Pourquoi l’historiographie de la Shoah a-t-elle négligé les Sépharades ?

« L’amnésie historique des peuples a toujours favorisé le retour en force de l’antisémitisme et des nationalismes les plus sectaires »

Elias Levy

Elias Levy

L’écrivain israélien Yishaï Sarid est l’auteur d’un roman coup de poing sur la mémoire de la Shoah, Le monstre de la mémoire, traduit de l’hébreu au français par les Éditions Actes Sud. Une réflexion décapante sur la transmission de la mémoire de la Shoah.
Il aborde dans ce livre la sensible question de la relation des Sépharades d’Israël à la mémoire de cette tragédie effroyable.
Le monstre de la mémoire a été l’objet d’une adaptation théâtrale présentée au Théâtre Habima de Tel-Aviv.
Nous avons rencontré Yishaï Sarid lors de son récent passage à Montréal, où il a été l’un des invités de marque du Festival littéraire international Metropolis Bleu.

Yishaï Sarid

Yishaï Sarid. (Photo : Elias Levy)

Selon vous, les visites scolaires des camps de la mort nazis par des adolescents israéliens dénaturent l’essence de l’histoire de la Shoah.

J’ai été témoin dans l’enceinte du camp d’Auschwitz-Birkenau d’une scène qui m’a mis très mal à l’aise : des collégiens orthodoxes israéliens chantant et dansant, célébrant une sorte de victoire. Des dizaines d’autres adolescents arboraient le drapeau d’Israël sur leurs épaules. Ces jeunes n’étaient pas là pour pleurer les millions de morts exterminés pendant la Shoah et réfléchir à cette grande tragédie. Ils célébraient dans la liesse la renaissance d’Israël, le passage de la plus grande noirceur à la lumière éclatante incarnée par Israël. C’est un manque de sensibilité à l’égard de la mémoire des victimes de la Shoah. Une partie de ma famille a péri dans les camps de la mort nazis. Je suis un fier sioniste très heureux que l’État d’Israël existe. Mais à Auschwitz-Birkenau, le plus grand cimetière juif du monde, il n’y a rien de lumineux, seulement des cendres et des ténèbres. C’est donner la fausse impression qu’Israël n’aurait jamais vu le jour si cette tragédie indicible ne s’était pas produite. On trahit ainsi l’histoire du peuple juif en donnant un « happy end » à la Shoah.

160 000 Judéo-Espagnols ont été exterminés dans les camps nazis. Ils étaient originaires de Grèce, de Roumanie, de Yougoslavie, d’Italie… Pourquoi cette réalité historique funeste a-t-elle été négligée dans l’historiographie de la Shoah ?

Vous avez entièrement raison. Il faut combler cette énorme lacune. Les livres d’histoire sur la Shoah devraient relater aussi de manière étoffée ce chapitre méconnu de l’histoire tragique des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Par ailleurs, les musées de la Shoah devraient aussi dédier un espace à l’histoire des dizaines de milliers de Sépharades natifs de pays européens et des Balkans qui ont subi aussi dans leur chair les affres de cette ignominieuse entreprise criminelle.

Le Monstre de la Mémoire

Dans votre livre, vous rappelez qu’en Israël, la mémoire de la Shoah est instrumentalisée à des fins idéologiques.

Dans les réseaux sociaux, des jeunes de souche ashkénaze et des jeunes descendants de Sépharades natifs des pays arabes du Maghreb ou du Proche-Orient affichent leurs couleurs politiques d’une manière ostentatoire en exploitant grotesquement la mémoire de la Shoah. On peut lire fréquemment sur les réseaux sociaux des commentaires abjects tels que : « Vous, les Ashkénazes, vous avez été incapables de protéger vos familles en Europe pendant la guerre… On comprend pourquoi les nazis les ont assassinées… Gardez pour vous vos leçons de morale, ne venez pas nous dire que nous devons être gentils avec les Arabes…» De jeunes Ashkénazes répliquent véhémentement à leurs détracteurs en les qualifiant de « fascistes de droite ». Ainsi, des pro et des anti-Netanyahou s’invectivent piteusement en convoquant la mémoire de la Shoah. Ces dissensions politiques extrêmes nous rappellent à quel point la mémoire change sans cesse et peut être l’objet d’une instrumentalisation politique. C’est pourquoi je considère qu’elle est un monstre.

Ces dernières années, des écrivains, des intellectuels et des artistes sépharades israéliens ont abordé dans leurs œuvres la question sensible de la place qu’occupe la Shoah dans la conscience identitaire des Mizrahim.

Oui. Au lendemain d’avoir reçu le prix Israël, la plus haute distinction honorifique décernée par l’État hébreu, le célèbre compositeur, chanteur et parolier Avihu Medina, né à Tel-Aviv dans une famille sépharade originaire du Yémen, a fait une déclaration tonitruante au cours d’une conférence de presse : « Le peuple mizrahi n’oubliera jamais la manière honteuse dont il fut accueilli lors de son arrivée en Israël dans les années 50, tout comme le peuple ashkénaze n’oubliera jamais ce qu’il a subi pendant la Shoah. » Ces propos percutants ont suscité un vif émoi en Israël.

Le séphardisme est-il toujours un vecteur de combat social et culturel en Israël ?

Certainement. D’après un groupe d’universitaires sépharades, les indemnisations financières versées par le gouvernement allemand à Israël depuis le début des années 50 ont conféré un avantage économique substantiel aux Ashkénazes. Les Sépharades, notamment ceux habitant dans les villes de développement du Sud d’Israël, n’ont jamais bénéficié d’une manne financière comparable. Ce manque de subsides a eu des incidences très négatives sur le statut socioéconomique de la communauté mizrahi israélienne, estiment ces universitaires. On ne peut pas ignorer ces ressentiments amers exprimés encore par de nombreux Mizrahim.

Êtes-vous inquiet pour l’avenir de la mémoire de la Shoah ?

En Israël, non. Mais lors de la présentation de mon livre en Europe, des éducateurs, des historiens et des journalistes m’ont dit que la mémoire de la Shoah sur le Vieux continent est sérieusement menacée parce que beaucoup de jeunes européens considèrent désormais que cette tragédie est une histoire très ancienne qui ne les concerne plus directement. Selon mes interlocuteurs européens, c’est la principale raison pour laquelle nous assistons dans les pays occidentaux à une forte résurgence de l’antisémitisme. L’amnésie historique des peuples a toujours favorisé le retour en force de l’antisémitisme et des nationalismes les plus sectaires. Soyons aux aguets.

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