Le devoir de mémoire d’une survivante du pogrom du 7 octobre, Laura Blajman-Kadar
Croire en la vie, un récit glaçant et très bouleversant
par Elias Levy
Co-organisatrice du Festival de musique trance Tribe of Nova, la franco-israélienne Laura Blajman-Kadar, 35 ans, survivante du 7 octobre, la journée la plus meurtrière de l’histoire d’Israël, relate l’horreur et les six heures d’attente interminables qu’elle a vécues dans un récit glaçant et très bouleversant, Croire en la vie, coécrit avec Dominique Rouch (Éditions Robert Laffont, 2024).
Cette jeune femme mène un combat admirable pour que le monde n’oublie pas les otages israéliens et les atrocités commises par le Hamas durant cette journée macabre.
Le 16 mai dernier, Laura Blajman-Kadar a monté les marches du Festival de cinéma international de Cannes vêtue d’une immense robe jaune sur laquelle étaient cousues les photos de plusieurs otages israéliens détenus à Gaza par le Hamas et inscrit : « Bring Them Home » (« Ramenez-les à la maison »).
Laura Blajman-Kadar a accordé une entrevue à La Voix sépharade par Zoom, réalisée le 27 mai.
Le 7 octobre, à quel moment avez-vous réalisé qu’Israël basculait dans l’horreur et l’effroi?
Quand nous avons vu déferler dans le ciel azur les premières roquettes tirées par le Hamas depuis la bande de Gaza, nous n’avons pas paniqué. Les Israéliens sont habitués à ce type de situation. Nous nous sommes dit : « Vraiment dommage, nous allons devoir plier bagage et rentrer à la maison. » Mais vers 7 h 30, l’atmosphère changea radicalement. Nous avons alors compris que des hordes de terroristes palestiniens avaient franchi la clôture de sécurité qui sépare le territoire palestinien d’Israël et se trouvaient désormais sur le site du Festival Tribe of Nova. Ils tiraient indistinctement sur les festivaliers. La joie et les célébrations cédèrent vite leur place à l’horreur la plus terrifiante : les hurlements des victimes, les bruits assourdissants des kalachnikovs des terroristes, leurs rires et leurs vociférations…
Avez-vous sombré dans la panique à ce moment-là?
J’ai servi pendant sept ans comme capitaine dans la police militaire israélienne. Mon expérience acquise au sein de celle-ci m’a aidée à ne pas stresser, à garder mon sang-froid, à soupeser les options devant nous. Si je m’étais empêtrée en pleurs dans la panique, je ne serais sûrement pas là aujourd’hui à vous relater l’enfer que nous avons vécu cette journée-là. Je connais bien le sud d’Israël. Par mon expérience militaire, j’étais consciente que se mettre à courir dans des champs immenses, ce n’était pas l’option la plus judicieuse, d’autant plus qu’il n’y avait pas assez d’arbres derrière lesquels s’abriter. Nous aurions été repérés très vite par nos assaillants.
Vous avez eu alors l’idée d’entraîner votre époux Shay et vos amis dans votre caravane.
Il était 8 h du matin. Nous pensions alors que quelques terroristes s’étaient infiltrés dans le territoire israélien, mais que la police et l’armée arriveraient bientôt pour les neutraliser. Vers 11 h, nous avons vu sur nos téléphones portables des vidéos montrant de jeunes festivaliers pris en otage par les miliciens du Hamas. Nous avons compris que ce n’était pas une attaque contre le Festival Tribe of Nova, mais contre tout Israël. Nous étions en danger de mort imminente. Je préférais qu’ils me tuent dans ma caravane plutôt que d’être amenée en otage à Gaza. Étant une femme, j’avais peur que ces terroristes cruels me touchent, me déshabillent et me violent. J’avais peur de mourir, mais je préférais être tuée plutôt que de vivre un tel calvaire entre les mains de ces assassins.
Vous avez vécu des moments de terreur indicibles.
Nous sommes restés cloîtrés six heures dans la caravane. Des terroristes sont passés juste à côté de celle-ci, on percevait leurs pas. On a entendu des tirs et des voix stridentes qui criaient « Allahou Akhbar ». Ils ont essayé d’ouvrir la porte de la caravane à plusieurs reprises, fermée d’un simple verrou en plastique peu solide. Étonnamment, ils n’y sont pas parvenus. Ils se sont mis à tirer sur la caravane, des balles ont failli nous atteindre. Ils se sont ensuite éloignés.
Tsahal a tardé à arriver sur les lieux.
