« Les rédacteurs du talmud se sont passionnés pour le monde des rêves »
par Dr Ariel Toledano, médecin et essayiste
Le Dr Ariel Toledano décrypte la symbolique et les multiples clés d’interprétation des rêves dans les textes talmudiques dans un essai brillant et très érudit, Réflexions talmudiques sur les rêves (Éditions In Press, 2023).
Médecin vasculaire, le Dr Ariel Toledano enseigne l’Histoire de la médecine à la faculté de médecine de l’Université Paris Cité. Il est l’auteur d’une vingtaine de livres, parus aux Éditions In Press, dont La médecine du Talmud, Médecine et Kabbale, Médecine et Bible, La médecine de Maïmonide, Réparer les corps, réparer le monde, Réflexions talmudiques par temps d’épidémie, La médecine de Rachi, Le Livre de l’harmonie -Introduction à la Kabbale-, Croire et ne pas croire, coécrit avec le médecin et scientifique Henri Atlan.
Le Dr Ariel Toledano a répondu aux questions de La Voix sépharade.
Ce livre est-il le fruit de la suite de vos recherches sur les textes du Talmud ?
Oui. Ce livre est le prolongement de mes recherches sur les textes du Talmud qui m’ont conduit, il y a une dizaine d’années, à écrire La médecine du Talmud, au commencement des sciences modernes (Éditions In Press).
J’avais répertorié les informations médicales issues des 63 traités talmudiques tout en les classant par spécialités. J’ai pu constater que les rabbins du Talmud avaient une grande intuition dans bien des domaines médicaux, notamment en ce qui concerne la contagiosité, une notion absente de tous les traités médicaux jusqu’au XIXe siècle. Cette intuition du Talmud sur la contagiosité s’intègre dans une démarche préventive plus générale inspirée du texte biblique. Elle se déduit du verset de l’Exode (15,26) qui présente Dieu comme un médecin : « Si tu écoutes la voix de l’Éternel ton Dieu, tu feras ce qui est droit à ses yeux ; et tu prêteras l’oreille à ses préceptes et garderas toutes les lois, je ne te frapperai d’aucune des maladies dont j’ai frappé les Égyptiens, car je suis Dieu, ton médecin. »
Rachi, le célèbre commentateur de la Bible et du Talmud, s’interroge sur l’intérêt de rappeler que Dieu est notre médecin alors qu’il est précisé qu’il n’enverra pas de maladie. Rachi explique : « Je suis Dieu ton médecin, cela signifie : je t’enseigne mes préceptes afin que ta vie en soit préservée. Cette situation est comparable à celle d’un médecin qui recommande à son patient de ne pas manger tel ou tel aliment qui risque de le rendre malade. »
Cette idée sur la prévention comme démarche de soins permet de présenter les Hébreux comme les dépositaires d’une approche originale de la médecine, qui en font les précurseurs de la médecine préventive. C’est ce qui amène d’ailleurs Maïmonide à inscrire un régime de santé dans son code jurisprudentiel de la Bible et du Talmud.
Nous verrons aussi que les lois de Moïse ont conduit les rabbins du Talmud à élaborer une doctrine parfaitement scientifique sur les rêves en y retranchant toute démarche empirique ou relevant de procédés divinatoires.
Quelle place occupent les rêves dans les textes du Talmud ?
Les rêves occupent une grande place dans les textes talmudiques à l’image de la centralité de leurs récits dans les textes de la Bible. C’est d’ailleurs le cas dans toutes les civilisations de l’Antiquité : les Chaldéens, les Égyptiens, les Grecs. Ces peuples perçoivent les rêves comme des communications avec des esprits surnaturels, des procédés divinatoires, l’oniromancie en somme, un art divinatoire par les rêves. Les Grecs vont jusqu’à proposer une médecine par les songes. Les malades se rendaient au temple d’Asclépios, dieu grec de la médecine, pour dormir et recevoir en songe des indications sur les voies de la guérison.
Les rabbins du Talmud se sont démarqués de ce genre d’approches afin de respecter un interdit de la tradition mosaïque cité dans le Lévitique 19,26 : « Ne vous livrez pas à la divination ni aux présages »- « Lo tenahashou, lo teonenou » -. Cet interdit les a encouragés à développer des techniques d’interprétation qui ne soient pas perçues comme des procédés divinatoires et qui s’apparentent à bien des égards aux conceptions psychanalytiques près de 18 siècles avant Freud.
