L’histoire diplomatique d’Israël remonte à l’Antiquité
Entrevue avec le politologue israélien Emmanuel Navon
par Elias Levy
Le politologue israélien Emmanuel Navon est l’auteur d’un livre magistral retraçant deux mille ans d’histoire diplomatique du peuple juif et d’Israël, L’étoile et le sceptre (Éditions Hermann, 2022). La préface est signée par Isaac Herzog, président d’Israël.
Emmanuel Navon est professeur de relations internationales à l’Université de Tel-Aviv et à l’Université Reichman de Herzliya et analyste politique senior à la chaîne de télévision d’information en continu israélienne I24News.
Il a accordé une entrevue à La voix sépharade.
Vous rappelez exhaustivement dans votre livre que la politique étrangère d’Israël n’a pas commencé à la fin du XIXe siècle avec l’émergence du mouvement sioniste, ni en 1948, avec la création de l’État hébreu, mais à l’époque biblique.
Écrire une histoire diplomatique d’Israël pose un défi car c’est un pays à la fois moderne et ancien, avec une discontinuité étatique sans équivalent dans l’histoire des relations internationales. Une histoire diplomatique de pays relativement récents, tels que le Canada ou les États-Unis, commencerait au moment de leur indépendance. Celle de pays anciens, tels que la Chine, la Russie ou la France, devrait remonter très loin dans le passé. Il en va de même pour Israël, mais le peuple juif fut sans État pendant les deux tiers de son histoire trimillénaire. D’où ma décision, ambitieuse mais nécessaire, d’écrire une histoire diplomatique d’Israël qui remonte à l’Antiquité. On ne saurait en effet comprendre, à mon sens, la diplomatie israélienne sans une perspective historique de longue durée et sans connaître la façon dont les Juifs perçoivent leur rapport aux nations depuis l’époque biblique.
La politique étrangère israélienne contemporaine a-t-elle maintenu un credo, ou certains principes, de la diplomatie d’Israël des temps anciens ?
Ce credo est résumé dans le titre du livre, inspiré du verset de la Bible « Une étoile s’élance de Jacob, un sceptre surgit du sein d’Israël » (Nombres XXIV, 17). Verset énigmatique qui associe l’étoile — symbole de la foi juive — à Jacob et le sceptre –symbole de pouvoir – à Israël. Il s’agit pourtant de la même personne, puisque Jacob fut renommé Israël après sa lutte contre un assaillant avant l’aube. Or, ce changement de nom n’est pas définitif : le texte biblique continue d’employer les deux noms après que Jacob ait été renommé (contrairement au cas d’Abraham et de Sarah). Jacob est décrit dans le texte biblique comme un Athénien et son frère jumeau Esaü comme un Spartiate (sans que ces adjectifs n’apparaissent dans la Bible). Ni l’un ni l’autre ne disposait des deux qualités requises pour perpétuer l’héritage d’Abraham et d’Isaac : la foi et le pouvoir. Jacob n’est renommé Israël qu’après avoir prouvé sa capacité et sa volonté d’utiliser la force pour préserver son message spirituel, mais l’alternance entre les deux noms indique qu’il continue d’osciller entre l’étoile et le sceptre. Cette tension se retouve au travers de l’histoire diplomatique du peuple juif, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours.
Les accords d’Abraham, conclus en 2020 sous l’égide de l’administration Trump, n’ont-ils pas crédibilisé l’un des principaux axes stratégiques de la diplomatie israélienne : la normalisation avec le monde arabo-musulman ?
La normalisation entre Israël et les pays du Golfe a deux raisons principales : la menace iranienne et l’ère post-pétrolière. Les pays du Golfe partagent la position d’Israël face à la subversion chiite et au programme nucléaire de l’Iran. Ils savent que la coopération sécuritaire avec Israël est incontounable. Par ailleurs, leur modèle économique rentier est mis à mal par le déclin structurel des prix du pétrole et la transition énergétique. Ils savent que la croissance à long terme dépend de l’innovation technologique et qu’Israël est le pôle de celle-ci. Les pays arabes qui ont normalisé leurs relations avec Israël ont également obtenu des contreparties de l’administration Trump : les Émirats arabes unis ont bloqué le projet israélien d’annexion de territoires de la Cisjordanie, le Soudan a été retiré de la liste de pays soutenant le terrorisme et le Maroc s’est vu reconnaître par les États-Unis sa souveraineté sur le Sahara occidental. Ces pays arabes ne voulaient plus être les otages du conflit israélo-palestinien pour bénéficier de relations sécuritaires et technologiques avec Israël.
La normalisation des relations diplomatiques entre Israël et le Maroc n’a-t-elle pas une portée très particulière ?
Oui, du fait des liens particuliers entre la monarchie alaouite et le peuple juif. Durant la Seconde Guerre mondiale, le Roi Mohammed V protégea ses sujets juifs en dépit des injonctions du régime de Vichy, et le préambule de la Constitution marocaine (de 2011) fait référence aux « affluents africain, andalou, hébraïque et méditerranéen » du pays. Le judaïsme marocain a produit de grands penseurs et d’illustres rabbins : Maïmonide a vécu à Fès où il a écrit son commentaire de la Mishnah; le Rav Haïm Ibn Attar était natif de Salé, son livre Or Hahaïm est un classique de l’exégèse biblique; les décisions halakhiques du Rav Chalom Messas sont étudiées dans les Yeshivot (la liste est évidemment plus longue). Une grande partie de la population israélienne est originaire du Maroc, la Mimouna est devenue une fête nationale (ainsi qu’un événement incontournable pour les hommes politiques israéliens). Israël et le Maroc coopèrent dans le domaine sécuritaire contre les jihadistes en Mauritanie et contre les forces subversives soutenues par l’Algérie et l’Iran dans le Sahara occidental. Le partenariat entre Israël et le Maroc peut contribuer à soulager les crises énergétique et alimentaire aggravées par l’agression russe en Ukraine, grâce à la technologie israélienne et aux atouts du Maroc (plus gros producteur au monde de phosphates et leader mondial dans le domaine de l’énergie solaire).