Tsahal est arrivée vers 12h30, environ six heures après le début de la tuerie. Nous avons compris que l’armée était là quand nous avons entendu beaucoup d’échanges de tirs avec les terroristes. Une bataille féroce qui dura une quarantaine de minutes. Notre caravane était campée au milieu de tout ce fracas. Nous sommes restés étendus au sol en espérant qu’aucune balle ne percerait notre abri. Un ami est venu à notre rescousse avec des soldats de Tsahal.
Quelles furent vos premières impressions en sortant de la caravane?
Après six heures d’attente infernales, la porte de la caravane s’ouvrit. Notre premier instinct fut d’avoir envie de la refermer. Nous ne voulions plus quitter la caravane. Finalement, nous sommes sortis les mains levées afin que personne d’entre nous ne soit confondu avec les terroristes. Sous un ciel bleu magnifique, des dizaines de cadavres jonchaient le sol. Des couleurs éclatantes parsemaient cette grande morgue à ciel ouvert. Les jeunes festivaliers et festivalières venus faire la fête portaient des habits et des jupes très colorés. On a dénombré plus de 300 morts et des milliers de blessés. Un immense carnage. L’identification des corps de nos amis a pris des semaines. Un de mes meilleurs amis, un D.J., a pu être identifié grâce à la bague qu’il portait au doigt, car son corps était complètement brûlé.
Comment avez-vous procédé pour relater dans ce livre l’horreur que vous avez vécue?
J’ai écrit ce récit en étroite collaboration avec une journaliste chevronnée, Dominique Rouch. Nous avons commencé notre travail avec de longues conversations par Zoom. Je lui ai raconté tout dont je me souvenais et tout ce que j’ai ressenti cette journée-là. Mais la mémoire humaine comporte de nombreux trous noirs. Afin de reconstituer minutieusement ce que nous avons enduré heure par heure, j’ai ouvert mon téléphone, relu tous les messages textos que j’ai envoyés le 7 octobre et recensé tous les appels que j’ai effectués ce jour-là, à qui et à quelle heure. J’ai aussi recueilli les souvenirs de mon mari Shay et des autres personnes qui étaient cachées avec nous dans la caravane. C’est ce qui nous a permis de reconstituer fidèlement les événements.
Dans quel état d’esprit êtes-vous aujourd’hui?
Tant que nos amis et les autres otages seront à Gaza, nous ne pourrons pas guérir de notre douleur lancinante. J’aurais pu être aujourd’hui avec eux dans les geôles du Hamas. Ma vie s’est arrêtée le 7 octobre. Depuis, mon mari Shay et moi avons perdu de proches amis, notre travail et notre joie de vivre. Nous attendons tous les jours très angoissés leur retour. C’est ce qui me donne la force de raconter mon histoire. Chaque fois que je le fais, je revis ce grand cauchemar. Avec des amis survivants, nous avons suivi des thérapies de groupe.
Nombreux sont les Israéliens à blâmer Tsahal pour ne pas les avoir protégés le 7 octobre. Ce grief sévère vous paraît-il fondé et légitime?
Je n’en veux pas du tout à l’armée israélienne. Le Hamas est l’unique responsable de la grande hécatombe que nous avons vécue le 7 octobre. Ce jour-là, Tsahal n’était pas déployée dans les localités du sud pour nous protéger. Elle a mis plusieurs heures pour se réorganiser et retrouver sa force. En dépit de cette grande faille, je fais entièrement confiance à Tsahal pour entamer un travail d’introspection très nécessaire afin d’établir la cause de ces dysfonctionnements majeurs pour qu’ils ne se reproduisent plus.
Après l’enfer que vous avez vécu, le mot « espoir » a-t-il encore un sens pour vous?
Le titre de mon livre, Croire en la vie, résume bien l’essence de ma nouvelle bataille : rester optimiste quand tout autour de nous est sombre, quand on ne voit aucune lumière au bout du chemin. Mais je suis résolument convaincue, même si cela peut paraître impossible, qu’une lumière, peu importe qu’elle soit très faible, finira par poindre à l’horizon. Je ne veux pas vivre le reste de ma vie dans l’obscurité et la peur et dans la perspective que le futur sera horrible. Je suis obligée de croire qu’un jour ce sera mieux. On peut m’affubler de l’épithète de « naïve » ou d’« idéaliste », mais je suis persuadée qui si chacun de nous fait un effort, nous finirons par apporter un peu de lumière dans ce monde chaque jour plus obscur. Je fais de mon mieux pour demeurer optimiste. Personne ne délogera le peuple d’Israël ni le peuple palestinien. Ils sont là pour y rester définitivement. Les Israéliens et les Palestiniens n’ont nulle part ailleurs où aller. À un moment ou à un autre, ils devront apprendre à cohabiter.
Après le pogrom du 7 octobre, la cohabitation judéo-arabe ne sera-t-elle pas plus difficile?
