Eli Cohen, le héros légendaire du Mossad et d’Israël

« Le principal legs de mon père est son amour profond d’Israël » – Sophie Cohen Ben-Dor –
« Eli Cohen fait partie de l’histoire nationale d’Israël » –Valérie Perez-Ennouchi–

par Elias Levy

Eli Cohen

Eli Cohen à Damas au début des années 60 (crédit : Bureau du premier ministre d’Israël)

Le 18 mai 1965, Eli Cohen, le plus célèbre espion du Mossad, a été pendu sur une place publique à Damas. Cinquante-huit ans plus tard, sa fille, Sophie Cohen Ben-Dor, psychanalyste, revisite l’histoire héroïque de son père et tente de rétablir la vérité sur celui-ci dans un livre d’entretiens et d’enquête passionnant coécrit avec la journaliste israélienne Valérie Perez-Ennouchi, Eli Cohen, le héros du Mossad (Éditions Ramsay, 2023).

Sophie Cohen Ben-Dor et Valérie Perez-Ennouchi ont accordé une entrevue à La Voix sépharade.

Eli Cohen, le héros du Mossad

Qu’est-ce qui vous a motivée à écrire cette biographie de votre père, Eli Cohen?

Sophie Cohen Ben-Dor : Je tenais absolument à ce que la journaliste Valérie Perez-Ennouchi, qui est devenue une amie proche, à qui je fais pleinement confiance et dont j’apprécie beaucoup l’authenticité et la grande rigueur professionnelle, écrive ce livre sur la vie de mon père afin de déboulonner une fois pour toutes les mythes et les mensonges tenaces colportés à son sujet. Je tenais à relater la vraie histoire de sa vie très audacieuse et hors norme.

Votre récit est basé sur des documents exclusifs.

Valérie Perez-Ennouchi : Il y a cinq ans, le Mossad a transmis des documents à la famille d’Eli Cohen. Pour la première fois, des rapports de ses missions et des dossiers classifiés ont été dévoilés à la famille. Ces documents exclusifs, qui jusque-là n’avaient jamais été rendus publics, nous permettent de mieux comprendre la personnalité d’Eli Cohen et la manière dont il a été formé par le Mossad. Il a appris l’arabe syrien, très différent de l’arabe égyptien qu’il parlait, et l’espagnol, langue qu’il a apprise à parler couramment en l’espace de six mois avant d’être envoyé en mission en Argentine, le maniement des armes, l’art difficile de la filature… Il avait des qualités humaines exceptionnelles et une mémoire photographique infaillible. Les archives sur Eli Cohen devaient être remises à sa famille 50 ans après son décès. Mais le gouvernement de Benyamin Netanyahou a décidé de prolonger de vingt ans l’interdiction d’accès aux archives gouvernementales, en la portant à 70 ans. J’ai l’impression qu’Israël hésite à remettre ces documents fondamentaux à ses ayants droit. Une rumeur circule aussi selon laquelle les archives sur Eli Cohen auraient été détruites lors d’un incendie du bâtiment du Mossad abritant celles-ci. La famille Cohen a perdu espoir de connaître un jour toute la vérité sur ce légendaire espion.

Eli Cohen, qui est parvenu à s’infiltrer dans les plus hautes sphères du pouvoir politique syrien, a transmis à Israël des informations capitales.

V. Perez-Ennouchi : Absolument. S’il n’avait pas transmis à Israël ces informations cruciales, la guerre israélo-arabe de 1967 n’aurait pas duré six jours et les Israéliens l’auraient peut-être perdue. Il a été remercié publiquement par le premier ministre de l’époque, Levi Eshkol, et le général Yitzhak Rabin. Les informations qu’il a colligées en Syrie ont été fondamentales pour la survie d’Israël. Son plus grand tour de force fut sans aucun doute d’indiquer à Israël les localisations précises des fortifications syriennes sur le plateau du Golan. Il a transmis aussi aux services secrets israéliens la disposition des bunkers et des bases de tir syriens. Au moment de dissimuler les postes militaires avancés syriens, certains croient qu’il a convaincu les officiers syriens que des arbres à eucalyptus soient plantés autour des bunkers. Ce qui a permis à Tsahal de repérer plus facilement et de bombarder ceux-ci pendant la guerre des Six Jours.

La famille d’Eli Cohen a-t-elle toujours bon espoir de récupérer un jour sa dépouille?

S. Cohen Ben-Dor : Ma famille et moi n’abandonnerons jamais le rude combat que nous menons pour rétablir la vérité sur la vie de mon père et perpétuer sa mémoire bénie. Mais, aujourd’hui, je sens qu’il est trop tard pour récupérer ses restes. Le corps de mon père est toujours en Syrie. Après sa pendaison en 1965 à Damas, nous étions conscients qu’il n’y avait presque aucune chance de récupérer un jour sa dépouille. Quand Bachar el-Assad a succédé à son père, Hafez el-Assad, un homme cruel, j’ai cru que la Syrie allait entrer dans une nouvelle ère et qu’il serait moins totalitaire que son géniteur. Je lui ai écrit une lettre dans laquelle je l’exhortais à faire preuve de plus de compassion à l’égard de ma famille et à tabler sur la paix avec Israël. Je l’ai supplié de nous restituer la dépouille de mon père. Il m’a répondu deux fois. Dans un premier temps, il m’assura qu’il rendrait le corps quand le temps serait venu et, dans sa deuxième réponse, il m’expliqua qu’une cité avait été construite sur le lieu où se trouve sa sépulture. Ma conclusion est que les autorités syriennes ne pardonneront jamais à Elie Cohen le fait de les avoir bernées et humiliées pendant plusieurs années en se faisant passer pour un homme d’affaires prospère, ami des plus hauts dirigeants du régime. Elles n’ont toujours pas digéré cet affront. Le contexte très tendu qui sévit aujourd’hui entre la Syrie et Israël ne facilitera pas les choses.

