Donald Trump, Israël et la guerre à Gaza et au Liban
par Yvan Cliche
Le 5 novembre, Donald Trump a battu à plate couture la démocrate Kamala Harris à l’élection présidentielle américaine.
À quoi ressemblera la politique étrangère au Moyen-Orient et vis-à-vis du sulfureux dossier israélo-palestinien de la nouvelle administration Trump, qui entrera en fonction le 20 janvier prochain?
Nous avons posé la question à un spécialiste réputé de la politique étrangère américaine, Simon Serfaty.
Professeur émérite de relations internationales de l’Université Old Dominion, à Norfolk, en Virginie, où il y a été nommé « Eminent Scholar », Simon Serfaty est le premier titulaire (émérite) de la Chaire Zbigniew Brzezinski en Géostratégie et Études sur la sécurité au Centre d’études stratégiques et internationales (CSIS), l’un des plus importants « think tanks » (groupe de réflexion) de Washington, DC.
Il est l’auteur de nombreux livres, dont America in the World from Truman to Biden : Play it again, Sam (Palgrave-Macmillan Publisher, 2020) et Un monde nouveau en manque d’Amérique : Conjuguer le présent à tous les temps (Éditions Odile Jacob, 2020).
Simon Serfaty a accordé une entrevue à La Voix sépharade.
À quoi pourrait ressembler la politique au Moyen-Orient de Donald Trump ? Qu’est-ce qui le distinguera de son prédécesseur, Joe Biden, dans la gestion de la guerre opposant Israël au Hamas et au Hezbollah ?
Soulignons au préalable qu’une victoire de Kamala Harris aurait aggravé la fissure intergouvernementale avec Israël et son premier ministre, Benyamin Netanyahou, qu’elle connaît peu et mal. Élue, Harris aurait durci les positions héritées de son prédécesseur, Joe Biden, sur Gaza en particulier, elle aurait même décrété éventuellement un embargo sur les livraisons d’armes à Israël, alors même qu’elle aurait œuvré pour un rapprochement avec le régime iranien, y compris la reprise des négociations sur un accord nucléaire. D’où le soulagement de Netanyahou, qui n’a pas tardé du reste à exprimer sa satisfaction.
De Biden (et Harris) à Trump, quelle distance! Sans même attendre son inauguration, Trump ne tardera pas à recevoir les chefs d’État et de gouvernement soucieux de se faire entendre, lui-même impatient de s’affirmer comme le président de rechange aux dépens de Biden, président en titre mais dorénavant sans autorité. Déjà, les demandes de tête-à-tête diplomatiques avec le nouvel élu se multiplient, du chef de l’OTAN qui a « hâte » de discuter comment affronter « collectivement » la « menace » russe-nord-coréenne en Ukraine, au nouveau premier ministre japonais qui se félicite de pouvoir prochainement parler « franchement » avec Trump du « renforcement » de l’alliance américano-nippone.
Pour ce qui est du Moyen-Orient, les préférences du nouvel élu et de son entourage sont connues : Trump se sent très proche de Netanyahou, dont il apprécie, à l’inverse de ses prédécesseurs, la personnalité et le style de gouvernance. Générosité, compassion et proportionnalité sont des sentiments qui passaient mal de Biden à « Bibi », mais qui ne font pas parti du vocabulaire de Trump. Cette proximité « spirituelle » entre les deux hommes donnera à Netanyahou plus de latitude pour gouverner à sa façon, faire ses guerres comme il l’entend — à Gaza, contre le Hezbollah libanais, en Iraq et en Syrie, et gérer la Cisjordanie à son gré.
Trump reste relativement indifférent à l’idée même d’un État palestinien, qu’il semble parfois évaluer comme une transaction immobilière. Son hostilité à l’Iran et son programme nucléaire est connue du régime iranien, déjà affaibli par des sanctions que Trump voudra non seulement renouveler, mais alourdir. De même, son affinité avec les autocrates du Golfe a été démontrée durant son premier passage à la Maison-Blanche, et elle n’a pas diminué. En bref, Netanyahou sera mieux reçu et mieux entendu à la Maison-Blanche que dans le passé.
La réélection de Donald Trump est donc un grand soulagement pour Benyamin Netanyahou.
