La dafina du Shabbat dans les Mellah du Maroc
par Marie Berdugo-Cohen Z.’L.’
Marie Berdugo-Cohen, décédée en 1991, a rédigé un certain nombre de vignettes sur la vie juive au Maroc, telle qu’elle s’en souvenait et telle que la lui ont racontée plusieurs personnes qu’elle a interviewées dans le cadre de l’enquête qui a donné lieu à la publication de l’ouvrage Juifs marocains à Montréal (Montréal, le Jour, 1987). Sa fille, l’historienne Yolande Cohen, a retrouvé ces vignettes alors qu’elle faisait le tri des papiers laissés par son père, feu Aaron Cohen, en vue de leur remise aux Archives juives canadiennes Ronald Dworkin, où se trouvent désormais tous les écrits de sa mère, ainsi que les cassettes et les transcriptions des entretiens qu’elle a menés durant les années 1980 (répertoriés sous son nom).
Voici le texte intitulé « La dafina du Shabbat » écrit par Marie Berdugo-Cohen en 1979
Ce plat traditionnel du samedi a sa légende. Ceux qui ont habité les Mellah du Maroc ne manqueront pas de sourire au souvenir de tout ce qui était rattaché à ce plat. Il a été au centre de maintes réunions familiales, pleines de chaleur et d’intense communication fraternelle, joyeuse et débridée. Il a aussi, hélas, servi de prétexte à de nombreux drames domestiques le jour du Shabbat.
La recette
Composé de pois chiches étalés au fond de la marmite en première couche, d’une belle tranche de viande un peu grasse, d’une patte de bœuf découpée en morceaux et d’une langue de bœuf ou de l’estomac de bœuf dépendant des villes (pour donner l’onctuosité à la sauce) en deuxième couche. Pommes de terre, patates douces et œufs viennent en 3e position. La 4e et dernière couche : du riz assaisonné de safran dans un petit sac de tulle léger et une boulette de viande hachée, salée et épicée selon le goût du maître de maison. Comme vous pouvez l’imaginer, la marmite doit être assez large et assez haute pour que le tout cuise et mijote pendant presque 24 heures dans une sauce d’huile et d’eau, de safran et d’épices selon le goût et le savoir-faire de la maîtresse de maison, l’hôtesse.
Pour ce plat qu’elles faisaient mijoter avec amour, parce qu’il en allait de leur réputation de bonne ou mauvaise cuisinière, nos grands-mères et mères le faisaient cuire à la maison. Mes sœurs un peu plus affranchies l’envoyaient au four le plus proche et moi-même, summum de l’évolution, je laissais mijoter ma précieuse dafina sur une plaque chauffante électrique arrivée tout droit d’Israël.
Nos grands-mamans avaient bien du mérite. Elles faisaient cuire la dafina, à cette époque appelée « chhéna », à la maison. Ce plat n’a pris son nouveau nom « dafina » à ma connaissance qu’aux environs de 1939. La nouvelle génération trouvant le mot de « chhéna » vieux jeu, par snobisme et pour copier l’algérien plus évolué, lui emprunta le nom de « dafina ».
La vieille génération faisait cuire ce plat à la maison. Celles qui avaient un potager attenant à leur cuisine faisaient construire par un artisan, ou le faisaient elles-mêmes, un kanoune, petit fourneau en terre cuite avec des trous ronds, sortes d’yeux, dans lequel le vendredi soir avant le coucher du soleil, elles mettaient en premier de la poudre de charbon appelé shaah, l’entouraient de morceaux de charbon grandeur moyenne, sur lesquels elles déposaient une braise. Ce feu ainsi préparé restait allumé, cuisait et maintenait la chaleur de la dafina et de l’eau du thé du samedi, du vendredi soir jusqu’au samedi soir à la sortie du Shabbat sans qu’il y ait besoin d’y toucher.
Le tout était recouvert d’une grosse couverture, en laine de préférence, pour maintenir la chaleur. Ça causait bien souvent des incendies mais que ne ferait-on pas pour une bonne dafina?
Rituels du Shabbat
Pour que le lecteur non juif ne se pose pas de question au sujet de tant de complications pour allumer et cuire et réchauffer un plat, il faut qu’il se mette dans le contexte du Juif du Mellah au Maroc. La religion pour les Juifs marocains était une façon d’être : comme ils respiraient, comme ils mangeaient, ils étaient religieux et respectueux de la tradition.
Donc, la religion interdisant d’allumer le feu et de travailler le jour du samedi et aimant la bonne table et le confort d’un repas chaud, les familles juives se sont tout simplement ingéniées avec les moyens du bord à créer un feu de charbon qui dure 24 heures.
Mais ceci ne se passait pas sans histoires selon la manière dont on arrangeait ce four, c’était une réussite ou un lamentable échec. Car il arrivait bien souvent que le feu faisant mine de prendre au début s’éteignît pour toutes sortes de raisons et nous voilà avec une dafina crue sur les bras et une famille à nourrir.
Si le mari nourrit quelques griefs ou s’il est tout simplement mal luné, sa femme est sûre de compter ce samedi parmi les plus noirs. Mais s’il est compréhensif et elle avisée, elle saura faire face à la catastrophe, soit en se faisant inviter elle et les siens chez des membres de la famille toujours très hospitaliers et très heureux de la tirer de cette mauvaise passe, soit en sortant un de ces nombreux plats préparés pour le samedi soir, quitte à le manger froid. Si le couple dispose d’une femme de ménage musulmane qui connaît bien les coutumes, comme c’est souvent le cas, elle saura (sans que les maîtres de maison n’en sachent rien) les tirer d’affaire en faisant repartir le feu comme par magie!