Le Mossad a remis récemment à la famille d’Eli Cohen le dernier télégramme qu’il a transmis depuis Damas. C’est une pièce très importante.

V. Perez-Ennouchi : Ce télégramme est une pièce fondamentale pour reconstituer le puzzle complexe de la vie légendaire d’Eli Cohen. Nous n’avions pas encore connaissance de ce télégramme quand nous avons entamé l’écriture de ce livre. Ce document cardinal réfute catégoriquement la raison principale invoquée jusqu’ici pour expliquer l’arrestation d’Eli Cohen, le 19 janvier 1965, par les autorités syriennes : il aurait été imprudent en envoyant trop de messages et les Syriens ont fini par intercepter les signaux en morse qu’il transmettait au Mossad. Selon nous, cette explication est fausse. Une chose est sûre : il n’a pas envoyé une kyrielle de messages, il n’en transmettait qu’un seul par jour. Le récit, ressassé dans des séries, des films et des livres, selon lequel les services de renseignement syriens postés dans un camion en bas de chez lui auraient capté le signal des messages en morse qu’il diffusait et auraient sur-le-champ procédé à son arrestation à son domicile est aussi invraisemblable. En effet, quand ils l’ont arrêté, il n’était pas en train de transmettre un message au Mossad, il dormait dans son lit. Sa fille Sophie étaye une autre thèse pouvant expliquer son arrestation : il y avait à l’époque beaucoup d’agents secrets en Syrie, qui se connaissaient entre eux, notamment des agents de la CIA, qui ont été pris en filature par les services secrets syriens. Ils auraient vu Elie Cohen en compagnie de plusieurs de ces agents dans un café de Damas. C’est ce qui aurait mené à sa capture.

Une autre figure marquante de cette histoire est Nadia, l’épouse d’Eli Cohen.

S. Cohen Ben-Dor : Ma mère Nadia, âgée de 87 ans, est aussi une vraie héroïne. Elle est une femme forte, très courageuse et résiliente qui a affronté des épreuves très difficiles pour élever ses trois enfants dans la dignité, dans des conditions matérielles très ardues. Elle a beaucoup de mérite. Elle ne s’est jamais remariée et n’a pas pu faire le deuil de son époux adoré parce que les Syriens ne lui ont pas encore restitué sa dépouille. Elle est l’initiatrice du projet d’un musée national dédié à la mémoire de notre père, sis à Herzliya. Celui-ci a été inauguré en décembre 2022. Le chef du Mossad, Dadi Barnea, qui lors de l’émouvante cérémonie d’inauguration a révélé publiquement pour la première fois le contenu du dernier télégramme envoyé par mon père juste avant sa capture, le président d’Israël, Isaac Herzog, et le premier ministre, Benyamin Netanyahou, étaient présents à cet événement aux côtés de ma famille. Ma mère Nadia s’escrime à maintenir vivante la flamme de la mémoire de notre père.

La mémoire d’Eli Cohen est toujours très vivace dans la société israélienne.

V. Perez-Ennouchi : Oui. Eli Cohen fait partie de l’histoire nationale d’Israël. Dans les écoles d’Israël, on relate aux enfants tout ce qu’il a accompli pour la survie et la défense de son pays. Une école de formation du Mossad porte son nom. Dans les nouveaux bureaux du Mossad, une statue a été érigée à sa mémoire. Dans toutes les villes du pays, il y a des rues, des synagogues, des forêts et des villages qui portent son nom. Dans le Golan, un sentier de randonnée porte aussi son patronyme. Il a laissé une trace indélébile dans la société israélienne. Depuis la parution de notre livre, nombreuses sont les personnes qui nous ont contactées pour nous relater de nouvelles anecdotes le concernant. Son dossier ne sera jamais fermé, car des interrogations sur sa vie et ses missions spectaculaires subsistent. Les souvenirs impérissables de sa vie et de ses exploits occupent toujours une place importante dans l’inconscient collectif du peuple d’Israël. On parle toujours de lui avec beaucoup d’affection et d’amour. On a l’impression qu’il fait partie de notre famille. J’ai dédicacé ce livre à mon oncle Maurice, un sioniste invétéré, qui a participé aux guerres israélo-arabes de 1967 et 1973, qui ne cessait de me parler des grandes prouesses d’Eli Cohen quand j’étais une enfant. Il l’appelait le « patron ». Nous avons tous des réminiscences de l’histoire fabuleuse d’Eli Cohen.

S. Cohen Ben-Dor : Le principal legs de mon père est son amour profond d’Israël. Il s’est entièrement consacré à sa patrie. Il a tout donné et sacrifié pour Israël, y compris sa vie. Il a toujours été un fervent sioniste, même durant sa jeunesse en Égypte où il militait activement dans des organisations clandestines œuvrant à l’édification d’un État juif indépendant. Il était très motivé dans tout ce qu’il accomplissait. Des personnages comme lui n’existent plus aujourd’hui en Israël. C’est pourquoi il fait partie du panthéon réservé aux grands héros de l’Histoire moderne. Il s’est toujours battu fougueusement pour le bien-être d’Israël et non pas pour défendre ses intérêts personnels. Sa vaillance et son sens du sacrifice ne peuvent que susciter l’admiration de tous et toutes.

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