La pensée juive francophone de la Shoah à nos jours

par Sonia Sarah Lipsyc

Sonia Sarah Lipsyc

La pensée juive francophone de la Shoah à nos jours

La pensée juive francophone se caractérise notamment par les origines sépharades comme ashkénazes de ses représentants, sa disparité géographique en Europe, Israël et en Amérique du Nord, principalement au Québec, sa tentative de dire en français dans cette langue héritière de de l’Antiquité (latin et grec) – et dont usait parfois son plus noble représentant Rachi (11ème siècle) – des concepts de la pensée hébraïque, sa capacité à transcender généralement les différentes sensibilités religieuses du judaïsme et sa pérennité au travers des épreuves et des immigrations 1.

Les années après la seconde guerre mondiale et son héritage

Après la Shoah, il fallait en France comme ailleurs, se relever, créer des lieux où à nouveau les Juifs puissent être ensemble, se ressourcer, étudier et partager une vie juive. Trois figures furent importantes dans cette continuité et ce renouveau de la pensée juive francophone : le philosophe Emmanuel Lévinas directeur de l’Ecole Nationale Israélite Universelle (ENIO), l’universitaire André Néher et le rabbin Léon Askénazi, penseur et éducateur connu sous son nom de totem des Eclaireurs Israélites de France (EIF), Manitou.

Natif de Lithuanie, Lévinas a commenté des passages du Talmud et a développé une philosophie axée sur l’impératif éthique qui nous lie à autrui. André Néher, alsacien a été titulaire de la première chaire d’hébreu moderne à Strasbourg. Il a fait redécouvrir l’œuvre du célèbre Maharal de Prague (16ème siècle). Parmi ses élèves, l’on compte Benjamin Gross, fondateur de l’Ecole juive Aquiba dans cette même ville d’Alsace. Il est auteur d’une traduction et d’un commentaire remarquables du Nefesh Hahayim du rabbin de Volozin, un élève du Gaon de Vilna (18ème siècle) qui est, pour ma part, un ouvrage incontournable m’accompagnant dans mon chemin spirituel depuis des dizaines d’années. La pensée d’André Neher sur le prophétisme hébraïque est mise en valeur actuellement par Gaelle Hanna Serero Sebbag* 2, chercheure franco-israélienne, directrice des programmes du Campus Francophone du Collège Académique de Netanya.

Manitou venait d’Algérie d’une famille de rabbins kabbalistes. Il dirigea l’école Gilbert Bloch d’Orsay créé par l’un de ses maitres Jacob Gordin. Cette école avait pour but de former les cadres juifs après la Shoah. Là, des filles et des garçons découvraient, renouaient ou poursuivaient des études juives tout en continuant leur cursus universitaire. On définissait ce lieu comme « l’École polytechnique des disciplines du judaïsme ». Et le pari fut réussi. Manitou savait traduire en français le génie de la pensée hébraïque. De plus, il convoquait ces sources et les faisait dialoguer avec d’autres sciences humaines et traditions ainsi qu’avec l’actualité comme par exemple le retour des Juifs à Sion. D’ailleurs il poursuivit son œuvre dans l’Etat hébreu où il se rapprocha de la pensée du rav Kook et fonda Maayanot et le Centre Yair, des centres d’études juives de langue française. Parmi les enseignants, il y avait une femme singulière, Eliane Amado Levy Valensi initialement de Marseille, psychanalyste et férue de kabbale.

Dans cette même génération d’avant et d’après guerre, citons Edmond Fleg qui écrivit des livres marquants, André Chouraqui, le traducteur inestimable de la Bible, l’énigmatique maitre Chouchani et Elie Wiesel qui écrivit le plus souvent originellement en français.

L’Ecole d’Orsay fut une pépinière d’où sortirent les penseurs Henri Atlan et Armand Abecassis* connu pour ses émissions de télévision et livres avec le rabbin Josy Eisenberg mais aussi pour son œuvre en pensée juive. Enseignant inlassable, il est également l’un des experts du dialogue judéo chrétien initié par le français et historien Jules Isaac.

