Le dialogue improbable entre un philosophe, Michel Onfray, et un rabbin, Michaël Azoulay

« Restons optimistes en soulignant que le judaïsme peut compter, pour sa survie, sur ses racines qui plongent dans les profondeurs d’une histoire plurimillénaire » – Rabbin Michaël Azoulay –
« Le judaïsme autorise un jeu entre l’herméneutique et l’allégorique, alors que ça n’est pas le cas dans le christianisme » – Michel Onfray –

par Elias Levy

Michel Onfray et Rabbin Michaël Azoulay

Michel Onfray, le philosophe français le plus connu et le plus lu de sa génération, auteur d’une centaine de livres, et le rabbin orthodoxe Michaël Azoulay, leader spirituel de la Communauté juive de Neuilly-sur-Seine, nous proposent un dialogue spirituel et intellectuel inattendu et de très haut niveau, consigné dans leur livre, Dieu? Le philosophe et le rabbin (Éditions Bouquins, 2023).

Des échanges épistolaires féconds, marqués par des divergences de fond, sur des sujets des plus sensibles : le rapport à la foi, l’herméneutique juive, l’antisémitisme, la laïcité, l’avenir du judéo-christianisme, la question du mal, le fondamentalisme religieux, l’état du dialogue interreligieux…
Michel Onfray et le rabbin Michaël Azoulay ont affablement répondu aux questions de La Voix sépharade.

Dieu ?

À une époque où un dialogue serein et constructif sur des thèmes épineux est quasi impossible, particulièrement dans les milieux universitaires où l’idéologie wokiste prédomine, ces échanges très francs avec le rabbin Michaël Azoulay semblent un tour de force.

Michel Onfray : Je crois que l’université n’a jamais brillé par sa tolérance, son hospitalité, sa générosité! Son histoire est faite de haine, de mépris, d’exclusion, d’anathèmes. Tout ce qui s’est fait de grand en philosophie l’a été en dehors de l’université, sinon contre elle : qu’on songe à Montaigne, Descartes, Pascal, La Mettrie, Helvetius, D’Holbach, Voltaire, Rousseau, sinon, plus tard, Sartre, Camus, Simone Weil, pour en rester à la seule France. Aucun n’a enseigné à l’université!

Ce dialogue épistolaire avec un philosophe athée, Michel Onfray, fort improbable dans un autre cadre, a-t-il été possible parce qu’il y a une culture du débat fortement ancrée dans le Talmud et la tradition juive?

Rabbin Michaël Azoulay : Tout à fait! J’évoque, dans mes échanges avec Michel Onfray, les nombreuses controverses entre les sages du Talmud ainsi qu’entre ces rabbins et les Sadducéens, les hérétiques, les apostats, les philosophes païens, les idolâtres, etc. Je n’ai donc eu aucun état d’âme à perpétuer cette longue tradition du débat. La principale difficulté fut d’entamer et de construire un dialogue avec un athée, les rabbins étant plus familiers avec ce qu’on appelle le « dialogue interreligieux » entre croyants de différentes religions. Ce fut une expérience d’autant plus enrichissante. Déconstruire des évidences est toujours salutaire si l’on veut s’assurer de savoir en quoi on croit ou on ne croit pas.

Michel Onfray, le regain de l’antisémitisme dans les sociétés occidentales, notamment en France, vous taraude. Vous rappelez qu’il y a diverses façons aujourd’hui d’être antisémite, y compris une manière « politiquement correcte ». Est-ce l’une des raisons qui vous ont motivé à commettre ce livre avec le rabbin Michaël Azoulay?

M. Onfray : La première raison était que le rabbin Michaël Azoulay m’avait sollicité pour une rencontre en regard à mon livre Traité d’athéologie et que j’avais voulu la préparer : on n’improvise pas une rencontre avec un rabbin. Cette préparation, c’est ce livre!

L’antisémitisme a pris des formes multiples : antijudaïque chrétien du Christ jusqu’à la Révolution française, anticapitaliste de gauche au XIXe siècle, racialiste au XXe siècle. Il prend aujourd’hui la forme antisioniste chez les déconstructionnistes associés aux islamo-gauchistes. Nous avons bien sûr abordé ce sujet-là, mais il n’était pas central.

Vous abordez exhaustivement et sans détour une question sensible qui ne fait toujours pas l’unanimité dans le monde juif : « Qui est Juif? » Celle-ci vous paraît essentielle?

Rabbin Azoulay : La confusion est souvent faite entre deux questions : « Qui est Juif? » et « Un Juif c’est quoi? » La première est « juridique » – comment se transmet ou s’acquière la judéité? – tandis que la seconde est philosophique (et religieuse de mon point de vue) – comment peut-on définir la judaïté, la condition et la manière d’être Juif. En échangeant avec Michel Onfray, j’ai mieux compris les raisons de cette confusion, car ces deux questions sont, quelque part, indissociables. Affirmer comme je le fais, en m’appuyant sur les textes du judaïsme, qu’on peut devenir Juif par conversion induit nécessairement une certaine conception de ce qu’est l’identité juive. Une conception élargie à laquelle Michel Onfray ne souscrit pas et qui reflète une autre approche de cette identité. Paradoxalement, notre désaccord procède d’un souci partagé, à savoir celui de préserver une identité minoritaire. C’est en cela que cette question me paraît essentielle. Elle l’est aussi pour toutes les identités minoritaires qui tentent d’échapper au « rouleau compresseur » de la mondialisation culturelle.

