« Nue » un livre exceptionnel de Salomé Assor
par Virginie Soffer
Ce livre inclassable empreint d’onirisme se décline entre poésie, récit initiatique et conte philosophique. Le récit se déroule en une seule nuit. Ne trouvant pas le sommeil, portée par l’urgence de vivre, la narratrice part de chez elle pour déambuler dans les rues à la rencontre de l’altérité. Mais au cœur de la nuit, un inconnu surgira et bouleversera sa vie à jamais. Quel chemin emprunter pour sortir de la noirceur ? Est-il encore possible de croire en l’humanité ? Un nouveau jour est-il envisageable ?
Rencontre avec Salomé Assor.
La pandémie de Covid-19 a-t-elle eu un impact sur l’écriture de ce livre ?4>
Oui, le contexte pandémique avec un couvre-feu a joué un rôle dans l’écriture de ce livre. C’est un livre sur la claustration, la fugue et aussi sur la solitude qui est un peu intemporelle. On pourrait la mettre dans n’importe quel contexte pandémique ou autre, elle est toujours là.
Quand on lit votre livre, on pense à La Métamorphose de Franz Kafka. Est-ce que ce roman a été une inspiration pour vous ?
Je n’avais pas lu La Métamorphose au moment d’écrire Nue. Une personne qui a lu mon manuscrit m’avait également signalé que mon récit lui faisait penser à ce roman de Franz Kafka. Ne voulant pas me censurer ni me faire influencer, je me suis dit qu’il ne fallait pas que je le lise à ce moment-là. Peut-être que dans mon livre, le rapport au cafard n’est pas celui de La Métamorphose, mais plutôt celui du désir, de la rencontre.
Alors pourquoi avez-vous choisi un cafard ?
Cela m’est véritablement arrivé chez moi! J’ai vécu ce moment où j’ai essayé de tuer un cafard, qui s’est agité et n’est pas mort. À partir de là, j’ai songé à un scénario éclair : ce que serait ce monologue, une sorte de demi-altérité à la fois plus faible et plus puissante que tout, qui ne veut pas mourir.
Le cafard a aussi un statut à part, différent de celui des araignées. Même si les araignées effraient les humains, elles ont un aspect noble, voire poétique. Le cafard, lui, est plus morbide. On ne le voit pas mais on sait qu’il est là. Et les cafards sont là depuis toujours et survivent à tout, même aux explosions nucléaires! C’est de la vermine : ils sont invasifs, prolifèrent vite et sont très durs à éradiquer. Notre dégoût des cafards parle de notre rapport à l’intrusion.
Vous étiez en train d’étudier des textes du philosophe Emmanuel Levinas au moment d’écrire ce livre. Comment la lecture de ces œuvres a-t-elle influencé votre récit, notamment son questionnement concernant le visage et l’humanité ?
Levinas est un existentialiste, très inspiré par la psychanalyse, et un penseur de l’intersubjectivité. Ses réflexions sur la rencontre avec l’autre m’ont profondément inspirée.
Il est vrai que l’exploration du visage comme preuve d’humanité est très présente dans mon livre. Une exploration qui pourrait nous désenchanter, comme lors de cette rencontre dépourvue d’humanité avec un inconnu. À ce moment-là, à défaut d’une rencontre empreinte d’humanité, les souliers répugnants de l’inconnu sont tout ce qui importe à la narratrice, et ces pieds quelconques sont précisément l’inverse d’un visage.
À contrario, la narratrice explore le visage du cafard. Dès lors, elle nous invite à nous interroger pour savoir à quel point on porte l’humanité de l’autre en nous. Levinas pose une question très politique après la guerre : comment envisager l’autre en tant qu’autre, et non en tant qu’objet que je me représente? L’autre, on ne le comprend jamais. C’est précisément ce qui en fait un sujet et non un objet. C’est un grand point d’interrogation insaisissable.
Votre livre possède la structure d’un conte, où, dès le commencement, un jeune personnage s’échappe de son foyer pour aller explorer le monde extérieur.
Je pensais effectivement à la chèvre de Monsieur Seguin, dans les Lettres de mon moulin d’Alphonse Daudet, au moment d’écrire Nue. C’est un conte qui me trouble énormément, car je trouve qu’on raconte aux enfants que le prix de la liberté a un côté fatal. Il n’y a plus d’espoir à la fin. Monsieur Seguin avait raison, sa chèvre aurait dû rester attachée.
Nue ressemble ainsi à une fugue adolescente, à ce besoin d’émancipation auquel aspirent les jeunes rêvant de quitter l’endroit où ils sont en sécurité. On peut dire ça dès le commencement, dans la chambre. À partir de là, l’autonomie devient un guet-apens, insuffisante et complètement illusoire. Finalement, c’est la chèvre de Monsieur Seguin, qui après avoir couru, finit tout de même dans la gueule du loup.
Je pensais à ce rapport à l’autonomie en écrivant Nue. Un rapport extrêmement complexe, sans être blanc ou noir, qui est toujours empreint du regard de l’autre. Et, en même temps, le fait de « dire » est l’acte autonome par excellence, c’est ce qui est salvateur dans Nue.
Des thématiques propres au judaïsme sont aussi présentes tout au long de votre récit, notamment la question de l’exil.
C’est vrai. La question de l’exil est présente dès le départ. Celle de la persécution aussi. Ces thèmes sont étroitement liés. Dans le livre, la question de la persécution ne fait que revenir et se perpétuer, ainsi l’exil continue, que ce soit un exil par l’imaginaire ou un exil au sens littéral. C’est comme s’il n’y avait aucun lieu qui pouvait contenir la narratrice. Par ailleurs, le Dieu absent, l’espèce de vide là où on attendrait un sauveur, est aussi une thématique maintes fois abordée dans le judaïsme.
Qu’est-ce qui nous sauve face à cette absence ?
L’imaginaire. Nue est un peu l’éloge de cet imaginaire. C’est une invitation au fantasme. Ce qui est imaginé devient extrêmement réel à partir du moment où cela rentre dans le langage. Je pense que c’est un peu ça la fiction : créer un réel à partir de ce qui n’existe pas. C’est pour ça qu’on y croit. L’écriture et l’imaginaire sont confondus dans ce livre. Ils ont la même fonction : entrer dans une pièce totalement fermée et y créer une miniscule fissure qui serait la seule issue, et quelle issue! Une issue infinie à partir de rien.