Marek Halter raconte la saga passionnante des Juifs de Shanghai
« Le premier Juif à s’établir à Shanghai fut un Sépharade, Elias David Sassoon »
par Elias Levy
Il retrace le destin hors du commun de deux jeunes femmes très vaillantes, Clara, résistante allemande, et Ruth, une couturière juive de Varsovie.
Un récit historique très captivant regorgeant d’espoir.
Conversation avec un conteur d’histoires hors pair et un passeur aguerri de la mémoire juive.
Comment est née l’idée de ce roman?
L’idée d’un roman ressemble à un puzzle. Plusieurs idées se superposent. Dans celui-ci, qui débute en 1937 à Berlin, en plein apogée du nazisme, je raconte l’histoire de Ruth, une talentueuse couturière juive de Varsovie, et de son amie Clara, une jeune résistante allemande, qui décident de fuir vers une destination inattendue : Shanghai, où des milliers de Juifs allaient trouver refuge pendant la guerre. Le personnage de Ruth m’a été inspiré par ma tante, une sœur de ma mère que je n’ai pas connue, qui a vécu cette histoire. Dans mon film dédié aux Justes qui ont sauvé des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, j’ai interviewé Chiune Sugihara, consul du Japon en Lituanie à la fin des années 30. Il sauva la vie de 6200 Juifs en leur délivrant des visas qui leur permirent de s’enfuir à Kobele, le grand port du pays du Soleil levant. Ils ont pu ainsi traverser la Russie avec ces visas de transit pour se rendre au Japon et ensuite à Shanghai.
Cette histoire vous passionne.
Oui. Les rapports entre le petit peuple juif et la Chine, un des plus grands peuples du monde, tout du moins par son nombre, m’ont toujours fasciné. David Ben Gourion m’a raconté un jour cette anecdote. Quand il a rencontré Mao Tsé-toung, il lui a demandé combien étaient les Chinois? Il lui répondit : « 1 milliard. » Mao lui demanda à son tour : « Et vous les Juifs, combien êtes-vous? » Ben Gourion répondit : « Si nous étions ensemble, on serait 1 milliard 14 millions! »
La communauté juive de Shanghai comptait aussi dans ses rangs des notables Sépharades, et pas des moindres.
Les Bagdadis de Bombay, originaires d’Irak, sont les premiers Juifs à s’installer dans la concession anglaise de Shanghai. En 1844, à la suite de la défaite de la dynastie Quing contre les Anglais pendant la première guerre de l’Opium, plusieurs quartiers de Shanghai sont retirés à la souveraineté chinoise pour devenir des concessions extraterritoriales, d’abord anglaise et par la suite française, américaine et japonaise. Le premier Juif à établir ses pénates à Shanghai, en 1844, fut Elias David Sassoon, fondateur d’une petite communauté de négociants, comptant seulement quelque huit cents personnes, qui joua un rôle déterminant dans la transformation de la ville en une cité commerciale d’envergure mondiale. Elias David Sassoon fit fortune dans l’immobilier et dans le commerce du thé, de la soie et surtout de l’opium, qui déclencha une guerre ravageuse. À l’époque, l’opium était une denrée extrêmement rare et très chère qu’on utilisait comme calmant dans tous les hôpitaux. Les Bagdadis d’Inde sont surnommés en Chine les « Sépharades ». D’autres familles bagdadies, les Kadoorie, les Abraham et les Ezra, s’établirent aussi à Shanghai. La première synagogue, Beth El, fut fondée en 1887. En 1900, les membres plus orthodoxes de la communauté juive ouvrirent leur propre synagogue, Sheerith Israël.
Des Sépharades de Shanghai devinrent d’illustres philanthropes.
Oui. Les Sassoon étaient des philanthropes renommés et très généreux. Ils ont bâti un grand réseau scolaire qui a accueilli les enfants de milliers d’immigrants juifs de Russie qui fuyaient les pogroms tsaristes. Un jour, Charles Aznavour m’a dit avec une pointe de regret : « Les peuples arménien et juif ont beaucoup de choses en commun : ils sont minoritaires, persécutés et victimes tous les deux d’un effroyable génocide. Notre seule différence : quand un Arménien fait fortune, il construit une église, quand un Juif s’enrichit, il crée une école. »
Shanghai a accueilli des milliers de Juifs persécutés par les nazis.
En 1938, à la Conférence internationale d’Évian, organisée à l’initiative du président des États-Unis, Franklin D. Roosevelt, pour venir en aide aux très nombreux réfugiés juifs allemands et autrichiens qui tentaient désespérément d’échapper aux griffes des nazis, la réponse des pays participants à ce sommet fut catégorique : personne ne voulait accueillir ces Juifs en plein désarroi, victimes d’un antisémitisme maladif. L’Amérique imposa un quota très strict, l’Angleterre promulgua le Livre blanc pour restreindre l’immigration juive vers la Palestine mandataire, la République dominicaine était prête à accueillir 100 000 Juifs en contrepartie d’une compensation financière… La seule ville qui leur ouvrit ses portes fut Shanghai, qui comptait alors près de 12 millions d’habitants. À la différence des autres pays, la ville de Shanghai, compte tenu de son statut unique en tant que concession internationale, contrôlée par les Japonais depuis 1937, n’exigeait aucun visa à l’entrée. Ainsi, le ghetto de Shanghai a accueilli près de 40 000 Juifs. Les conditions de vie y étaient précaires, mais ce n’était pas un ghetto fermé, les gens étaient libres de leurs mouvements et pouvaient travailler.