Nombre de ces intellectuels s’exprimèrent au sein du Colloque des Intellectuels Juifs de France.

Il y a peu de personnes qui ne sont pas redevables à l’enseignement de Manitou dans le paysage français comme par exemple le rabbin Elyaou Abitbol qui fonda à Strasbourg, ville qui apparait comme une véritable plaque tournante du judaïsme en France, la Yeshiva des étudiants. Il accueillit notamment Beny Levy, l’ancien secrétaire de Sartre et l’ancien dirigeant de la gauche maoïste qui se mit à 40 ans à l’étude du Talmud. On dit que si l’extrême gauche n’a pas sombré dans le terrorisme comme en Allemagne ou Italie ce fut beaucoup grâce à ce leader, Juif égyptien. Il diffusa également à Jérusalem la pensée de Lévinas ainsi que rabbin Daniel Epstein et Shmuel Wygoda* qui en traduisirent certains textes en hébreu. En France, une autre héritière de ce philosophe est Catherine Chalier signataire au fil des ans d’une œuvre impressionnante touchant à plusieurs facettes du judaïsme.

Après mai 68

Durant dans cette époque, au cotés de Jacques Attali et des « nouveaux philosophes » comme Alain Finkelkraut et Bernard-Henri Lévy, il y a Shmuel Trigano qui, contrairement aux deux dernières personnes citées, connait l’hébreu et de près les textes de la tradition talmudique et ésotérique. Infatigable penseur et organisateur de colloques en France au sein de l’Alliance Israélite Universelle (AIU) et maintenant en Israël avec l’Université populaire du judaïsme, sa production livresque est impressionnante … Plus d’une vingtaine d’ouvrages et soixante dix numéros de la revue de pensée juive Pardes qu’il co fonda en 1985.

A la même période, toute une cohorte de jeunes héritiers de la pensée de Mai 68 (re)découvrait la pensée juive. Des cours étaient donnés par Georges Ancel, Daniel Auswaks et Jean Zacklad. Une collection « les Dix Paroles » aux éditions Verdier était créé par Charles Mopsik, un spécialiste incomparable de la Kabbale dont il traduisit en français quelques textes. A Toulouse, il faut relever l’œuvre particulière, à la fois philosophique, historique et poétique de Monique Lise Cohen.

Dans l’enceinte universitaire se sont démarqués le politologue Raphaël Draï qui allia droit, psychanalyse et pensée juive, David Banon et Maurice Reuven Ayoun, tous deux versés dans l’exégèse hébraïque et Pierre-André Taguieff, pour ses travaux important sur la judéophobie et l’antisémitisme ou Annette Wieviorka pour ses recherches sur la Shoah.

Aujourd’hui

De nombreux penseurs juifs- et on s’en réjouit -peuplent de nos jours le paysage francophone en France ou ailleurs. Georges Bensoussan*, un intellectuel hors pair, à la fois spécialiste de la Shoah, des Juifs dans les pays arabes et du sionisme (excusez du peu…) ; le génial rabbin Marc Alain Ouaknine qui succéda à Victor Malka* pour l’émission sur le judaïsme sur France Culture ( Talmudiques ). Ariel Tolédano* pour ses travaux sur la médecine et le judaïsme, Hervé-Elie Bokobza, penseur iconoclaste, le rabbin Delphine Horvilleur pour ses ouvrages remarqués et sa présence médiatique. En Israël, citons les enseignements d’Ouri Cherki et Menahem Ackerman* dans le sillage de la pensée de Manitou, ainsi que le rabbin Marc Kujawski pour ses diverses interventions médiatiques, le rabbin Mikhaël Benadmon* digne représentant d’une tradition sépharade orthodoxe et ouverte, Nadine Shenkar* et Ariela Chetboun pour leurs travaux sur la kabbale et bien d’autres que l’on peut suivre sur youtube.

