Regard sur la littérature israélienne d’expression française
Rencontre avec l’écrivain Raphaël Jerusalmy
« Ma marotte en littérature : comment la petite histoire contredit la grande Histoire »
par Virginie Soffer
Trois récits déconcertants s’y enchevêtrent. Celui de Saul Bernstein, un collectionneur d’art juif, qui vit dans le Paris des années 30 jusqu’au jour où il est déporté à Auschwitz. Celui de Pierre Delmain, un écrivain communiste interné dans le camp de Struthof où il achève les déportés à mains nues lorsqu’ils ne peuvent plus participer aux expériences des nazis. Et les combats intérieurs que mène Pierre Delmain pour tenter de s’évader des rêves du temps de la Deuxième croisade, au XIIe siècle, qui le hantent.
Né à Paris, Raphaël Jerusalmy a fait son Aliya en 1980. Cet ancien officier du renseignement militaire de Tsahal est l’auteur de cinq romans remarqués : Sauver Mozart, La Confrérie des chasseurs de livres, Les obus jouaient à pigeon-vole, Évacuation et La Rose de Saragosse, tous publiés chez Actes Sud.
Il a accordé une entrevue à La Voix sépharade.
Comment d’agent du renseignement de Tsahal êtes-vous devenu écrivain ?
Toute ma famille baigne dans les livres depuis toujours. Mon grand-père était imprimeur-relieur. Mes parents vendaient des livres anciens. J’en ai également vendu. Le monde livresque faisait partie de ma vie depuis toujours, et il ne me restait plus qu’une chose à faire après en avoir vendu, acheté et réparé: en écrire.
Après avoir pris ma retraite militaire de Tsahal, j’ai pu me consacrer à une de mes passions : jouer avec les mots. Dès que j’écris une phrase, je regarde dans le dictionnaire, quels sont les synonymes, s’il n’y a pas de meilleurs mots, etc.
J’ai consacré l’essentiel de ma carrière au renseignement dans Tsahal, où j’ai connu des moments hors du commun. Ces moments si forts, si profondément humains, contredisent ce qu’on dit généralement sur l’humanité, surtout dans des périodes de conflit.
J’ai souhaité retranscrire ces instants qui sont devenus ma marotte en littérature : comment la petite histoire contredit la grande Histoire.
Je n’ai pas décidé du jour au lendemain d’être écrivain! C’est comme lorsqu’on est au piano et qu’on veut être musicien, il y a quelques notes qui sortent puis commencent à former une petite mélodie, et à partir de là, on se retrouve à écrire toute une chanson, si ce n’est pas une symphonie! J’ai commencé à écrire quelques lignes qui m’ont plu, j’ai continué et c’est devenu une histoire alors que je tapotais sur mon ordinateur dans un café Bobo de Tel-Aviv.
Pouvez-vous nous parler de l’atmosphère des cafés où vous écrivez à Tel-Aviv ?
J’aime beaucoup écrire dans des cafés de Tel-Aviv, et je ne suis pas le seul!
Un jour, une émission de télévision est venue filmer le café Bobo où je me trouvais. Presque tous les clients tapotaient sur leur ordinateur. Lorsqu’on m’a demandé ce que je faisais, j’ai dit que j’écrivais un roman. Mon voisin écrivait une pièce de théâtre et la personne d’à côté travaillait sur un script de film.
Quel est votre regard sur la littérature francophone en Israël ?
De nombreux écrivains israéliens traduits en français ont un certain succès. Les Israéliens sont extrêmement friands de littérature française. On traduit aujourd’hui des textes assez ardus de la littérature française pour le public israélien qui les adore.
Par contre, il y a peu d’écrivains israéliens qui écrivent en français. Chez Actes Sud, nous sommes seulement deux! La littérature francophone en Israël est assez limitée. Il y a bien quelques Français comme moi qui écrivent dans la langue de Molière, mais ils ne sont pas nombreux par rapport aux Israéliens qui écrivent en hébreu.
Vous vivez en Israël. Pourquoi avoir choisi le français comme langue d’écriture plutôt que l’hébreu ?
Le français est ma langue maternelle. Après les nombreuses années que j’ai passées en Israël, je possède un bon niveau d’hébreu courant, mais pas un niveau suffisant d’hébreu littéraire. Mais, même si je l’avais, je ne suis pas sûr que j’écrirai en hébreu, car quand on a la chance d’avoir la langue française comme outil pour la littérature, il n’y a pas à chercher plus loin! C’est une langue extrêmement riche sur le plan du vocabulaire qui comporte de nombreuses nuances pour dire la même chose. C’est aussi une langue très malléable: lorsqu’on change la construction d’une phrase, elle prend une tout autre allure.