Mes sœurs, soit pour se débarrasser de cette corvée, soit par crainte d’incendie assez fréquent, envoyaient la marmite au four du coin. Cette dernière était scellée d’une pâte faite d’un mélange de farine et d’eau, dont on entourait le couvercle de la marmite et qu’on fermait ensuite hermétiquement.
Je me suis toujours émerveillée sur l’effort de mémoire du mitron qui faisait cuire toute les dafinas du voisinage et il y en avait! Et qui était capable sans savoir ni lire, ni écrire, ni compter, de pouvoir reconnaître chaque marmite, la famille à laquelle elle appartenait, l’adresse à laquelle elle était destinée, et le petit nom de la maîtresse de maison à qui il fallait l’envoyer. Il est vrai que tout était à proximité, mais encore fallait-il mémoriser à qui appartenaient toutes ces marmites, sans tenir compte qu’il advenait que la maîtresse de maison changeait de marmite dans l’espoir de mieux réussir sa dafina.
Le samedi, on ne cuit pas, et on ne fume pas non plus. Les hommes sevrés de tabac (les femmes en ce temps-là ne fumaient pas sous peine d’être traitées de femmes de mauvaise vie), donc les hommes ne fumant pas pendant plus de 24 heures, cherchaient un bouc émissaire, et la dafina servait de prétexte idéal à leur hargne : ou elle était trop blanche, pas assez cuite, ou trop mijotée sans suffisamment de sauce, ou trop collée et sentant le brûlé, ou enfin elle ressemblait à une ratatouille épaisse et repoussante.
Le Shabbat en famille
Les adjectifs ne manquaient pas pour qualifier ce plat fait toujours avec les mêmes ingrédients et la même recette, mais qui, selon l’humeur belliqueuse du mari, servait indirectement à alimenter la querelle adressée à sa femme en passant par la dafina, plat qui est passé à la légende et qui est devenu de ce fait un vrai mythe. Ce plat préparé avec soin a un goût savoureux, quoiqu’assez lourd. Mais ce qui a fait sa réputation, ce n’est pas tant ses ingrédients, que le contexte dans lequel il était mangé.
La table familiale avec sa nappe blanche immaculée, ses couverts rutilants, la verrerie des grands jours (le samedi n’est-il pas le plus grand jour de Dieu?), la bouteille de vin fait maison avec les raisins qu’on a écrasés soi-même, la mahia eau-de-vie qu’on faisait faire en cachette (parce que ne payant pas de taxe) par l’unique distilleur de la ville de Meknès: Brehmo (diminutif d’Abraham) qui apportait lui-même ses alambics, ses figues et passait des nuits d’hiver à la terrasse distillant son alcool pendant que le Mellah dormait.
Des hors-d’œuvre qui demandaient des jours de travail à la maîtresse de maison : tathchouka (tomates grillées sur charbon de bois et poivrons verts et rouges grillés et assaisonnés d’ails et d’épices), aubergines au four, silka (blette accommodée de betteraves), carottes (bouillies et assaisonnées d’ail de paprika de citron et de cumin), salade de laitue vers la fin (note européenne). Tous ces préparatifs faisaient du jour du samedi un jour à part.
Le père trônait autour de la marmaille pour une fois silencieuse autour de la table familiale du samedi. Il levait le verre de vin et faisait la bénédiction du vin (gefen) accompagné par les membres de la famille qui chantaient à tue-tête. Après avoir goûté au vin les garçons en premier, les femmes et les enfants ensuite, le père bénissait le pain et jetait à la volée un bout de motsi (morceau de pain béni saupoudré de sel) à chaque membre de la famille. Alors le repas pouvait commencer.
On servait la dafina par étape. La mère, la domestique et les filles de la maison faisaient le service. Les hommes ne bougeaient pas. Il fallait les servir. On commençait par les pommes de terre et les œufs, puis venaient les pois chiches et ensuite la sauce, le riz arrosé de celle-ci et entouré de pois chiches et pour finir : la viande, la patte, la boulette de viande, la langue ou la mansana (facultatif).
Les discussions sur la prière du samedi, l’explication de la pérasha du jour (chapitres de la Torah) avec les commentaires sur les querelles inévitables entre les membres de la synagogue, toute cette discussion qui fusait de toutes parts avec ferveur et ardeur ralentissait au fur et à mesure que la marmite se vidait.
Les piques-assiettes sous prétexte que c’était samedi et que c’est maison ouverte venaient prendre l’apéritif et buvaient à eux seuls de pleines bouteilles de mahia en racontant des histoires loufoques. Amram, l’un d’entre eux, restait coucher là, après ses nombreux apéritifs et ne s’éveillait que le mercredi de la semaine suivante… Il restait interdit de voire les magasins ouverts, il vociférait et maudissait tout un chacun en les traitant de mécréants d’ouvrir et travailler le samedi !
La chaude promiscuité des frères et sœurs, beaux-frères, belles-sœurs réunis tous pour un repas solennel, la tendresse, l’affection, la solidarité d’une famille autour de son chef, la sollicitude maternelle allant jusqu’au sacrifice pour la joie et le bien-être des siens. Voilà ce que représentait la dafina pour les Juifs du Mellah du Maroc.