Passionnés par les rêves, les rabbins du Talmud ont élaboré une doctrine d’interprétation de ceux-ci. Quelles sont les principales spécificités de cette doctrine ?
Pour les rabbins du Talmud, les rêves sont annonciateurs de nouvelles qu’il faut savoir déchiffrer, interpréter. Cette approche les distingue de la psychanalyse où le rêveur doit parvenir à trouver les clés de son rêve. Il est certes aidé par le thérapeute qui l’amènera à comprendre le contenu latent de son rêve, mais il est le seul à pouvoir en saisir le sens et à le formuler.
Dans la tradition talmudique, le rêve est signifiant dans la mesure où il est interprété. C’est donc un tiers qui est en mesure de dévoiler le message dont le rêve est porteur. L’interprète détient les clés du rêve. Il ne s’agit pas de quelque chose d’arbitraire, mais d’une connaissance de la symbolique des images et de leurs contextualisations dans des éléments du récit biblique. Reste qu’il faut préciser que selon la doctrine talmudique, tout rêve est porteur d’un message ambivalent, et que seul l’interprète va trancher, en formulant l’interprétation dans un sens positif ou négatif. Il faut donc bien choisir la personne à qui l’on raconte ses rêves!
L’analyse des rêves de la Bible, notamment ceux décrits par Joseph, Pharaon, Nabuchodonosor ou Daniel, semble prédire l’avenir, expliquez-vous. C’est l’opposé de la théorie freudienne qui est plutôt tournée vers le passé : le retour à l’enfance, au refoulé ?
Les rêves que vous citez sont des rêves prophétiques qui se distinguent des rêves du quotidien. Joseph et Daniel sont des personnages bibliques qui ont une capacité à communiquer avec le divin, à percevoir des messages prophétiques dans leurs rêves. Ils sont non seulement des rêveurs, mais capables d’interpréter leurs propres récits oniriques ou ceux des autres, comme ceux de Pharaon ou Nabuchodonosor. Hormis ces rêves de nature prophétique, les rêves de tout un chacun possèdent des éléments latents, en attente d’une interprétation qui semble donner une forme de prédiction selon la doctrine talmudique. Ils s’inscrivent dans un désir d’avenir. Il ne s’agit nullement d’un système clos, tourné exclusivement sur son passé comme le prétend la psychanalyse, mais d’une ouverture à son environnement, à son avenir. D’ailleurs, une infime partie de nos rêves sont considérés par les rabbins du Talmud comme de l’ordre d’une petite prophétie qui n’est autre que la sensibilité aux choses à venir.
Quelle est la part de la prophétie dans les rêves décryptés par les maîtres du Talmud ?
Les rabbins du Talmud considèrent, dans le Traité Bérakhot 57b, que le rêve est 1/60ème de la prophétie. Mais, selon Maïmonide, il ne faut tout de même pas y voir l’esprit d’une véritable prophétie car elle ne peut être que l’apanage d’une poignée d’élus. La prophétie n’est possible que sous trois conditions : la perfection de la faculté imaginative dans sa formation primitive, la perfection de la faculté rationnelle au travers de l’étude et, enfin, la majorité des dispositions morales. Le rêve pour Maïmonide n’est que le reflet d’une faculté imaginative moindre.
L’approche interprétative des rêves des rabbins du Talmud se distingue par son avant-gardisme. Celle-ci a été mise en œuvre des milliers d’années avant que ne soient conçues les approches de la médecine moderne, notamment les neurosciences et les sciences cognitives.
Les rabbins du Talmud ont en effet une approche résolument moderne des rêves. Ils les considèrent comme des marqueurs de bonne santé.
Cette idée se retrouve dans le mot « halom », qui signifie rêve en hébreu, et qui exprime aussi l’idée d’une bonne santé. Les rabbins du Talmud vont jusqu’à dire que celui qui ne rêve pas durant sept jours est dit malheureux.
Croire en ses rêves, c’est croire en la capacité de réaliser ses désirs rêvés, de se tourner vers le monde. La tradition talmudique appréhende le rêve comme un désir d’altérité, d’intégration dans la société, de parvenir à mieux comprendre son entourage.
C’est encore un concept qui est confirmé par la découverte récente des neurones miroirs, qui sont activés durant le sommeil. Ainsi, de nombreuses fonctions attribuées aux rêves de nos jours se retrouvent dans les approches talmudiques. Force est de constater que les sages du Talmud ont énoncé des règles qui, des siècles plus tard, se sont avérées ou ont permis de faire avancer la réflexion médicale.