Les Mémoires de l’Honorable Jacques Saada, un récit de vie remarquable
« Ce livre est avant tout une peinture d’émotions, de passions et d’humanité »
par Elias Levy

L’Honorable Jacques Saada excelle avec sa plume. Écrits dans une prose magnifique, ses Mémoires, Du jasmin… à l’érable (Éditions Balzac, 2024), sont un livre très captivant qui allie la pensée, les souvenirs d’enfance, la passion, la joie, le tragique, l’humour. Une vie riche familialement, en émotions, en défis et réalisations professionnels, en aventures, en voyages – ses randonnées de pêche sont narrées magistralement…
L’auteur a vécu plusieurs vies en une : enseignant, administrateur scolaire, linguiste, traducteur, dirigeant d’entreprises et d’organismes à vocation communautaire, conseiller en développement international, député et ministre fédéral, leader communautaire, auteur.
Il a été le premier Juif sépharade élu au parlement du Canada et à avoir occupé des fonctions ministérielles fédérales majeures.
« Cet ouvrage, c’est plus de soixante-quinze ans d’histoire. C’est à la fois un recueil d’anecdotes drôles et un carnet de voyage dans la vie. Mais c’est avant tout une peinture d’émotions, de passions et d’humanité, une synthèse de souvenirs imparfaits », précise-t-il dans la quatrième de couverture de son livre.
De sa Tunisie natale à sa terre d’adoption, le Canada, en passant par la France et Israël, le récit d’une vie intense et bien remplie exceptionnellement bien racontée.
Le regret des questions qu’il n’a pas posées à ses parents et à ses grands-parents de leur vivant a été le déclic de l’écriture de cette autobiographie.
« Je ne voulais pas que mes enfants soient confrontés aussi à cette absence, à ce trou mémoriel, et qu’ils se retrouvent dans cette situation dont je me désole encore aujourd’hui », confie l’auteur en entrevue avec La Voix sépharade.
L’écriture de ce livre a-t-elle été un labeur exigeant?
« Par moments, l’écriture fut ardue parce qu’à mon âge, la mémoire est souvent défaillante. Dans ce livre, je ne revendique pas la vérité, mais ma vérité. Il y a des perspectives, des perceptions, des impressions que j’ai eues qui ne sont pas forcément objectives et qui ne seront pas partagées par d’autres, plus âgés que moi, qui ont eu des vies différentes de la mienne. »
Quand il relate son enfance en Tunisie, et qu’il évoque un fait, une date ou un événement historique, il a effectué les recherches nécessaires pour que ceux-ci soient le plus précis possible, explique-t-il.
« J’avais le choix : faire une recherche qui aurait été historiquement plus précise, donc écrire un livre d’Histoire – avec un grand H –, mais ça n’aurait pas été mon histoire, ou m’en tenir à mes souvenirs et à la façon dont j’ai vécu les choses. J’ai préféré la seconde option parce que c’est ma vie, c’est là qu’est mon authenticité. »
Les années tunisiennes, magnifiquement relatées, l’ont profondément marqué.
« Ce furent des années bonheur sur tous les plans. Je vivais avec des parents qui m’adoraient. Mon univers familial était très protecteur. Je n’avais pas encore découvert ce que sont l’injustice ou la discrimination sociale. Du pur bonheur parce que j’ai vécu dans un cocon où je me sentais bien et où j’étais valorisé. Ce furent aussi des années soleil. Je n’ai que de bons souvenirs de ma Tunisie natale. Je n’ai aucun souvenir traumatisant. Je n’ai jamais été victime d’antisémitisme durant mon enfance en Tunisie. Cet horrible fléau, j’en subirai les affres quelques années plus tard en France. »
Jacques Saada s’estime très redevable envers son pays d’adoption, le Canada, où il a établi ses pénates en 1969 pour rejoindre Nicole, sa tendre moitié qui deviendra son épouse et avec qui il fondera une famille nombreuse et soudée.
Immigrant sans diplômes et sans relations, il exercera plusieurs métiers et devra surmonter de nombreux défis professionnels.
