Der Kaiser von Atlantis, un opéra qui a survécu aux camps nazis
par Virginie Soffer

Pour la première fois à Montréal, le troublant opéra Der Kaiser von Atlantis, composé par Viktor Ullmann sur un livret de Peter Kien, sera présenté, en collaboration avec le Musée de l’Holocauste de Montréal, au Festival Classica le 6 juin prochain. Cette œuvre à charge corrosive contre le totalitarisme, créée dans le camp de Theresienstadt, sis en Tchécoslovaquie, fut censurée avant même sa présentation. Quatre-vingts ans plus tard, elle sera à l’affiche à Montréal, précédée de la symphonie de chambre Remember to Forget – Souviens-toi d’oublier –, composée par Jaap Nico Hamburger.
Nous nous sommes entretenus avec ce prolifique compositeur de musique classique.
Pouvez-vous résumer cet opéra ?
L’Empereur de l’Atlantide mène une guerre si terrible que la Mort elle-même fait grève. Mais, si personne ne meurt, à quoi bon mener une guerre? Et si l’Empereur ne peut pas mener une guerre, que fait-il alors? Il négocie avec la Mort un accord pour qu’elle reprenne le travail. Celle-ci accepte, à condition que l’Empereur soit sa première victime.
Cet opéra a été produit dans des circonstances particulières dans le camp de concentration de Theresienstadt.
Le camp de Theresienstadt a été utilisé par les nazis à des fins de propagande pour servir de camp modèle. Dans les faits, les conditions de vie y étaient effroyables : il était surpeuplé, la nourriture y manquait, de nombreuses maladies y circulaient et de nombreux convois partaient vers Auschwitz. En prévision de visites de la Croix-Rouge, des façades d’activités culturelles y étaient organisées.
De nombreux intellectuels juifs, y compris des compositeurs professionnels et des musiciens, furent déportés à Theresienstadt. Ces derniers y apportèrent leur instrument de musique. Entre 1942 et fin 1944, il y eut divers concerts et la création de nouvelles œuvres dans ces conditions extrêmes. Viktor Ullmann fut particulièrement prolifique et composa vingt œuvres à Theresienstadt, dont l’opéra Der Kaiser von Atlantis.
Cette histoire concerne l’Atlantide, mais on comprend facilement que l’Empereur désigne Hitler. L’officier allemand responsable du programme culturel dans le camp l’avait bien compris et interdit la représentation de cet opéra. Le 16 octobre 1944, la veille de la première mondiale, toutes les personnes impliquées dans cette production prirent l’un des derniers trains partant de Theresienstadt à Auschwitz. Aucune d’entre elles ne reviendra vivante.
Comment cette œuvre nous est-elle parvenue ?
Lorsque les nazis lui demandent de prendre une valise avec ses biens les plus précieux, Viktor Ullmann pense bien sûr à ses partitions. À la dernière minute, il les sort de sa valise et les confie à son ami Emil Utitz, qui n’a pas été déporté à Auschwitz. Viktor Ullmann lui demande de les lui rendre s’il revient, ou le cas échéant de les confier à son ami Hans Günther Adler. À peine arrivé, Viktor Ullmann est gazé à Auschwitz.
Les partitions partent pour le Royaume-Uni avec Adler qui y a émigré après la guerre et est devenu professeur d’histoire. Trente ans plus tard, lorsque ce dernier décède, Jeremy, son fils, nettoie l’appartement et découvre par hasard sous le lit de son père la valise contenant les partitions de Viktor Ullmann. Son père n’en avait jamais rien fait.
Jeremy Adler consulte des musicologues pour savoir si ces partitions inédites gagneraient à être redécouvertes. La réponse est oui, et bien plus que par intérêt historique. Viktor Ullmann fut un compositeur de génie. Son œuvre a été exécutée pour la première fois à Amsterdam en 1975.
Quatre-vingts ans après sa création, Der Kaiser von Atlantis va être joué pour la première fois à Montréal. Ça vout émeut ?