Un des premiers à féliciter Trump, Netannyahou a déjà annoncé la reprise d’une « grande alliance entre Israël et les États-Unis ». Mais attention aux faux-amis, dont Trump est un exemple parfait. Pour payer sa rançon, Bibi devra profiter de ce moment de réconciliation en permettant un cessez-le-feu à Gaza et au Liban sur la base de quoi Trump pourrait relancer les Accords Abraham qui feraient de lui le « peacemaker » qu’il rêve de devenir (avec l’aide parallèle de Poutine, se déclarant lui aussi disponible pour la négociation d’un cessez-le-feu en Ukraine). Rappel des négociations avec l’Iran en 1980, conclues le jour même de l’inauguration de Ronald Reagan, au désespoir de Jimmy Carter. Rêve de Trump, se voyant déjà lauréat du prix Nobel de la Paix, comme Obama, mais en mieux. Perspective d’une relance visant à bloquer les risques d’une guerre régionale à vocation globale. Mais est-ce que Netanyahou, aussi habile qu’il soit, saura saisir l’occasion, et est-ce que Trump, pour aussi vain qu’il soit, saura l’exploiter celle-ci? À suivre.
L’alliance politique et stratégique entre les États-Unis et Israël est-elle en train de se fissurer ?
Petite fissure entre les États-Unis et Israël, mais grosse rupture entre leurs gouvernements. Certes, ce n’est pas la première fois, et chaque président américain a connu son moment de crise : dès Eisenhower, en 1957, lorsqu’il demandait au premier ministre d’Israël, David Ben Gourion, de se retirer de la péninsule du Sinaï. Mais faisant suite à George W. Bush et à Barack Obama depuis 2007, Benyamin Netanyahou a établi de nouveaux standards d’hostilité, un mal-aimé à la Maison-Blanche, où Biden le traite publiquement de « menteur », au Congrès, où le sénateur Chuck Schumer demande sa démission, et pour nombre d’Américains qui expriment leur mécontentement à son égard dans des sondages qui lui sont de moins en moins favorables (au-dessous de 50 % depuis mai dernier).
Cela dit, la principale action prise par Biden pour se faire entendre par Netanyahou fut d’interrompre, pendant quelques jours, la livraison de super bombes de 2 000 livres en avril dernier. Autrement, il a autorisé environ 20 milliards de dollars en aide militaire à Israël, et, dans la crainte d’une confrontation avec l’Iran, le renforcement des forces américaines dans la région, y compris le déploiement d’une centaine de troupes pour accompagner la livraison d’un système de défense THAAD. En retour, bien qu’il ait réussi à modérer, à deux reprises, les ripostes israéliennes contre l’Iran, Biden n’a obtenu ni un cessez-le-feu à Gaza, maintes fois annoncé comme imminent; ni une ouverture humanitaire pour faciliter les urgences alimentaires et médicales des populations civiles, demandée par le secrétaire d’État Anthony Blinken lors de chacune des onze visites qu’il a effectuées à ce jour en Israël; ni une sensibilité stratégique au Liban, où s’entendent les premiers échos d’une nouvelle guerre civile.
Le fin connaisseur et analyste de la politique étrangère américaine au Moyen-Orient que vous êtes quel regard portez-vous sur celle-ci depuis les événements tragiques du 7 octobre 2023 ?
Hélas, c’est un regard plutôt sombre. Certes, Joe Biden a immédiatement affirmé son soutien inébranlable à Israël, comparant le 7 octobre 2023 au 11 septembre 2001 – puissance 15, déclarait-il à Jérusalem le 18 octobre 2023. Nous étions alors tous, ou presque tous, Israéliens. Mais à tueries, tueries et demie, et après les horreurs du pogrom perpétré par le Hamas, les dommages collatéraux à Gaza ont progressivement conduit à faire des victimes des bourreaux, tant la disproportionnalité statistique et physique devenait intolérable. Depuis, la moitié du monde est devenue Gazaouie et tout le reste, ou presque, est sidéré devant l’ampleur et la cruauté disproportionnées de la riposte – punition – israélienne.
Ce n’est pas oublier la barbarie du 7 octobre, ou négliger les souffrances des otages capturés par le Hamas, que d’être sensible aux quelque 150 000 Gazaouis tués ou blessés durant ces 400 jours de guerre – représentant environ 7% de la population de cette petite enclave dont il ne reste pratiquement plus rien, sinon 20 millions de tonnes de débris parmi lesquels plus de 2 millions de Gazaouis cherchent un abri qui n’existe plus? Catastrophe humanitaire à deux voies, dorénavant élargie au Liban, l’une d’entre elles pourtant plus encombrée que l’autre.
Il y a un an, les objectifs avancés par Biden pour restaurer le leadership américain dans la région étaient audibles et compréhensibles : neutraliser le Hamas, libérer les otages israéliens, limiter la crise humanitaire, éviter l’escalade, relancer la solution à deux États, et ne pas être aspiré dans ce conflit. Hormis la prise en charge du Hamas par l’armée israélienne, avec une importante assistance américaine, le bilan au regard de ces objectifs n’est pas satisfaisant.
Les États-Unis ont-ils réellement encore le pouvoir et l’influence nécessaires pour éviter une propagation de ce conflit dans toute la région et contrer les velléités hégémoniques de l’Iran ?