« Le Canada a été le pays de ma vie d’immigrant par excellence. Je n’aurais jamais pu réussir ailleurs une fraction de ce que j’ai réalisé au Canada. Je ne minimise pas les efforts que j’ai dû faire pour y parvenir. J’ai pu le faire parce que je suis arrivé au Canada, et particulièrement au Québec, au moment où il y avait une véritable révolution culturelle et sociale. C’étaient les balbutiements des réalisations inhérentes à la Révolution tranquille. J’ai trouvé une terre en friche qu’on m’invitait à cultiver, je l’ai fait. »
Il consacre des pages passionnantes à son parcours politique. Élu député au parlement d’Ottawa en 1997 sous la bannière du Parti libéral du Canada (PLC), il y siégera pendant neuf ans. Il occupera successivement quatre portefeuilles ministériels importants. Des années d’engagement politique jalonnées de victoires éclatantes, mais aussi de revers et d’amères déceptions.
« Je ne me connaissais pas des prédispositions à faire de la politique, ce sont d’autres qui ont vu ça en moi. Mon engagement en politique a été un privilège énorme avec son lot de sacrifices énormes. Le privilège est proportionnel aux sacrifices qu’il faut consentir sur le plan familial et personnel. C’est un univers rude où on apprend à s’endurcir. Je devais protéger les miens qui eux n’étaient pas aussi endurcis que moi. »
Ce livre est une autobiographie très intime, la famille de l’auteur y occupe une place prépondérante.
« Mon objectif n’était pas d’écrire un livre semblable à celui que commettent souvent les politiciens : parler de leur carrière en ne racontant que des anecdotes politiques. Cet ouvrage est mon legs à mes enfants. Sans l’appui indéfectible de ma famille, il aurait été inconcevable que je me lance en politique. Ce n’est pas moi qui ai mis en valeur dans ce livre les membres de ma famille, ce sont eux qui l’ont fait par leur comportement des plus remarquables à mon égard. J’ai une immense gratitude à leur endroit. »
Son engagement communautaire occupe une place très importante dans sa vie. Après avoir présidé pendant quatre ans la Communauté sépharade unifiée du Québec (CSUQ), il est aujourd’hui le président du Musée de l’Holocauste de Montréal.
« Ce furent quatre années merveilleuses à la CSUQ parsemées de grands défis. Grâce à mon engagement communautaire, je suis revenu à mes sources, dont je m’étais éloigné pendant plusieurs décennies. Elles sont essentielles pour moi. Je commence ce livre par mes racines et je finis par elles. J’ai renoué avec mon identité. Celle-ci est une superposition de plusieurs couches. Revenir à ma communauté – j’étais le seul Tunisien au sein d’un groupe majoritairement marocain! – m’a permis de boucler la boucle. »
Son engagement auprès du Musée de l’Holocauste de Montréal lui a permis de se rapprocher des racines identitaires de son épouse Nicole, née au sein d’une famille ashkénaze de France dont plusieurs membres furent exterminés pendant la Shoah.
« J’ai écrit ce livre en pensant à mes enfants. Je voulais absolument qu’ils connaissent les origines de leurs racines, des fondations essentielles pour se construire. Mes racines originelles sont en Tunisie, celles de Nicole en Pologne et en Roumanie. »
Cet humaniste invétéré s’est toujours battu contre l’antisémitisme et les autres racismes. Mais son engagement auprès du Musée de l’Holocauste lui a fait prendre conscience de « ses grandes lacunes » dans la connaissance de cette tragédie indicible qui a décimé une large partie du peuple juif.
« Ça m’a donné une profondeur que je n’avais pas jusque-là. J’avais une connaissance livresque, intellectuelle, de la Shoah. Mon implication auprès du Musée de l’Holocauste et des discussions profondes que j’ai eues avec ma famille, notamment avec ma seconde fille qui a consacré la thèse de sa maîtrise en sociologie aux survivants de la Shoah en France, m’ont aidé à mieux saisir l’humanisation de ce drame. La Shoah, ce n’est pas que des statistiques et des chiffres, c’est aussi de vraies vies qui ont été anéanties. »