Après le 7 octobre 2023 : ce que Marocains et Israéliens peuvent accomplir
par Jamal Amiar, journaliste marocain
Spécialiste des relations entre Israël et le Maroc, le journaliste marocain Jamal Amiar, établi à Tanger, nous livre son regard sur les perspectives des rapports israélo-marocains depuis les événements tragiques du 7 octobre 2023.
Jamal Amiar est l’auteur d’un livre très remarqué, Le Maroc, Israël et les Juifs marocains. Culture, politique, diplomatie, business et religion (Éditions Bibliomonde, 2022). Son dernier livre : Le Maroc et les Palestiniens 1960-2024. Rabat, Gaza, Ramallah, Jérusalem, préfacé par l’Ambassadeur Yéhuda Lancry, vient de paraître aux Éditions Positive Talk.
Alors que le conflit entre Israël et le Hamas s’installe dans la durée, il apparaît plus que jamais urgent de prospecter toutes les voies et tous les moyens pour contribuer à une nouvelle dynamique de paix.
L’une des questions du jour est de savoir si la mémoire et l’histoire judéo-musulmane marocaine constituent une base politique pour un rapprochement des parties en conflit?
Deux questions supplémentaires se posent également après le 7 octobre 2023 : la qualité des relations judéo-musulmanes au Maroc, et dans la diaspora, résistera-t-elle à cette inédite résurgence de la violence consécutive aux massacres du 7 octobre et à la riposte militaire israélienne? Enfin, en soi, les relations maroco-israéliennes résisteront-elles à cette immense crise humanitaire, politique et diplomatique israélo-palestinienne?
Pour répondre rapidement à cette dernière question, avançons que dans le pire des scénarios, la coopération sécuritaire et militaire bilatérale a le plus de chances de survivre à la crise actuelle.
Pour le reste, commerce, investissements, tourisme et échanges culturels et académiques, les conséquences sont déjà négatives.
Dans cette tâche, le rôle des Marocains, juifs et musulmans, et celui des Israéliens d’origine marocaine, doit être plus affirmé, capitalisant sur l’historique positif de la vie judéo-musulmane au Maroc.
Si nous pouvons considérer que l’histoire et l’actualité parlent pour nous, il faut les partager et remettre la carte marocaine sur la table des atouts pour la paix.
Khmissa, Mimouma; Camp David, Oslo
Depuis des siècles, la vie judéo-musulmane au Maroc se caractérise par des espaces communs au sein desquels le partage et le respect sont concrets. Un exemple ancien et un second plus récent : la loi hébraïque s’applique aux membres de la communauté juive en matière civile; la Constitution marocaine de 2011 reconnaît la composante hébraïque de l’identité marocaine.
Les termes de partage et de respect peuvent parfois paraître galvaudés aux oreilles d’opinions publiques clivées et blasées par la persistance de conflits et de haines entre Israéliens et Arabes, mais ils gardent tout leur sens.
Ainsi, le Maroc était et reste un pays où Juifs et Musulmans partagent le culte de saints communs. Cette formidable particularité des cultes juif et musulman n’est pas la seule dans le riche patrimoine judéo-musulman du royaume.
Les Juifs du Maroc sont la seule communauté juive au monde qui célèbre la Mimouna, la fin de la Pâque juive, tout en y associant leurs amis et leurs voisins musulmans.
La Mimouna, au fil des ans et malgré les vicissitudes de la politique proche-orientale, est devenue une fête juive, judéo-musulmane et israélienne. Ce n’est également pas un hasard si Juifs et musulmans du Maroc partagent la Khmissa, attachant symbole de la main qui protège.
Parallèlement, en Israël, le saint, Tsaddik en hébreu, le plus vénéré du pays est un Juif marocain, Baba Salé, né à Rissani, aujourd’hui enterré à Nétivot, au sud de Tel-Aviv.
En 2024, sur le plan de la société civile, le Maroc est un pays qui compte une demi-douzaine d’associations de la société civile oeuvrant pour la coexistence au sein desquelles militent des Marocains musulmans et des Marocains juifs. Aucun d’entre eux ne joue le rôle de faire-valoir. Ces ONG gagneraient d’ailleurs à se rapprocher des associations similaires que l’on trouve en Israël et en Cisjordanie notamment.