Oui. Lorsque je commémore mon grand-père qui a été assassiné à Auschwitz, je suis sûr qu’il voudrait qu’on se souvienne de lui pour ce qu’il était en tant que personne et non pas pour le fait qu’il a été assassiné.
Donc, je pense que c’est fantastique que le Festival Classica crée une possibilité de jouer Der Kaiser von Atlantis non pas parce que Viktor Ullmann a été assassiné, mais parce que sa musique est fantastique.
La présentation de l’opéra sera précédée de la pièce Souviens-toi d’oublier que vous avez créée. Qu’est-ce qui vous a incité à composer cette œuvre ?
En 2000, j’ai été invité à travailler à l’Université de Vancouver (UBC). Turning Point Ensemble, un orchestre local, m’a confié la mission d’écrire une nouvelle œuvre pour leur prochaine saison, proposition que j’ai acceptée avec grande joie. Pendant que je réfléchissais à la nature de cette composition, j’ai appris le décès du compositeur Györgi Ligeti. J’ai commencé à lire sa biographie.
Ligeti est l’un des compositeurs majeurs de la musique contemporaine de la seconde moitié du XXe siècle. Comme Ullman et moi-même, il est né dans une famille juive européenne. Ligeti a un frère qui fut assassiné à Mauthausen. Son père périra à Auschwitz. Seuls sa mère et lui reviendront d’Auschwitz.
Après la guerre, il retourne à Budapest, entame des études en mathématiques, mais au bout d’un an, fait un retour à la musique à plein temps à l’Académie. Il se lance dans la composition et se passionne pour la musique contemporaine. Cependant, l’arrivée des communistes au pouvoir en Hongrie après la guerre l’empêche de composer de la musique contemporaine. Contraint de créer des airs folkloriques, il se trouve limité dans son expression artistique. En 1956, l’insurrection hongroise éclate contre la domination soviétique. Face à la répression de l’armée soviétique, Ligeti et sa femme décident de fuir Budapest malgré le Rideau de fer et réussissent à se cacher sous un sac postal dans un train en partance vers Vienne. Dans cette ville, Ligeti retrouve la liberté de composer. Il devient professeur de musique à Hambourg en Allemagne, où il habitera la majeure partie de sa vie.
J’ai trouvé fascinant de voir qu’une personne née juive en Europe, qui a survécu à Auschwitz et a échappé au communisme, a trouvé la force et la résilience pour devenir mondialement célèbre, et a ensuite choisi de vivre en Allemagne pour le reste de sa vie. Son histoire personnelle, sa capacité à surmonter l’adversité et sa résilience postérieure à cette expérience pour atteindre une renommée mondiale m’ont intrigué. Malgré la possibilité de vivre n’importe où dans le monde en tant que personne mondialement célèbre, ce choix de rester en Allemagne m’a particulièrement marqué. Cette histoire restée dans ma tête a guidé ma composition pour cette commande, donnant naissance à une œuvre en deux mouvements, inspirée de la biographie de Ligeti.
Comment votre pièce est-elle construite ?
Je me suis appuyé sur le motif du train. Tout d’abord, il y a le déplacement vers Auschwitz en train, une expérience sonore inimaginable, puis le retour en train à Budapest, dévastée après son départ. Avec un troisième train, j’ai souhaité faire allusion à la dictature et à l’évasion de Budapest. L’ouverture du deuxième mouvement illustre la résilience et le triomphe professionnel de Ligeti. Le motif récurrent du train trouve sa conclusion dans son dernier voyage vers le Gan Eden.
Le choix de Ligeti de vivre en Allemagne m’a aussi particulièrement questionné. J’ai fusionné des thèmes de la vieille chanson yiddish Oyfn Pripetchik avec un motif de Bach tiré d’une de ses passions – célèbres compositions de ce dernier. Cet assemblage évoque une symbiose pleine d’espoir entre le judaïsme et le christianisme.
À travers la musique, j’ai essayé de capturer la vie et l’époque de l’un des plus grands compositeurs du XXe siècle.