Nous ne pouvons manquer de rappeler les femmes qui se sont engagées pour l’équité des droits des femmes au sein du judaïsme comme Claude-Annie Gugenheim l’écrivaine et enseignante Janine Elkouby* et la professeure et talmudiste Liliane Vana.

La relève de la nouvelle génération et les médias sociaux

Il existe réellement une relève de la pensée juive dans le monde francophone et comme le reste, il est difficile de citer tout le monde. Il y a en particulier Gabriel Abensour* que nous avons identifié très tôt comme l’un des leaders du monde sépharade. De sensibilité moderne orthodoxe, il avait créé, avec le penseur et juriste Emmanuel Bloch*, un site qui palliait à cette absence dans l’univers francophone. Et il a fondé à Jérusalem avec Bytia Bitya Rozen-Goldberg un beith hamidrach, un lieu d’études juives francophone et inclusif, Ta Shma. Toujours dans cette mouvance, soulignons l’initiative et le dynamisme du couple en formation rabbinique dans un institut new yorkais, Emile et Myriam* Ackermann qui ont crée en 2022 à Paris une communauté moderne orthodoxe Ayeka. De plus, Myriam et Tali Treves Fitoussi* ont fondé KolElles un institut d’études supérieures dans lequel les femmes d’un peu partout étudient le Talmud car avant et depuis la pandémie, les études juives sont accessibles de partout par Zoom. Il faut mentionner encore deux autres femmes brillantes Sophie Bigot Goldblum*, doctorante à l’Université Bar Illan et Noémie Issan-Benchimol* qui conjugue droit talmudique et philosophie. Toute cette génération s’exprime dans des magazines de pensée juive comme Tenoua et l’Eclaireur, ou la revue K. Les Juifs, l’Europe et le XXI ème siècle disponibles aussi sur internet. En ligne, relevons aussi ce formidable et incontournable site de ressources qu’est Akadem et comme lieux d’études l’ECUEJ (Espace culturel et universitaire juif d’Europe) et en son sein l’Institut Universitaire Elie Wiesel.

Et à Montréal ?

Notre communauté n’est pas en reste…Des rabbins francophones s’expriment au sein de leurs congrégations ou de leurs structures d’études parmi lesquels les rabbins Haim Nataf, Shalom Chriqui*, Jacob Levy*, Moise Ohana*, Avraham Abitbol* et Daniel Cohen*, spécialiste de la Kabbale. Mais il y également les enseignements depuis des années, de Sidney Saadia Elhadad*, Jo Gabay*, ancien élève de Manitou, et les écrits de David Bensoussan*. Une figure se détache toute particulièrement au travers de son rayonnement international : le rabbin Mordékhaï Chriki* qui a fondé à Montréal en 1985 l’institut Ramhal (18ème siècle) avant de poursuivre son œuvre à Jérusalem. Il publie des manuscrits inédits de ce penseur et kabbaliste d’origine italienne, les traduit et diffuse sa pensée. Parmi le groupe autour de lui, citons le rabbin Afilalo*, aujourd’hui également en Israël, pour ses ouvrages sur la kabbale.

D’un point de vue universitaire, il faut saluer à l’Université de Montréal l’œuvre du rabbin et historien David Feurwerker et actuellement le micro programme en études juives dirigé par Robert Schwartzwald.

Et le centre Aleph que j’ai eu le plaisir de fonder en 2009 et dont la conférence inaugurale avait été donnée par Pierre Henry Salfati, cinéaste et écrivain, une autre figure de ce paysage de la pensée juive francophone.

Notes:

  1. Il est audacieux dans le cadre d’un seul article de présenter toute la richesse de la pensée juive francophone aussi pardon d’avance pour toutes les omissions qui seraient les miennes.
  2. L’astérisque renvoie aux personnes qui ont déjà collaborées au LVS, ou se sont rendues à Montréal à l’invitation du Festival Sefarad ou de Aleph au sein de la CSUQ ces quinze dernières années.
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