Rencontre avec Fady Dagher, chef du Service de police de Montréal
par Elias Levy
Fady Dagher, directeur du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), a accueilli La Voix sépharade dans son bureau, sis dans le quartier général du SPVM. Il a répondu à nos questions concernant la situation sécuritaire dans la communauté juive de Montréal depuis le 7 octobre dernier et la recrudescence des actes antisémites.
Depuis le 7 octobre, on a enregistré une hausse significative des incidents antisémites à Montréal. La situation est-elle plus calme aujourd’hui?
En ce qui concerne la communauté juive, après les événements du 7 octobre, il y a eu 41 crimes haineux contre la personne, 34 crimes haineux contre la propriété, 54 incidents haineux – ce ne sont pas des crimes, mais des propos haineux. Au total : 129. 43 – toutes catégories confondues – ont visé la communauté musulmane.
Mais après un pic, le nombre d’incidents et de crimes haineux a considérablement baissé à Montréal. Depuis le début de 2024, toutes les statistiques que nous avons recueillies indiquent que nous revenons à un nombre d’incidents et de crimes haineux très semblable à celui des années 2020, 2021 et 2022.
Cette accalmie ne signifie pas pour autant que nous allons baisser les bras. Au contraire, nous restons extrêmement vigilants et très prudents. Nous sommes conscients que les événements du 7 octobre ont provoqué une brisure entre les communautés juive et arabe, notamment pour ce qui est du dialogue intercommunautaire.
Quelles mesures spécifiques ont été prises par le SPVM pour renforcer la sécurité des écoles et des institutions juives de Montréal?
Depuis le 7 octobre, le SPVM a accru considérablement sa visibilité. Nos policiers étaient omniprésents partout dans la communauté juive, dans les synagogues lors du Shabbat et des fêtes juives, dans les écoles, dans le milieu communautaire. Ça a coûté plus de 3 millions de dollars en temps supplémentaire pour renforcer cette présence policière. Il n’y aura pas une limite des dépenses tant qu’on peut sécuriser les communautés montréalaises.
Après les regrettables épisodes de tirs sur deux écoles juives et le lancement d’un cocktail molotov contre une institution communautaire juive, il n’y a pas eu d’autres incidents majeurs. Ça ne veut pas dire que le problème est réglé. Il y a une accalmie, mais nous demeurons très vigilants.
La situation dans les campus universitaires est toujours problématique. Quelle est la latitude d’intervention de vos policiers sur les campus?
Dans certains campus, il y a des tensions entre les associations étudiantes juives et arabes. Il y a aussi des tensions entre ces associations étudiantes et la direction de certaines universités. Il y a donc des tensions collectives et des tensions individuelles. Nous avons rencontré les leaders et des membres de ces associations étudiantes. Les jeunes des deux communautés vivent sur les campus une grande anxiété. Avant les événements du 7 octobre, les leaders des associations étudiantes juives et arabes étaient capables de dialoguer. Aujourd’hui, on sent les tensions monter dans les corridors. C’est préoccupant.
Le rôle de la police dans les universités en est un d’assistance. J’ai déjà rappelé plusieurs fois que le SPVM n’a pas l’intention d’être présent dans les universités de manière permanente. Les policiers n’interviennent que lorsqu’ils reçoivent un appel d’urgence au 911 de la part d’un étudiant qui se sent en danger ou une demande officielle de la direction d’une université pour qu’ils prêtent main-forte aux agents de sécurité. Les universités sont des entités autonomes dotées de leur propre service de sécurité.
La communauté juive considère que certaines manifestations propalestiniennes sont violentes et incitent à la haine des Juifs. Quel est votre point de vue sur cette question très sensible?
Tout est dans le contexte. Par exemple, porter un drapeau, considéré comme offensant par une communauté qui se sent attaquée et ostracisée, ce n’est pas un acte criminel. Nous l’avons vérifié auprès de nos procureurs et de nos avocats. Par contre, si une personne portant un drapeau utilise celui-ci comme arme pour attaquer quelqu’un tout en proférant des menaces de mort concrètes, là la situation est complètement différente. La police arrêtera la personne en question et saisira son drapeau. On ne peut pas traduire une personne en justice parce qu’elle porte un drapeau.
La liberté d’expression est un droit bien établi au Canada. Tant et aussi longtemps que les organisateurs d’une manifestation collaborent avec les services de police et que ça fonctionne bien, ceux-ci vont s’adapter à la manifestation. Cependant, on ne peut pas faire n’importe quoi dans une manifestation. Dès qu’il y a des actes criminels, des bousculades, on met fin au rassemblement.
