien spécialiste du passé, je ne suis pas clerc en ce qui concerne l’avenir. Cependant, on ne peut que constater avec regret que l’atmosphère est délétère et lourde. Dans les semaines qui ont suivi les massacres du 7 octobre, quelque 200 000 personnes ont participé à un rassemblement contre l’antisémitisme. Les enquêtes d’opinion qui ont suivi montraient qu’environ trois quarts des Français rejetaient l’antisémitisme. Cependant, ce fléau demeure très vivace en France. Récemment, Jean-Luc Mélenchon a déclaré que : « L’antisémitisme était résiduel en France » alors que les statistiques sur la recrudescence de celui-ci sont effarantes.