J’habite à Ramlé, une ville mixte où cohabitent Juifs et Arabes. Mes plus proches voisins sont musulmans. Le 7 octobre, au Rave Party de Nova, de jeunes juifs, musulmans, chrétiens, bédouins… faisaient la fête dans un cadre enchanteur. À l’entrée de ce festival de musique, on n’a demandé à personne quelle était sa religion ou son orientation politique. Ce festival était le symbole de la cohabitation multiethnique. Le Hamas a voulu tuer ce beau symbole cette journée-là.
Vous considérez le Hamas comme le principal fossoyeur de la paix et des espoirs du peuple palestinien.
Le Hamas est une organisation terroriste qui ne cherche pas seulement à tuer des civils israéliens innocents, mais aussi à anéantir l’espoir du peuple palestinien, et surtout des enfants palestiniens. Ne nous leurrons pas! La Hamas n’a jamais été, et ne sera jamais, un vecteur porteur de paix. Son idéologie mortifère est nourrie par l’exécration d’Israël et une haine viscérale des Juifs. Après les massacres abominables qu’il a commis le 7 octobre, un des principaux buts du Hamas était que les Arabes israéliens se révoltent. Ces derniers ne sont pas tombés dans ce piège. L’objectif du Hamas est de tuer tout espoir d’un futur meilleur pour le peuple palestinien.
Vous rappelez que le Hamas utilise les civils palestiniens comme boucliers humains.
Depuis le début de la guerre, le Hamas n’a abrité dans ses nombreux tunnels aucun enfant palestinien pour lui épargner les bombardements de Tsahal. À la différence d’Israël qui, avant de bombarder les centres de commandement et les infrastructures militaires du Hamas, avertit 48 heures à l’avance la population palestinienne pour qu’elle quitte les lieux. Gaza aurait pu être aujourd’hui une cité portuaire magnifique et prospère si les milliards de dollars que le Hamas a reçus depuis 2007, année où il a pris le pouvoir à la suite d’un putsch militaire, avaient été utilisés pour construire des logements et des écoles au lieu de centaines de tunnels. Le Hamas a ainsi tué l’espoir de milliers d’enfants palestiniens qui méritent un avenir meilleur.
Craignez-vous que cette guerre très rude ne s’installe dans la durée?
Je considère qu’il y a une grande différence entre la cause palestinienne et la cause du Hamas. Les Palestiniens ont raison de vouloir un pays. Mais l’objectif du Hamas est tout autre : il ne cherche pas à édifier un État pour les Palestiniens, mais à détruire Israël et à tuer le plus grand nombre de Juifs. Je souhaite ardemment que la guerre s’arrête. Mais comment parler de cessez-le-feu sans le retour des otages israéliens encore sous la férule du Hamas? On sait déjà qu’une trentaine d’entre eux sont morts. Parmi les vivants, il y a des femmes et des bébés, dont des Arabes. La balle est dans le camp du Hamas. Qu’il libère les otages et cette guerre dévastatrice s’achèvera.
Le regain inquiétant de l’antisémitisme dans les pays occidentaux, notamment en France, contrée dont vous détenez la nationalité, vous surprend-il?
Cette montée de l’antisémitisme à l’échelle mondiale m’effraie beaucoup. Aujourd’hui, quand je suis en France, dans un taxi ou au métro, mon époux et moi parlons entre nous en anglais et non pas en hébreu. Si on me demande dans un magasin de quel pays nous sommes originaires, je réfléchis deux ou trois fois avant de répondre : Israël. Ça c’est nouveau. Je trouve ça horrible et triste, pas seulement en tant que Juive, mais aussi en tant que Française, de savoir qu’il y a des citoyens français qui ne se sentent plus en sécurité dans les rues de leur propre pays. Cette recrudescence de l’antisémitisme est aussi une grave atteinte aux valeurs cardinales de la République française.
Est-ce le devoir de mémoire et de transmission qui vous a motivée à écrire ce livre?
Ça aurait été bien plus simple pour moi de l’écrire en hébreu. Mais ce livre n’a pas pour but de convaincre les convaincus de la cause juste et légitime d’Israël. Je me bats tous les jours pour que le monde n’oublie pas les otages. Avec ce livre, je veux m’adresser surtout aux non-Juifs qui connaissent mal Israël et ses réalités complexes. J’expose des pans de ma vie personnelle pour mieux faire comprendre la cause d’Israël. Un pays où Juifs et Arabes ont toujours vécu ensemble. Nos détracteurs ne cessent de claironner qu’Israël est un pays d’apartheid. J’invite tous ceux et celles qui écoutent tous les jours cette affirmation ignominieuse à venir voir comment nous vivons en Israël.