Qu’est-ce qui vous a motivé à écrire votre dernier livre, In Absentia ?
Je n’avais pas l’intention d’écrire un autre livre sur fond historique de la Shoah jusqu’au jour où j’ai rencontré la conservatrice du Musée-mémorial du camp de concentration de Struthof, en Alsace. J’ignorais jusqu’alors qu’il avait existé un camp de concentration d’opposants au régime nazi sur le territoire français actuel.
Elle m’a raconté une histoire abracadabrante. Le Professeur Hirt, le médecin SS du camp de Struthof, avait commandé 100 squelettes pour une recherche qu’il souhaitait effectuer avec la faculté d’anatomie de Strasbourg. Himmler entendant parler de cette recherche raciale a passé cette commande funeste à Auschwitz. Cent personnes juives, hommes et femmes, ont ainsi été transportées vivantes jusqu’au camp de Struthof où elles ont été transformées en squelettes.
Je ne voulais pas écrire un nouveau livre sur la Shoah. Mais cette histoire de squelettes ne me quittait pas. Bien des fois avant de m’endormir, cette danse macabre défilait dans ma tête. Je me suis dit alors: je suis obligé d’écrire ce livre.
Maintenant que le livre est sorti, je me dis que je n’aurais pas dû hésiter. On doit absolument continuer à écrire sur la Shoah. Surtout aujourd’hui où il y a un problème de devoir de mémoire. Il y a une nécessité d’entretenir la flamme de la mémoire pour qu’elle continue à brûler dans notre esprit.
Vous avez vous-même un lien très direct avec la Shoah en tant que petit-fils de déportés à Auschwitz ?
Oui, on oublie souvent combien de Sépharades ont péri dans les camps de concentration. Ce fut malheureusement le cas de ma famille paternelle, qui venait de Turquie et avait immigré en France. Avec ma grand-mère qui s’appelait Sultana (on peut difficilement avoir un nom plus sépharade!), ils ont fini leurs jours à Auschwitz. Mon père fut le seul survivant.
Dans votre livre, comme dans vos ouvrages précédents, vous avez voulu mettre un brin d’humanisme, une flammèche d’espoir, au milieu de cet enfer?
Oui, si je veux démontrer mon propos de la petite histoire contre la grande Histoire et de la puissance de l’individu contre les grands événements, pourquoi me priver de cette mise en scène extraordinaire qu’est la Shoah? Pourquoi aller chercher ailleurs, lorsqu’il y a ces monstres à vaincre? Dans tous mes romans, il y a un héros improbable qui tel le Juste parmi les Nations se révèle devant un moment de vérité.
La Shoah est le moment le plus noir qui soit. Il suffit d’allumer une petite allumette pour sublimer l’obscurité. Dans In Absentia, c’est la rencontre très brève, très pure, de ces deux hommes qui transcendent toute l’horreur les environnant.
Il y a aussi un contraste permanent de scènes très dures de la Shoah avec des scènes plus lumineuses de la vie parisienne des années 30 et des scènes de rêve. Dans chaque chapitre, on passe d’un monde à l’autre, du réel à l’irréel, de l’horrible à la belle vie parisienne avec, comme l’écrit un critique, une « intolérable douceur ».
In Absentia, montre aussi comment on s’échappe par le rêve, par la littérature, par l’amour de la beauté, de l’art, comme le font Bernstein et Delmain. Tous deux s’évadent de la réalité vers d’autres mondes. Mais ça ne fonctionne que jusqu’à un certain point. D’où le geste final de Delmain. À un moment donné, il y a une nécessité de comparaître. Il ne peut pas rester uniquement dans l’évasion.
C’est une décision esthétique qui va inciter Delmain à agir ?
Oui, la laideur des monuments de commémoration de la Shoah le révolte. Cette recherche du beau pour se souvenir des vivants face à la cruauté de la Shoah le pousse à agir.
Dans plusieurs de mes livres, la décision d’intervenir n’a pas un fondement idéologique, politique ou religieux, mais esthétique. C’est par amour de la musique dans Sauver Mozart, de la gravure dans La Rose de Saragosse et des livres dans La Confrérie des chasseurs de livres. L’art est toujours le moteur. Pour moi, la justification, c’est l’art concentrationnaire: même dans les pires moments, des gens continuaient à créer. On a retrouvé des symphonies, des dessins, des poèmes, des chansons écrites par les déportés, et là, à mon avis, l’art devient bien plus subversif que les pistolets et les canons.