Rencontre avec la romancière Monique Proulx

Enlève la nuit un roman lumineux

par Virginie Soffer

Monique Proulx. (Crédit photo : Catherine Gravel-Éditions du Boréal)

Dans son dernier roman, Enlève la nuit (Éditions du Boréal, 2022), Monique Proulx relate l’histoire d’un jeune juif hassidique, Markus, qui vient de quitter sa communauté. Il découvre un monde nouveau dans lequel il a tout à apprendre et où il choisit de porter secours aux plus démunis.

La Voix sépharade a rencontré la célèbre auteure québécoise primée pour ses œuvres à de multiples reprises. Elle nous a parlé de ce roman lumineux.

Qu’est-ce qui vous a amenée à vous intéresser à la communauté juive ultra-orthodoxe et à imaginer le destin d’un jeune homme qui sort de celle-ci ?

J’habite depuis plus de 30 ans dans le Mile-End, tout près de la communauté hassidique. Je suis, depuis toujours, fascinée par cette communauté et par sa fidélité aux 613 préceptes du judaïsme. Le retrait de Markus de sa communauté, qui peut être choquant pour des personnes laïques, est pour moi une sorte d’exploit dans notre société moderne.

J’ai toujours perçu que c’étaient des personnages extraordinaires à faire vivre dans un roman lorsqu’on parle de Montréal. C’est ce que j’ai fait dans mon précédent roman, Ce qu’il reste de moi. Le personnage de Markus était déjà présent dans quelques passages ainsi que sa mère. On sentait qu’il s’en sortirait, mais on n’en savait pas davantage. J’ai eu envie de lui construire une épopée avec ce nouveau roman. C’est comme s’il m’était réapparu en s’exclamant : « Qu’est-ce que tu fais de moi, tu m’abandonnes comme ça sur le trottoir, donne-moi un destin accompli tant qu’à m’avoir mis au monde ! »

Pour construire le personnage de Markus, avez-vous rencontré des jeunes qui ont quitté la communauté hassidique de Montréal ?

Oui, j’ai rencontré plusieurs jeunes qui sont sortis de cette communauté. Un, en particulier, m’a beaucoup parlé de son expérience.

Markus est un personnage fictif. Les choses ont bien évolué depuis que j’ai écrit Ce qu’il reste de moi. L’organisme Forward a été créé et peut aider ces jeunes à trouver de nouveaux habits non religieux, à intégrer le marché du travail, à s’inscrire à des cours de langues…

Le jeune homme que j’ai rencontré il y a dix ans m’a confirmé que ce mouvement d’entraide n’existait pas jusqu’alors. Ceux qui sortaient étaient laissés complètement à eux-mêmes, étrangers dans leur propre pays. Un choc terrible. Plusieurs deviennent itinérants ou tombent en dépression, certains songent même au suicide. En même temps, ceux qui s’en sortent peuvent donner une leçon de liberté à n’importe qui. Ils connaissent l’enfermement, désormais la liberté et perçoivent également comment les gens dits libres sont ligotés par leur course au plaisir, par leur désir de réussir ainsi que par leur ambition démesurée.

Dans Enlève la nuit, Markus voit à quel point la vie n’a pas de sens pour les gens autour de lui. Son ami Abby les regarde déambuler dans un état de détresse perpétuel, étourdis par leurs iPhones et leurs réseaux sociaux. Tous deux sont des témoins nous permettant de revisiter notre monde.

La sortie de cette communauté fermée et la transition vers un autre monde ont dû être fascinantes à observer pour la romancière que vous êtes ?

Tout à fait. Ce fut fascinant d’observer cette transition d’un monde à un autre et l’arrivée de cette deuxième naissance parce que tous les codes de notre vie moderne occidentale sont à apprendre.

Je n’ai pas voulu décrire la communauté hassidique, mais plutôt parler d’une façon d’être totalement étranger à la vie moderne, avec un recul qu’on ne possède plus maintenant, nous qui sommes imbibés dans nos valeurs contemporaines. Ce fut une tentative de regarder notre monde avec les yeux d’un nouveau-né de 20 ans ! Et ce, avec un cœur pur, car je pense qu’on ne peut pas sortir d’une communauté religieuse fermée sans garder des principes très profonds. Même si les personnes que j’ai rencontrées semblaient souhaiter renier complètement tout ce qui avait rapport à Dieu, j’ai l’impression qu’en ayant été en contact avec une transcendance tout ce temps, quelque chose d’indélébile est resté gravé en eux. En tout cas, c’est ce que j’ai voulu croire quand je suis devenue Markus.

