Rencontre avec Maître Valérie Assouline : « Les enfants d’abord »
« Si un an, ce n’est pas grand-chose dans la vie d’un adulte, dans la vie d’un enfant, c’est énorme! »
par Sylvie Halpern
C’était en 1979, celle-là même que les Nations Unies avaient proclamée l’Année internationale de l’enfant. En toute bienveillance, le Québec se dotait de sa Loi sur la protection de la jeunesse, une législation qui se voulait novatrice en reconnaissant pleinement l’enfant comme sujet de droit. Son bras armé, la DPJ, l’organisme chargé d’intervenir lorsqu’un enfant n’est pas en sécurité, est victime d’abus ou de négligence n’était sensé viser que des situations exceptionnelles.
Mais une quarantaine d’années plus tard, tous les voyants sont au rouge et la réalité effarante est là : aujourd’hui, pas loin d’un enfant québécois sur dix est signalé à la DPJ! En 2022-2023, l’organisme a traité près de 136 000 cas et pris en charge pas moins de 43 000 enfants qui sont loin d’être tous au Nunavik: rien qu’à Montréal, il y a eu 14 000 signalements.
« La situation est gravissime. Notre système de justice est littéralement au bord du précipice et ce sont les enfants qui en paient le prix », clamait cet automne Catherine Claveau, la bâtonnière du Québec.
C’est à peu de choses près ce qu’était venue dire une belle femme blonde inconnue du grand public lorsqu’elle a témoigné à la Commission Laurent, mise sur pied dans l’urgence au printemps 2019 pour se pencher sur le système de protection de la jeunesse au Québec. Commission instituée suite à l’immense émotion ressentie dans la population devant les sévices abominables vécus par une petite fille de sept ans décédée à Granby alors qu’elle devait être suivie de près par la DPJ. Un remake horrible et bien réel du film de 1952 La petite Aurore, l’enfant martyre, ce drame qui avait fait frémir toutes les chaumières.
Avocate en droit de la famille depuis une vingtaine d’années, pas particulièrement versée en protection de la jeunesse, Maître Valérie Assouline était venue poser les questions qui tuent et lâcher un cri du cœur.
« Ce que je constate sur le terrain m’empêche de dormir la nuit, a dit cette mère de quatre enfants. Il faut dénoncer tous ces détraquements. »
Et devant un auditoire médusé, elle a raconté cette fratrie éparpillée du jour au lendemain aux quatre coins du Québec, cette petite fille dont la relation avec sa mère avait été jugée trop fusionnelle et qu’un intervenant a confiée à son père cocaïnomane, ces petits emmenés parfois par des policiers loin de leur univers, toutes ces enfances ballottées et déchirées…
Elle n’était pas seule ce jour-là. D’ailleurs, il est toujours auprès d’elle son panthéon personnel qui lui rappelle ce que sa mère lui disait déjà à Casablanca: « Quand les choses ne marchent pas, il faut les changer! » Car c’est bien ce que lui répètent chaque jour les Élie Wiesel, Ruth Ginsburg (célèbre juge de la Cour suprême des États-Unis), Fannie Lou Hamer (militante des droits civiques), le président américain Franklin Roosevelt et même le Petit Prince de St-Exupéry, dont elle a suspendu les grands portraits aux murs du long corridor qui mène à son bureau, sis à Ville Saint-Laurent. Elle aurait pu aussi ajouter celui de la juge québécoise Andrée Ruffo qui, en son temps déjà, s’était insurgée contre les dysfonctionnements de la DPJ.
« Elle aussi, elle m’a beaucoup inspirée », nous confie Valérie Assouline.
Comment en est-on arrivé aujourd’hui à cette grosse machine, à tant de lourdeur administrative, de délais et d’erreurs de jugement ? En fait, le bât blesse de tous côtés. D’abord quand ça va mal, les parents n’ont aucun autre lieu vers lequel se tourner pour avoir de l’aide que la DPJ ; souvent les CLSC trouvent les cas trop compliqués et préfèrent déléguer. Du coup, le nombre de dossiers à traiter a littéralement explosé et les délais s’enchaînent faute de personnel à tous les niveaux – d’intervenants bien formés en travail clinique, de psychologues, de juges en Chambre de la jeunesse, de greffiers, de salles de cour disponibles. La Covid-19 n’a rien arrangé à l’affaire, loin de là, et malgré la meilleure volonté, tout le monde est à bout de souffle.
Théoriquement, la Loi sur la protection de la jeunesse prévoit que lorsqu’un enfant doit être confié d’urgence à la DPJ, l’ordonnance provisoire que le juge consigne par écrit ne peut excéder 60 jours. Mais il y a tant de cas et si peu de ressources que ces délais légaux ne sont plus respectés et de loin; parfois un dossier peut être même reporté deux ou trois fois… Et dans ce système grippé, les premiers lésés, bien sûr, ce sont les enfants : ils sont aujourd’hui 5000 à attendre le règlement de leur cas.
« Si un an, ce n’est pas grand-chose dans la vie d’un adulte, dit l’avocate, dans la vie d’un enfant, c’est énorme! L’enfance c’est si court, le temps passe vite – à cinq-six ans, ils ne croient plus au père Noël! Des enfants qui sont séparés de leur famille en urgence et qui attendent tant de temps pour être entendus endurent un traumatisme à vie! »
Ce que les critiques du système dénoncent – et ils sont nombreux à s’exprimer dans le sens de Valérie Assouline –, c’est la «surjudiciarisation» des dossiers qui s’est amplifiée depuis le drame de la fillette de Granby. Au lieu de donner de l’aide en amont aux familles en difficulté avant d’envoyer leur dossier au tribunal, de les entourer, de les épauler – bref, de revenir autant que faire se peut au GBS, au gros bon sens –, on préfère tout bonnement s’en remettre à la bureaucratie et à sa froideur. Ce qui continue de surcharger la machine et de plomber le système.
Mais Valérie Assouline va encore plus loin. Et dénonce le fait qu’avant même d’être jugés, les parents sont d’emblée considérés comme coupables.
« La présomption d’innocence ne semble pas exister et les familles sont cataloguées, mises dans des cases, jugées avant même d’être jugées! Au Québec, de nombreux parents perdent leur enfant non pas parce que ce sont de mauvais parents, mais parce qu’ils n’ont pas les moyens de se battre à armes égales avec cette grosse machine. »
Quant aux visites supervisées qui rythment trop souvent, selon elle, les contacts entre l’enfant et ses proches, elle les trouve bien souvent inhumaines.
« La loi dit bien prévoir le retour de l’enfant dans son univers familial, mais quelle meilleure façon d’ôter leur dignité et leur confiance en eux à des parents qu’on ne laisse jamais seuls avec leurs petits ? »
Entourée des peluches multicolores qui affluent régulièrement vers son bureau à la mémoire de la fillette de Granby – elle est maintenant l’avocate de sa mère biologique et de ses grands-parents -, Valérie Assouline est pensive.
« La culture va mettre du temps à changer : quand un enfant est placé, le système continue à avoir la perception du parent coupable. Et personne n’est à l’abri! Des gens devant composer avec la DPJ dans leur vie, il y en a dans tous les milieux, de toutes les classes sociales. »
Y a-t-il aussi beaucoup de cas dans la communauté juive ?
« Chez nous – je crois même que ça a été souligné à la Commission Laurent – la solidarité, l’entraide et le souci d’accompagner font toute la différence. Du coup, peu de familles juives sont aux prises avec la DPJ. »