« Franz Kafka ne veut pas mourir »
Un roman biographique remarquable de Laurent Seksik
« Franz Kafka est un poète poignant du monde de demain »
par Elias Levy
Laurent Seksik est l’auteur de plusieurs romans qui ont connu un grand succès, notamment Les derniers jours de Stefan Zweig, La légende des fils, Le cas Eduard Einstein, L’exercice de la médecine, Romain Gary s’en va-t-en-guerre. Ses livres sont traduits dans de nombreuses langues.
Il a accordé une entrevue, par Zoom, à La Voix sépharade.
Franz Kafka vous fascine.
Kafka est l’écrivain absolu. Il avait des exigences littéraires incommensurables. Il brûlait ses livres quand il n’était pas satisfait de ceux-ci. Il incarne aussi dans sa façon la plus extrême les rapports père-fils, et aussi père-fille, dans le judaïsme. On a l’impression que Kafka est un écrivain crépusculaire, notamment quand on fait allusion au « monde kafkaïen ». En réalité, c’est un être lumineux qui s’est nourri à la fois des splendeurs du judaïsme et des contradictions de la vie juive en diaspora. Il demeure le plus énigmatique et le plus universel des écrivains du XXe siècle.
Chaque écrivain a des thèmes de prédilection. Moi, ce sont les grandes figures de l’histoire juive du XXe siècle et le rapport père-fils, que j’ai exploré dans mes livres Le cas Eduard Einstein, le fils handicapé qu’Einstein a abandonné en Suisse quand il s’est exilé aux États-Unis, et Romain Gary s’en va-t-en-guerre. Stefan Zweig, Romain Gary et Franz Kafka m’ont marqué à tel point que je leur ai dédié, il y a trente ans, ma thèse de médecin sur « l’envahissement pariétal des cancers bronchiques en IRM ».
Ce livre n’est pas une biographie conventionnelle de Franz Kafka.
Non. De très bonnes biographies de Kafka ont été écrites. Chaque écrivain a sa propre singularité. La mienne, c’est d’éclairer des moments charnières de la vie de grandes figures de la littérature du XXe siècle à travers mon propre regard.
Je m’escrime à montrer les diverses facettes de Kafka par l’entremise de trois personnages clés de son existence qui éclairent respectivement une facette de sa vie. C’est pourquoi j’ai mis cinq ans pour écrire ce livre. La construction de celui-ci était fort complexe. C’est un roman qui court au rythme d’une cavalcade dans la première moitié du XXe siècle.
Son ami, le Dr Robert Klopstock, éclaire son rapport à la littérature et à la maladie. Il deviendra des années plus tard, à New York, un professeur éminent de chirurgie thoracique, spécialiste mondialement reconnu de la tuberculose. Sa sœur, Ottla, éclaire le rapport au père. Elle accompagnera jusqu’aux chambres à gaz d’Auschwitz-Birkenau 1000 enfants juifs polonais après avoir célébré, au camp de Theresienstadt, sis en Tchécoslovaquie, le 60e anniversaire de la naissance de Franz Kafka. Dora Diamant, sa dernière compagne, éclaire son rapport aux femmes qui fut très complexe. Je relate les destins hors norme de ces trois personnages. Je n’ai rien inventé. Tout est vrai dans ce livre. J’embrasse à la fois l’œuvre et la vie de Kafka avec des regards qui sont à chaque fois différents, mais qui se complètent.
C’est un nouveau genre littéraire?
J’alterne entre fiction et exofiction. Certains critiques ont dit qu’avec Les derniers jours de Stefan Zweig, j’ai inventé un nouveau genre littéraire : l’exofiction. Je ne suis pas certain, mais je prends le compliment. Écrire un roman où tout est vrai, c’est une gageure littéraire. C’est ce que fait aussi le célèbre écrivain et psychiatre américain, Irvin Yalom, qui relate dans ses romans des moments marquants de la vie de Nietzsche, de Schopenhauer, de Spinoza… Je m’inscris dans ses pas. Je suis un conteur juif qui essaye de se cantonner à la stricte vérité en la mettant en scène et en mots.
Ce roman vous a été inspiré par les derniers mots prononcés par Franz Kafka sur son lit de mort : « Tuez-moi, sinon vous êtes un assassin. »
Oui, il est né de cette phrase. J’ai tourné longtemps en rond avant d’arriver à trouver cet angle. Depuis que j’étais étudiant en médecine, j’avais ces mots en tête. C’est une phrase kafkaïenne qui exprime très éloquemment toute la souffrance d’un être à la veille de sa mort. Cette volonté d’en finir, et en même temps ce refus de mourir. La contradiction recelée dans ces mots graves est sidérante. Moi-même, j’ai été dans la position du Dr Robert Klopstock. Comme tout étudiant en médecine, j’ai été très marqué quand j’ai administré de la morphine à un patient en fin de vie. Ces dernières paroles de Kafka, qui sont si édifiantes, parlent à tout le monde. Elles ont été le point de départ de ce roman, qui part des ténèbres pour aller vers la lumière.
Le rapport de Franz Kafka au judaïsme et au sionisme était très complexe.
