D’Istanbul à Montréal, une odyssée juive turque
par Sylvie Halpern
Ni l’un ni l’autre ne sont nostalgiques quelque soixante ans après avoir quitté leur pays natal. Mais Joseph Erol Russo et Viktorya Kasuto en restent toujours convaincus : la Turquie est le plus beau pays du monde.
« La nature y est exceptionnelle, les gens très accueillants. Mais bien sûr, on ne peut pas laisser la politique de côté! »
Lui, quand il a vu tous ses amis partir pour aller poursuivre leurs études à l’étranger, il a décidé de s’exiler de ce qui était déjà moins un paradis. Ce n’est même pas à cause du coup d’état militaire du 27 mai 1960 : certes, les choses étaient déjà en train de changer en Turquie, mais surtout, Erol rêvait d’Amérique. Alors il a pointé Montréal sur la mappemonde – d’autant plus qu’à Istanbul, il avait fait ses études à St-Michel, un collège français –, y a débarqué en 1964, fait ses études universitaires, puis entamé une belle carrière dans le domaine du marketing.
Viktorya, elle, a suivi son mari au Québec dans les années 70 avec leurs deux jeunes garçons. Il s’était vu offrir le bureau de Montréal d’ASEA (le géant de l’époque de l’ingénierie électrique suédoise, aujourd’hui disparu) et elle, qui était déjà pianiste en Turquie, a poursuivi ses études à la faculté de musique de l’Université McGill, où elle a ensuite été professeure pendant de nombreuses années. Par rapport à d’autres, ils ont débarqué à Montréal dans de très belles conditions.
« En Turquie, les Juifs ne constituaient pas une communauté religieuse, mais ils avaient vraiment de magnifiques traditions », souligne Viktorya.
Le gros de la communauté juive était arrivé au moment de l’Inquisition, avec la bénédiction du Sultan Bayezid II qui, dénonçant les massacres chrétiens, lui avait promis que les musulmans, eux, la protégerait. C’est donc sous la houlette de ces sultans « protecteurs des Juifs», très majoritairement Sépharades, qu’ils ont crû et prospéré au pays du Bosphore, surtout à Istanbul et à Izmir (la ville natale de Zabatai Zvi). Et c’est en Turquie que réfugié d’Espagne tout jeune, Joseph Caro, l’auteur du Choulhan Aroukh, a vécu trente ans avant de gagner Safed.
« Dans les années 60-70, nous y étions encore 25 000, estime Erol. Aujourd’hui, il doit rester grand maximum 7 000 Juifs dans le pays. »
Au fil du temps, les Juifs se sont mis à former une communauté bien intégrée, souvent aisée, avec ses notables proches du pouvoir. Une sadik millet – une nation loyale – plutôt laïque et assimilée qui cultivait soigneusement sa kayadez – sa discrétion dans l’espace public. Et qui a massivement prêté allégeance à Atatürk, le fondateur de la République de Turquie, qui en est devenu, en 1923, le premier président.
« Pour de nombreux Juifs qui lui restent encore attachés, Atatürk incarnait la laïcisation et la modernisation du pays. Une époque révolue », explique Erol.
J’ai eu l’occasion de visiter l’an dernier à Istanbul le tout petit musée juif de Turquie, attenant à la synagogue Neve Shalom, la plus importante du pays, où Erol a d’ailleurs fait sa Bar-Mitzvah et Viktorya s’est mariée. J’y ai vu ma première hanoukia en forme de minaret, de nombreuses photos de notables de la communauté – grands industriels, militaires de haut rang, artistes… – et j’y ai eu un aperçu des coutumes locales. Ainsi, de la kortadura de fashadura, (la coupe du vêtement, en ladino), une cérémonie qui vient traditionnellement célébrer à mi-course une première grossesse : on découpe dans un très beau tissu la première tenue que le bébé portera et on le recouvre de confiseries aux amandes. Pour que son avenir soit doux et prospère.
Bien sûr, à leur arrivée à Montréal, Erol comme Viktorya ont eu le réflexe de fréquenter leurs compatriotes et coreligionnaires. Mais les années ont passé, l’intégration et la réussite en terre québécoise ont fait leur œuvre et très vite, chacun a poursuivi sa route en solitaire.
« Nous ne sommes pas une communauté unie comme celle des Juifs marocains ou ashkénazes, dit Erol. C’est dommage, mais chez les Juifs de Turquie, c’est chacun pour soi, sans esprit communautariste. »
Alors chacun de son côté a essayé de gagner son Amérique.
« Je ne pense pas qu’on avait une mentalité d’émigrés, renchérit Viktorya, beaucoup avaient une belle vie en Turquie et ils ont continué à réussir ici. Et puis on n’a jamais été nombreux : cinquante familles? »
Quand Erol a débarqué au milieu des années 60, les familles juives turques se comptaient sur les doigts d’une main; le gros des troupes est arrivé après, avec l’islamisation croissante du pays et, bien sûr, la guerre des Six Jours.
« On se connaissait tous, on se recevait beaucoup, Viktorya faisait des parties dans son jardin, se rappelle-t-il. Mais depuis des années, ajoute-t-il un peu amer, notre principal lieu de rencontre, c’est Paperman… ».
Viktorya Kasuto est une musicienne reconnue et accomplie. Joseph Erol Russo se consacre à la peinture et à l’écriture. Il est l’auteur de plusieurs livres, dont un roman magnifique, Kanlica. Son dernier livre, La vie absurde d’une chaussure, est un conte très captivant qui a pour cadre un monde fantasmagorique peuplé de souliers.