Vous rappelez que les Chinois et les Juifs sont les héritiers respectifs d’une civilisation plurimillénaire exceptionnelle.
Un jour, Zhou Enlai, ancien premier ministre de la République populaire de Chine, m’a dit que les Juifs et les Chinois ont un point commun : ils ont traversé les siècles sans changer de langue, d’alphabet, de traditions. Il m’a donné un exemple de cette longévité inébranlable. Aujourd’hui, si on donne à lire à un jeune Français un texte original de Rabelais, il ne le comprendra pas s’il n’est pas traduit en français moderne. Si on donne à lire à un jeune Espagnol le Don Quichotte de Cervantes dans sa version originale, il ne le comprendra pas s’il n’est pas traduit en castillan moderne. Par contre, un jeune Chinois comprendra parfaitement un texte original de Confucius et un jeune Israélien lira aisément les textes des Prophètes, car l’essence de leur langue n’a pas changé au fil des siècles. Juifs et Chinois sont les légataires de deux très vieilles civilisations et cultures qui ont résisté farouchement aux aléas du temps.
Peut-on qualifier ce roman de « féministe »?
Absolument. Je relate dans ce livre l’amitié indéfectible entre deux femmes remarquables. J’ai dédié plusieurs livres aux femmes : les trilogies La Bible au féminin, Les femmes de l’Islam, Marie, Ève… Les femmes sont au cœur de l’aventure humaine. Je crois profondément qu’elles sont plus perspicaces, plus fortes et plus généreuses que les hommes. La femme a une supériorité sur l’homme : elle connaît le prix de la vie, elle donne la vie. Le XXIe siècle sera celui des femmes. Il y a de plus en plus de femmes cheffes d’État. Pour la première fois de son histoire, un grand syndicat français, la CGT, vient d’élire une femme, Sophie Binet, à sa tête. Les deux femmes qui m’ont le plus impressionné dans ma vie sont Golda Meir et Angela Merkel.
Vous êtes proche de Vladimir Poutine. Son obsession d’anéantir brutalement l’Ukraine vous offusque-t-elle?
J’ai rencontré Vladimir Poutine à Moscou un mois avant l’invasion de l’Ukraine. Il m’a dit alors que la guerre était inévitable. Je ne l’ai pas cru. Je me suis trompé. Mea culpa! Poutine est victime de l’usure du pouvoir. Quand on reste trop longtemps à la tête d’une grande nation, comme l’est la Russie, on finit par se couper de la réalité. En Israël, Benyamin Netanyahou est confronté au même problème. À l’instar de tous les Russes, Poutine est un fervent patriote. Lisez Dostoïevski ou Soljenitsyne, vous mesurerez vite la place qu’occupe le patriotisme dans l’âme russe. Quand Soljenitsyne est venu à Paris, il nous a raconté que quand il était au goulag, tous les prisonniers, lorsqu’ils ont appris que les nazis étaient aux portes de Moscou, ont demandé de s’enrôler dans l’Armée rouge pour défendre leur patrie. La Jérusalem des Russes, ce n’est pas Moscou, mais Kiev!
Croyez-vous à un règlement honorable pour les deux camps de ce conflit très meurtrier?
Je suis inquiet, mais je demeure optimiste. La Bible nous dit que « la lumière brillera au sein des ténèbres ». Il ne faut jamais désespérer.
La situation politique en Israël vous préoccupe aussi beaucoup.
Israël manque cruellement aujourd’hui de grands leaders politique, moraux et spirituels, comme l’ont été David Ben Gourion, Martin Buber, Yeshayahou Leibowitz. Le plus grand danger qui a toujours pesé sur le peuple d’Israël, c’est la « guerre des Juifs ». Celle-ci a été relatée au Ier siècle par le célèbre historiographe romain juif d’origine judéenne, Flavius Joseph. Il raconte, avec moult détails, comment dans la Jérusalem assiégée par les Romains, les Zélotes exterminaient les Juifs qui, à leurs yeux, ne priaient pas assez. C’est l’empereur Titus qui a gagné cette guerre fratricide. Les Juifs n’ont-ils rien appris des leçons tragiques du passé? La pire chose qui peut arriver aujourd’hui à Israël, c’est la division de la nation juive. Il faut relire les Prophètes à ce sujet. Ils craignaient de voir un jour des religieux au pouvoir. Ce n’est pas pour rien que les Juifs ont été la première nation au monde à accepter une séparation entre la religion et le politique. Moïse s’occupait de la politique, son frère Aaron de la religion.
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