Plus de 800 manifestations sont organisées chaque année à Montréal. Le rôle du SPVM est de les encadrer et d’intervenir s’il y a des débordements.
Y a-t-il eu des arrestations depuis le 7 octobre?
Oui, nous avons procédé à dix-sept arrestations. Nous avons soumis une centaine de dossiers à la direction des poursuites criminelles et pénales du Québec (DPCP) – les procureurs de la couronne –, qui décidera s’il y a matière à porter des accusations ou non. La police se limite à appliquer la loi. Les policiers ne sont pas des juges ni des avocats, ils ne sont pas habilités à décider s’il doit y avoir des accusations et des poursuites. C’est le mandat du DPCP.
L’antisémitisme et la haine en ligne prolifèrent. Le SPVM a-t-il des outils ou des stratégies pour combattre ce fléau?
Nous disposons de certains outils de détection. Quand nous décelons des messages haineux en ligne, nous enquêtons, nos équipes vérifient leur teneur. L’unité MICH (Module sur les incidents et crimes haineux) du SPVM fait une vigie en étroite collaboration avec plusieurs de nos départements, dont celui chargé des renseignements criminels. Dès que nous détectons un message haineux en ligne, nous essayons de colliger un maximum d’informations et de déterminer si nous avons suffisamment de preuves (est-ce que ce sont des menaces directes ou indirectes?) pour les soumettre à la direction des poursuites criminelles et pénales du Québec (DPCP), qui décidera de porter ou non des accusations.
De très nombreux messages à caractère haineux circulent quotidiennement sur les réseaux sociaux. Nous ne pouvons pas tous les repérer. Mais nos équipes sont sur le qui-vive, elles font un suivi méthodique de ce qui se passe en ligne et observent les tendances.
Des élus politiques de différents partis et la communauté juive ont demandé dernièrement au gouvernement du Québec d’autoriser les gardiens de sécurité surveillant les écoles et les lieux communautaires juifs à porter une arme à feu. Pourquoi le SPVM s’est-il opposé à cette requête?
Les Montréalais ont un service de police qui est capable de faire le travail. Je ne peux pas me mettre à la place de votre communauté qui vit des moments très difficiles. Elle a entièrement le droit de demander que les gardiens qui surveillent ses institutions soient armés. Je comprends cette anxiété. Les gouvernements fédéral, provincial et municipal se sont objectés unanimement à cette demande formulée par la communauté juive. Ils souhaitent que Montréal soit une ville sécuritaire, et surtout paisible. Ils ne veulent pas accentuer le sentiment d’insécurité qui prévaut actuellement au sein de votre communauté. Ce n’est pas au SPVM de décider ce qui est bon ou pas pour celle-ci. C’est aux instances politiques de prendre cette décision.
Cette demande d’armer les gardiens protégeant les institutions juives ne fait pas l’unanimité au sein de la communauté juive. Lors d’une rencontre Zoom avec des leaders de celle-ci, certains étaient pour et d’autres opposés. Ces derniers m’ont dit qu’ils ne voulaient pas qu’on attise davantage le sentiment de peur et d’insécurité qui sévit dans la communauté juive depuis le 7 octobre.
Avez-vous un message à transmettre aux membres de la communauté juive de Montréal?
Je veux vous transmettre le même message que j’ai déjà adressé à votre communauté au lendemain des événements du 7 octobre : ne tombez pas dans le piège de la peur, ne changez pas vos coutumes et habitudes. N’enlevez pas les Mezouzot des seuils de vos maisons, continuez à porter votre kippa. Ne laissez pas la peur prendre le contrôle de votre vie. Le SPVM sera toujours là pour protéger tous les Montréalais et Montréalaises avec impartialité. La police doit rester neutre et ne jamais prendre position dans un conflit. Un autre conseil que je tiens à transmettre à tous les Montréalais et toutes les Montréalaises : n’importons pas chez nous les conflits catastrophiques qui font rage ailleurs dans le monde. Nous avons immigré à Montréal – je suis moi-même un immigrant d’origine libanaise – pour sa qualité de vie et sa qualité de paix. Montréal est une ville très sécuritaire où tout le monde peut vivre très librement à sa manière. Restaurons tous ensemble le climat de paix et de cohabitation paisible qui régnait dans notre ville avant le 7 octobre. Je comprends que les émotions sont toujours vives dans les communautés juive et musulmane. Mais travaillons tous ensemble pour rétablir le dialogue et les échanges. Les leaders des deux communautés ont un rôle majeur à jouer à ce chapitre-là.