La diplomatie d’Israël à l’égard de la Russie de Poutine est indéniablement épineuse et des plus ambivalentes. La guerre en Ukraine n’a-t-elle pas mis à rude épreuve celle-ci ?
David Ben-Gourion, tout socialiste qu’il fût du moins en théorie, décrivait la Russie comme un ennemi historique du peuple juif. Staline soutint Israël en 1948 pour affaiblir la position britannique au Proche Orient, mais il adopta une politique pro-arabe dès le renversement du Roi Farouk en Égypte en 1952. Pendant la Guerre froide, et en particulier après la Guerre des Six Jours de 1967, l’Union soviétique soutint activement les pays arabes ennemis d’Israël. Les relations diplomatiques ne furent rétablies qu’en 1991 – peu avant l’effondrement de l’Empire soviétique. Depuis l’accession de Vladimir Poutine à la présidence russe en 2000, les relations sont ambiguës. D’un côté, la Russie soutient l’axe chiite au Proche Orient, a fourni de la technologie nucléaire à l’Iran et a aidé l’Iran à contourner les sanctions américaines. D’un autre côté, il y a une coordination entre Moscou et Jérusalem, qui permet à Israël d’éliminer les bases iraniennes en Syrie, dont l’espace aérien est contrôlé par la Russie. D’où la réaction initialement timorée du gouvernement de Jérusalem après l’agression russe contre l’Ukraine, par crainte qu’Israël ne perdre sa liberté d’action en Syrie. Mais les crimes de guerre de Poutine et la demande justifiée des États-Unis de créer un front uni face à l’agression russe rendent la neutralité d’Israël intenable.
Vous rappelez que les relations entre Israël et la Chine, qui ont connu un essor important ces dernières années, sont l’objet de profondes divergences entre Jérusalem et Washington. Celles-ci pourraient-elles affecter la relation stratégique israélo-américaine ?
Israël développa des relations militaires officieuses avec la Chine à la fin des années 1970 alors qu’à l’époque ce pays communiste ne reconnaissait pas Israël et soutenait activement l’OLP. La rivalité soviéto-chinoise, la mort de Mao Zedong en 1976 et la politique pragmatique de Deng Xiaoping à partir de 1979 ont permis une mise à jour des relations entre la Chine et Israël. Les deux pays établirent des relations diplomatiques en 1992 et développèrent un partenariat militaire très poussé – les États-Unis mirent fin à ce partenariat au début des années 2000, remplacé depuis par des relations économiques qui ont connu un grand essor. Mais, ces relations économiques dans le domaine civil posent problème aujourd’hui aux États-Unis du fait de la rivalité entre Washington et Pékin et des investissements chinois dans la technologie et dans les infrastructures israéliennes. La relation stratégique avec les États-Unis étant irremplaçable, Israël a dû réduire ses relations économiques avec la Chine. Quant aux investissements chinois en Israël, ils sont désormais coordonnés avec les Américains. Enfin, la montée de la tension géopolitique entre les États-Unis et la Chine et l’intensification du soutien chinois à l’Iran ont créé récemment une certaine distance entre la Chine et Israël.
Un chapitre de votre livre est intitulé «Israël et la géopolitique de l’énergie ». L’exportation de gaz naturel est-il un nouvel atout de la politique étrangère israélienne ?
Oui, l’énergie est devenue un atout dans la politique étrangère d’Israël tandis qu’elle fut dans le passé un handicap, « l’arme du pétrole » isola Israël à partir de 1973. Ces dernières années, Israël est devenu un exportateur de gaz naturel, ressource énergétique de plus en plus demandée sur le marché international. L’émergence d’Israël comme puissance gazière a permis de créer un partenariat régional avec Chypre, la Grèce et l’Égypte. Même la Turquie d’Erdogan, de plus en plus hostile à Israël ces dernières années, a dû mettre de l’eau dans son vin du fait de ses besoins énergétiques. La guerre en Ukraine a fait d’Israël un partenaire énergétique incountournable pour l’Union européenne (UE), qui est acculée à réduire sa dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie. D’où l’accord signé récemment entre l’UE et Israël pour la livraison de gaz israélien au marché européen. Par ailleurs, la technologie israélienne constitue un atout pour la transition énergétique à laquelle aspire l’Europe puisque les avancées technologiques sont nécessaires pour améliorer la fiabilité et diminuer le coût des énergies renouvelables.
Comment envisagez-vous l’avenir de la diplomatie israélienne ?
Pour que son avenir soit couronné de succès, et pour éviter les échecs, la diplomatie israélienne doit tirer la leçon que lui enseigne son histoire unique : garder un équilibre difficile entre nos valeurs (symbolisées par l’étoile) et le réalisme politique (symbolisé par le sceptre). L’ultime leçon de la fresque historique qui émerge de mon livre est que les royaumes et les États juifs qui se sont succédé dans le passé ont réussi sur le plan diplomatique lorsqu’ils ont allié la fidélité à l’histoire juive et le pragmatisme face à une réalité internationale changeante. À chaque fois qu’Israël a voulu se couper de son passé ou faire fi de la réalité, les conséquences ont été chèrement payées. C’est un lieu commun de dire que notre avenir dépend de la connaissance de notre passé, mais c’est également une vérité.
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