Comment était-ce se glisser dans la peau de Markus ?

C’est le travail de l’écrivain de se glisser dans la peau de quelqu’un d’autre. C’était extraordinaire d’être dans celle de Markus. Pendant près de cinq ans, lorsque je faisais parler Markus, il y avait une partie de moi qui parlait. Je comprenais cette expérience de l’intérieur : je vivais le choc, l’extase, la joie, le désespoir d’être dans un monde qu’on ne peut pas intégrer totalement et qu’on n’a pas envie d’intégrer pleinement non plus.

J’en ai fait mon narrateur principal. Il y avait alors également quelque chose de très jouissif à réinventer la langue. Je ne nomme jamais explicitement le français, mais c’est la langue qu’il apprend. Pour moi, ce fut comme si je la revisitais de l’intérieur. Je me suis ainsi permis toutes sortes de libertés.

Je me suis beaucoup amusée, par exemple, lorsqu’il est avec son propriétaire et qu’ils discutent du mouvement Me Too. Pour lui, c’est un nom de chien ! Je me disais : quelle liberté formidable et en même temps quelle terreur d’être ainsi étranger à l’univers qui nous entoure. Un univers parallèle, dépourvu de nos concepts, de nos préjugés. Je trouvais une grande force à cette vision, à cette perception. C’est quelqu’un qui a tout à apprendre, mais qui a aussi beaucoup d’avis à donner parce qu’il n’est pas esclave des façons de penser des autres.

Comment avez-vous procédé pour inventer ce personnage et son univers ?

On peut tout se permettre, c’est ce qui est merveilleux quand on est écrivain ! On peut vraiment tout inventer à condition que ce soit vrai. Parce qu’inventer, ça veut aussi dire être vrai. Il y a une façon d’inventer qui est peut-être plus vraie que la réalité. En respectant profondément l’authenticité des personnages qu’on crée, on obtient une vérité.

J’ai souvent l’impression que lorsque j’écris je disparais moi-même. Lorsque je suis en train d’écrire, tout ce qui me bloque de la réalité disparaît, c’est-à-dire mes propres préjugés, mes petites pensées intérieures, mon petit moi. Il reste simplement une sorte d’ouverture totale dans laquelle les choses se présentent. Alors, je suis très attentive, je ne suis plus embarrassée par mes propres frontières, ni par mes propres limites. Les choses apparaissent et se servent de moi comme instrument d’écriture. Et c’est comme si c’était la réalité qui s’écrivait à travers moi. Une réalité qui n’est pas empêtrée par aucun jugement, par aucun cliché, par aucun faux-semblant. C’est une réalité pure qui se présente comme la seule chose possible au moment où j’écris. Je perçois l’écriture comme une expérience presque mystique.

Dans votre livre Les aurores montréales, toutes les nouvelles avaient très clairement comme cadre Montréal. Dans Enlève la nuit, le mot Montréal n’apparaît pas une seule fois dans tout le livre.

Tout à fait, je ne souhaitais pas nommer Montréal, j’ai gommé tout régionalisme. Certes, on reconnaît le mont Royal avec la statue et les rochers. Mais, je ne voulais absolument pas être enfermée dans un lieu. Je souhaitais conférer au récit une portée de fable universelle. Ce jeune homme pourrait venir d’ailleurs, d’une autre communauté, d’une autre ville, d’une autre planète, comme le Petit Prince.

On sent dans votre livre, y compris dans le titre, la quête de l’infini. On sent aussi une sorte d’aspiration cosmique, pour se retrouver englobé dans une lumière plus grande. Est-ce bien ce que vous avez voulu exprimer ?

Oui, mon ouvrage est aussi un appel à la solidarité. On ne sort pas de la lumière tout seul; on enlève aussi la nuit pour les autres.

L’entraide fait partie des Mitzvot. En Israël, cet esprit est encore très présent. Je voulais absolument que Markus le porte en lui. Je trouve que ce sentiment de solidarité nous manque beaucoup. En règle générale, on est aujourd’hui dans le chacun pour soi. J’aimerais planter quelques graines et qu’à travers cet ouvrage quelqu’un se sente incité à s’intéresser aux autres, à les aider ou au moins à regarder les plus démunis avec un œil différent, au lieu de les voir comme des personnes paresseuses qui n’ont pas voulu intégrer le système. À Montréal, il y a de nombreux itinérants et j’en suis fortement préoccupée. C’est pour ça que Markus se retrouve avec les plus démunis dans une maison d’itinérants. Ce personnage qui est profondément bon souhaite emmener chacun vers un endroit plus lumineux, plus beau, et le meilleur possible.

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