Le rapport de Kafka au judaïsme est fascinant parce qu’il nous parle à tous. Il a appris l’hébreu à la fin de sa vie et le lisait couramment. Son rapport au sionisme est aussi très ambivalent. Quand il était jeune, farouchement socialiste, il était plutôt antisioniste, à la différence de son ami Max Brod et de la communauté juive de Prague qui étaient foncièrement attachés à l’idée de fonder un État juif indépendant sur la terre ancestrale des Juifs. Il détestait le judaïsme de son père, qu’il considérait comme une coquille vide et qui, à ses yeux, se résumait à aller à la synagogue trois fois par an et à célébrer sa Bar-Mitzvah, sans comprendre ce qu’on lisait. Il était fasciné par les troupes de théâtre yiddish de Prague qui l’ont initié à l’art de la scène. Il était aussi très admiratif des Juifs de l’Est qui à l’époque étaient profondément méprisés par les Juifs de Prague. Il aimait le judaïsme charnel et festif véhiculé par les troupes de théâtre yiddish qui se produisaient à Prague. Il se rapproche peu à peu du sionisme et nourrit le rêve d’aller vivre un jour en Palestine avec sa compagne, Dora Diamant.
Dora Diamant est la seule femme avec qui Kafka vivra, mais à la fin de sa vie.
Il a rencontré Dora Diamant un an avant sa mort. C’est la seule femme avec qui Kafka voudra vivre, lui qui a été suicidaire pendant une longue période de temps. Le titre du livre, Franz Kafka ne veut pas mourir, vient de là. Dora le projette vers un avenir plus radieux. Ils rêvent de s’établir dans la Palestine de l’époque, l’Israël d’aujourd’hui, pour accomplir un rêve un peu fou : ouvrir un restaurant à Tel-Aviv.
Un des points qui m’ont vraiment fasciné dans l’écriture de ce roman, c’est l’histoire de Dora, qui accompagne Kafka dans ses derniers moments. Elle le coiffe sur son lit de mort avec une brosse qu’elle portera avec elle le reste de sa vie après avoir échappé aux crimes atroces du nazisme et du stalinisme et à la déportation vers les camps de la mort nazis. Pendant la guerre, à l’instar de dizaines de milliers de Juifs allemands, elle sera internée à l’île de Man par les autorités britanniques. Une histoire pathétique, peu connue du grand public. Cette brosse dont elle ne se départira jamais, elle la ramènera en Israël dans les années 50 dans un kibboutz en Galilée, comme elle l’avait promis à Kafka. Il y a quelque chose de fabuleux dans ce destin. Le destin tragique de la sœur de Kafka, Ottla, est aussi bouleversant.
L’œuvre de Franz Kafka a été sauvée in extremis par son ami Max Brod.
Insatisfait de son travail littéraire, quand il a rédigé son testament, Kafka a formulé le souhait que l’exécuteur de celui-ci, son ami de jeunesse Max Brod, brûle la plupart de ses écrits. Fort heureusement, Brod n’a pas respecté cette injonction. Il a réussi à fuir Prague la veille de l’entrée des nazis pour à aller en Palestine. C’était très compliqué à l’époque de quitter la Tchécoslovaquie, car peu de visas de sortie étaient octroyés aux Juifs. Il a emporté avec lui la majorité des écrits de Kafka. Ce qui a permis au monde de connaître l’œuvre littéraire imposante de ce grand génie de la littérature. Certains ont reproché à Brod d’avoir trahi son ami en ne respectant pas ses vœux consignés dans son testament. Ce grief me paraît grotesque!
Vous qualifiez Franz Kafka de « poète poignant du monde de demain ».
Kafka est véritablement un génie visionnaire. Si Zweig est un écrivain du XIXe siècle égaré au XXe – le chantre du monde d’hier –, Kafka est un auteur du XXIe siècle mort au XXe siècle. Il est la modernité incarnée. Il annonce dans ses livres le stalinisme, le nazisme et la condition humaine d’aujourd’hui. Sans avoir bougé de son petit bureau de sa maison familiale de Prague, il a commis une œuvre littéraire colossale et très avant-gardiste. Indépendamment de leurs grandes qualités littéraires, ses livres étayent sa vision prophétique. Il est un narrateur et un conteur exceptionnel. C’est pourquoi il est un auteur qu’il faut relire aujourd’hui.
Pratiquer la médecine et se consacrer à l’écriture, c’est un grand défi personnel?
Le psychiatre et écrivain américain Irvin Yalom est un modèle pour moi. Il a exploré avec brio dans ses livres la vie et l’œuvre de figures notoires du monde de la pensée européenne : Nietzsche, Spinoza, Schopenhauer… Après avoir arrêté la pratique médicale pendant trois ans, j’ai renoué avec celle-ci parce que j’en avais besoin. Pour moi, écrivain et médecin sont parmi les plus belles professions du monde. Il y a beaucoup d’humanité dans ces deux métiers. Vous avez raison, c’est un défi permanent. La médecine, c’est une approche de la vérité par la connaissance. La littérature, c’est une approche de la vérité par l’écriture, l’émotion, la sensibilité. Avec l’âge, passer d’une discipline à l’autre, ce n’est pas facile. Ce ne sont pas les mêmes cerveaux qui travaillent. Cependant, c’est très motivant parce que la pratique de la médecine et l’écriture sont toutes deux une quête de vérité et un défi permanent.