Aujourd’hui, rien n’est plus juste que d’affirmer et de revendiquer que la culture juive fait partie intégrante de la culture marocaine, tout comme la culture marocaine fait partie intégrante de la culture israélienne.
À Rabat, l’inscription dans la Constitution marocaine de 2011 de l’affluent hébraïque dans l’identité marocaine consolide cette richesse culturelle et identitaire.
En Israël, une promenade dans les marchés de Tel-Aviv ou de Jérusalem peut rapidement évoquer une virée à Marrakech ou à Casablanca.
En Israël, depuis plus d’une génération, le nec plus ultra pour sortir est d’aller au restaurant marocain ou de mettre un caftan. Le chfenj, simple et savoureux beignet marocain, est devenu un dessert national. Les exemples abondent en matière d’art de vivre marocain.
L’art de vivre positif est contagieux. Les Israéliens marocains célèbrent depuis des décennies la Mimouna avec tant de joie et de ferveur qu’ils ont fini par « contaminer » les autres Israéliens, poussant ainsi le gouvernement israélien à la décréter « fête nationale »!
Depuis 2020, le nombre de liaisons aériennes entre les deux pays est vite passé à un, puis deux vols quotidiens entre Tel-Aviv, Casablanca et Marrakech, plus quelques vols spéciaux, puis réguliers, vers Essaouira. Jusqu’à ce que le 7 octobre 2023 se produise.
En quoi cela est-il important aujourd’hui ?
Cette culture partagée et multiséculaire est importante aujourd’hui parce qu’elle donne aux Marocains, musulmans et juifs, une perspective et une crédibilité uniques sur les dossiers des relations israélo-arabes.
On l’a vu dans les années 40 avec Mohamed V et Vichy, puis avec Hassan II dès 1961, les accords de Camp David et d’Oslo.
En Israël également, des politiques (Yéhuda Lancry, Amir Peretz, Rafi Édry hier) et des intellectuels (Daniel Ben Simon) nés au Maroc font entendre un son de cloche différent.
Au bout du compte, certes, le résultat n’est pas toujours optimal; nous sommes dans le domaine de la politique compétitive et impitoyable, mais l’idée est là : à Rabat, à Casablanca, à Tel-Aviv et à Jérusalem, des Marocains et des Marokaï pensent à juste titre qu’ils peuvent positivement contribuer à la paix, à la coexistence, à l’intégration régionale.
En quoi cela est-il important aujourd’hui? Ces partages et ces échanges, qui ont résisté à de nombreux chocs et blessures, constituent une partie du socle sur lequel un rapprochement judéo-musulman plus global peut s’opérer et s’épanouir. Les Marocains de Los Angeles, de Montréal ou de Paris en savent quelque chose. Ils perpétueent ensemble de nombreux aspects de la vie judéo-musulmane loin du Maroc ou d’Israël.
Ce passé, cette mémoire et leur entretien n’ont jamais été de simples « effets ».
C’est fort de son activisme diplomatique, de sa culture juive au Maroc et de sa culture marocaine en Israël que le Maroc peut aujourd’hui rappeler aux parties en conflit en Israël-Palestine plusieurs faits :
- Que le conflit ne constitue pas une donnée éternelle des relations israélo-arabes. Depuis 1979, de nombreux accords de paix ont été signés et des ambassadeurs échangés.
- Que le Maroc et sa culture, forts de leur identité amazighe, arabe et juive, sont à même de s’offrir en miroir pour un solide rapprochement israélo-palestinien.
- Que le Maroc, avec ses diasporas juives et musulmanes dans le monde, et l’importante communauté israélienne d’origine marocaine peuvent être des vecteurs de dialogue et de paix.
- L’action des Israéliens marocains en ce sens sera déterminante. Ils détiennent une part importante de l’équation politique israélienne.
- Au vu de l’état actuel des relations entre Israéliens et Palestiniens, la diplomatie marocaine dispose d’atouts uniques pour faire aboutir les idéaux de paix au Proche-Orient.
- Que le Maroc est présent à Ramallah à travers son ambassade, à Jérusalem-Est à travers Bayt Mal Al-Qods et que des centaines de familles palestiniennes d’origine marocaine vivent dans la région. Cet aspect des relations maroco-palestiniennes constitue un atout pour la paix.
Crédit photo : © J. Amiar