Les États-Unis maintiennent un droit de consultation, mais ils n’ont plus un droit de veto, qui que soit leur président ou le premier ministre israélien. Dans un monde en mutation, une Amérique diminuée n’en a pas les moyens, la volonté et la compétence dont elle faisait preuve durant la Guerre froide. Ceci étant dit, en dépit de ses hésitations et de sa mauvaise habitude de faire part trop vite et publiquement de ses craintes d’une escalade du conflit, également audibles et entendues en Ukraine, Biden a endigué, voire intimidé, l’Iran – resté prudent dans ses attaques de missiles contre Israël le 13 avril et le 1er octobre derniers. La réalité est que l’Iran, affaibli par les sanctions, ne dispose pas de moyens et d’alliés à la mesure de ses ambitions hégémoniques, affectées davantage par l’affaiblissement de ses mandataires régionaux à Gaza (Hamas) et au Liban (Hezbollah). Ne tardant pas à durcir sa politique envers Téhéran avec des sanctions plus lourdes, à l’inverse de Harris, Trump soutiendra, au besoin, une frappe israélienne contre les sites mucléaires iraniens, mais sans pour autant être davantage disposé à s’y associer que Biden.
Les accords d’Abraham, négociés sous les auspices de l’administration Trump en 2020, sont-ils menacés ?
La résolution de ces guerres en décidera. Pour une relance des accords d’Abraham, voire leur maintien, il faudra un cessez-le-feu rapide à Gaza et au Liban; une mise en marche de la reconstruction de l’enclave gazaouie et de la réhabilitation territoriale du Liban; un accord crédible sur la création d’un État palestinien – toutes ces choses qui ne pourront se faire qu’avec un gouvernement israélien différent. Ces conditions n’étaient pas remplies lorsque les accords d’Abraham furent négociés par Trump en 2020 et étaient sur le point d’être élargis par Biden trois ans plus tard, ce qui confirme à quel point la conjoncture régionale a changé depuis les événements du 7 octobre 2023 et les guerres qui ont suivi.
Vous observez de près depuis longtemps le conflit israélo-palestinien. Quels enseignements devrions-nous tirer des leçons de l’histoire de ce très long conflit ?
Au fond, Netanyahou n’a réalisé que la moitié de ce qu’il avait dit : il n’a pas sauvé la majorité des otages, mais le Hamas et le Hezbollah ont été décapités, la force militaire et l’influence politique de Hamas décimées, et celles de Hezbollah affaiblies, l’Iran remis à sa place et intimidé par l’efficacité des forces israéliennes et la solidité du soutien américain.
Même évoquer un État palestinien est une timide aspiration à un moment où il ne reste rien de Gaza et peu de la Cisjordanie, en attendant une reconstruction qui prendra des années et une gouvernance qu’on attend depuis des décennies.
Mais il y a une différence entre gagner une guerre et la finir. Depuis 1948, Israël a gagné ses guerres, mais après chaque guerre, il y a eu une autre guerre encore pire. Gagner du temps, ce n’est pas une stratégie gagnante, à moins d’en faire bon usage. Autrement, les choses ne peuvent que s’empirer – l’adversaire n’acceptant pas sa défaite et le vainqueur réconforté par sa dominance. Ce n’est pas placer Netanyahou sur le banc des accusés – qui d’autre sinon Yahya Sinwar, sans circonstances atténuantes – que de rappeler que ces vingt dernières années, c’est lui qui a libéré Sinwar en 2006, après plus de deux décennies passées dans des prisons israéliennes, qui a favorisé son élection à Gaza en 2007, qui a encouragé le Qatar à le financer dès 2012 dans le but d’affaiblir l’Autorité palestinienne. Que de temps mal employé et gaspillé.
Comment envisagez-vous la situation à court terme ?
À court terme, Israël sortira de cette guerre avec de terribles souvenirs de ce que ses citoyens ont vécu et une mauvaise réputation pour ce que ses voisins ont subi. Mais je crains qu’à moyen et à long terme, les guerres à Gaza et au Liban ne donnent naissance à des milliers – millions ? – de terroristes et de revanchards qui chercheront les occasions et le moment de se manifester, à moins qu’on ne leur trouve au plus vite un moyen de les réintégrer dans une région qui les a ignorés pendant trop longtemps.
Au fond, nous sommes tous des « juges-pénitents », dixit Albert Camus. L’avenir nous dira si, en 2025, le Moyen-Orient se situe en 1919, après la paix revancharde de Versailles, ou en 1945, dans un esprit de reconstruction et de réconciliation. L’Histoire semble être de bien mauvaise humeur, mais elle nous donne pourtant l’occasion de l’amadouer. À nous de saisir cette occasion.