Michel Onfray, ce dialogue a été pour vous l’occasion de relire ou de découvrir des textes majeurs de la tradition juive. Pour l’incroyant invétéré que vous êtes « le génie du peuple juif est enraciné dans cette évidence que l’herméneutique est possible pour tous quand la foi ne l’est que pour certains ».

M. Onfray : Oui, en effet. Le génie du peuple juif est dans l’herméneutique alors que celui du peuple chrétien réside dans l’allégorique, ce qui produit deux mondes assez dissemblables, bien que liés. Le judaïsme autorise un jeu entre l’herméneutique et l’allégorique, alors que ça n’est pas le cas dans le christianisme qui instrumentalise la raison pour justifier les actes de la foi. La théologie chrétienne oblige à la foi, sinon, elle paraît bien souvent déraisonnable.

Tout en rappelant tous les deux que le judaïsme n’est pas prosélyte, Michaël Azoulay vous êtes en désaccord avec Michel Onfray lorsqu’il affirme que c’est une religion essentiellement « nationale et identitaire ».

Rabbin Azoulay : Je dirais, dans un souci de précision, que je suis à la fois d’accord et opposé à la vision du judaïsme de Michel Onfray. Je m’accorde avec lui en ce qui concerne les rites juifs qui ne s’imposent qu’aux Juifs (qui le veulent bien), comme le résume ce verset du Deutéronome (33, 4) : « La Loi que Moïse nous a prescrite est un héritage pour la communauté de Jacob. » En revanche, la manière juive de voir le monde, les significations qui sont données aux rites, les croyances et les valeurs auxquelles le judaïsme est attaché ont incontestablement une portée universelle. Il suffit d’ouvrir les premières pages de la Bible pour s’en convaincre puisqu’elles mettent en scène non pas un Juif et une Juive, mais un Homme et une Femme, un fratricide et l’ubris de l’humanité antédiluvienne. En définitive, tout dépend de la manière dont on définit une religion. Le judaïsme, avec ses rites et sa philosophie qui embrassent tous les domaines de l’existence, s’apparentant plutôt à un mode de vie intégral.

Michel Onfray, selon vous, le « judéo-christianisme », dont vous vous réclamez fortement, est sérieusement menacé aujourd’hui en Occident.

M. Onfray : Je ne m’en réclame pas fortement, je suis un pur produit du judéo-christianisme! Je trouve en effet que cette civilisation se trouve en fin de course et qu’elle sombre dans le nihilisme. Le pape lui-même n’y échappe pas. Il semble même parfois s’en vouloir un acteur majeur. La France qui a été la tête de pont de cette civilisation en Europe est la plus atteinte : le poisson pourrit par la tête.

L’intégrisme religieux sévit aussi dans le monde juif. Cette réalité vous inquiète-t-elle?

Rabbin Azoulay : Je suppose que vous faites référence à la situation en Israël. Effectivement, je suis très inquiet devant la fragmentation inédite de la société israélienne. Elle n’a jamais été aussi prononcée. Toutefois, si l’on relit l’histoire du peuple juif, il y eut des époques de grandes tensions entre ses composantes. Songez à la période de l’assassinat d’Yitzhak Rabin. Espérons que les Israéliens sauront raison garder, d’autant plus qu’ils sont menacés par de nombreux ennemis extérieurs. Les divisions au sein du monde juif ne lui ont jamais réussi. En diaspora, l’intégrisme religieux prend la forme d’un repli communautaire, mais en aucune manière le visage de l’intégrisme islamique. Je le déplore, mais je me console en même temps de ne pas le voir emprunter le chemin des « fous de Dieu ».

Quel est le plus grand défi auquel le judaïsme est confronté aujourd’hui?

M. Onfray : Persévérer dans son être sans oublier qu’une transcendance le porte. Car l’immanence ne suffit pas pour faire durer une civilisation attaquée de partout.

Rabbin Azoulay : Celui que j’ai évoqué un peu plus haut, à savoir la survivance du judaïsme dans un monde d’uniformisation des cultures. En réalité, parce qu’il n’y a pas de judaïsme sans Juifs, le défi vital auquel il est confronté est celui de la faible démographie du peuple juif, elle-même liée à l’acculturation et à l’assimilation, les plus grands des périls pour l’identité juive qui se transmet par la filiation. Ce faisant, j’apporte un complément de réponse à votre question relative à l’importance de définir « Qui est Juif? » Restons optimistes en soulignant que le judaïsme peut compter, pour sa survie, sur ses racines qui plongent dans les profondeurs d’une histoire plurimillénaire. Tout le contraire de la « créolisation du monde », dénoncée par Michel Onfray dans son dernier livre, Anima. Vie et mort de l’âme, de Lascaux au transhumanisme, qui « génère une société d’êtres apatrides flottant sans attaches ni famille dans un monde dépourvu de sens ». Le peuple juif, peuple de la mémoire, veut, quant à lui, croire en un monde qui a du sens, quand bien même serait-il le dernier à y croire encore, car il en va de sa survie et de celle de l’humanité.

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