Poétesses, dramaturges et paytaniot sépharades au cours de l’histoire
Bien qu’évoluant dans des sociétés dominées par les hommes, nombreuses sont les femmes séfarades à avoir pu et su marquer l’histoire de leur sceau. Si la puissante Doña Gracia Nasi (1510–1569) est restée célèbre pour son sens diplomatique, la réputation d’érudite de Flora Sasson (1859 –1936) n’est plus à faire comme en témoigne sa correspondance des plus pointues avec le Ben Ish Hai, l’un des plus grands rabbins de la fin du XIXe siècle. Et il ne faudrait pas oublier le rôle de bienfaitrice que jouèrent des femmes comme Benvenida Abravanel (XVIe siècle), célèbre pour avoir libéré un grand nombre de prisonniers, ou plus tard Lady Judith Montefiore au XXe siècle, qui tint les rênes de la fondation caritative financée par son célèbre époux.
À l’ombre de ces grandes figures, d’autres s’illustreront dans les sphères littéraires et artistiques. Ce sont ces poétesses, paytaniot 1 et parfois dramaturges que nous vous proposons de découvrir ici.
Notre voyage commence au Yémen, à la lisière de la légende : Sarah la Yéménite aurait vécu au VIe siècle, elle composa une eulogie à la suite de la défaite de sa tribu, les Banu Qurayza, les Juifs de Médine, face aux tribus arabes. Ce poème fut compilé dans le Kitab al-Aghani – le livre des chants, compilation monumentale de poésie de langue arabe datant du Xe siècle. Contemporaine de la naissance de l’Islam, on raconte que Sarah mourut au cours de la guérilla à laquelle elle prenait part contre Mohammed.
C’est désormais vers l’Espagne médiévale que nous embarquons, sur la terre qui verra naître parmi les plus grands poètes juifs : Ibn Gabirol, Ibn Ezra, Samuel Ha Nagid et bien sûr Yehuda Halevi.
Si c’est en Andalousie que ces poètes vont développer leur œuvre, ce n’est pas sans rapport avec la métrique arabe, où la poésie se déclame en arabe comme en hébreu.
Après l’invasion musulmane de 711, l’arabe devient la langue vernaculaire des Juifs. Par son truchement, c’est le monde des sciences, de la philosophie… et de la poésie arabe qui s’ouvre à eux.
Dunash ibn Labrat au Xe siècle sera celui qui introduira la métrique arabe dans la poésie hébraïque, et sera considéré comme le père de la poésie juive andalouse. Né, dit-on, à Fez, il part étudier auprès des Sages de Babylone, avant d’être appelé à Cordoue par Hasdai Ibn Shaprut. Mais si l’auteur de Dor Yikra nous intéresse tant, c’est en raison de sa femme. En effet, cette dernière, délaissée lors des voyages de son époux, lui compose cette poignante lamentation traduite par nos soins :
« Se souviendra-t-il de sa gracieuse biche
[Portant] son unique enfant au bras, le jour de leur séparation? Il avait placé le sceau 2
de sa droite sur sa gauche,
Et elle avait placé son bracelet à son poignet
Elle avait pris son manteau en gage, comme il avait pris le sien. (…) »
Comme c’est souvent le cas, on avait d’abord attribué ce poème à un auteur masculin, Dunash lui-même. Mais un nouveau manuscrit, datant du XIe siècle, fut trouvé dans la Geniza du Caire qui contenait également une réponse du poète à son épouse délaissée dans laquelle il complimente sa sagesse et la rassure de son amour et de sa fidélité.
Il semblerait que cela ne fut pas que vaines paroles, et que Dunash regrettait sincèrement son exil : dans un autre fragment retrouvé dans la Geniza, on lit :
« Je n’ai récolté ni raisins, et je ne récolterai point de graines,
J’ai trahi une jeune épouse; une lettre de divorce je lui ai envoyé
J’ai abandonné mon héritage et délaissé le fils qu’elle m’a donné »
De même que les femmes musulmanes s’étaient emparées de la poésie, certaines femmes juives vont composer en langue arabe. C’est le cas de Kasmunah (XII-XIIe), dont le talent fut reconnu par-delà les frontières et les communautés, puisque ses poèmes furent publiés dans une anthologie égyptienne du XVe siècle. De sa vie on sait peu de choses, si ce n’est qu’elle grandit en Andalousie. Certains lui prêtent Shmuel Hanagid en personne pour père, d’autre un certain Ibn Bagdala.
Mais si l’Espagne est sans conteste la mère patrie de la poésie juive, c’est en Italie qu’un grand nombre de poétesses vont voir le jour.
C’est le cas de Devora Ascarelli, (1555-1608), née dans une des grandes familles du ghetto de Rome, elle traduisit des parties du Mahzor, livre de prières, en italien, y ajoutant ses propres compositions poétiques. Ce choix de traduire la liturgie de Yom Kippour n’est pas anodin. En effet, après avoir fui l’Espagne et ses persécutions, la famille Ascarelli rejoint l’Italie, où l’Église, moins d’un siècle après l’Expulsion des Juifs d’Espagne, n’a de cesse de tourmenter les Juifs : mise en place d’une Inquisition (1542), établissement d’institutions dédiées à l’évangélisation des Juifs, kidnapping d’enfants juifs, autodafés du Talmud (1553), établissement d’un ghetto à Rome (1555). Devora vivra dans sa chair la descente en enfer de sa communauté : chacun à leur tour, les membres de sa famille se convertissent, plus ou moins de mauvais gré. Ses propres enfants lui seront même arrachés.
Moins dramatique fut le parcours de Sarra Copia Sullam (1592-1661). C’est, sans surprise, dans l’effervescence artistique et intellectuelle de la cité des doges à Venise que la polémiste et écrivaine tient salon au début du XVIIe siècle. Peu après la découverte du poème épique intitulé Ester, Copia Sullam contacte son auteur pour le féliciter. S’entame alors une correspondance entre la poétesse et le dramaturge, prêtre de son état, Ansado Cebà. S’ils ne se rencontrent jamais, les deux personnages ne sont pas dupes de la valeur intellectuelle et littéraire de leurs échanges : leurs lettres sont déclamées dans les salons mondains, et seront plus tard publiées. Pour autant, les fréquentations de Copia Sullam avec de proéminents intellectuels chrétiens lui causent quelques soucis. Un autre prêtre, le poète Baldassare Bonifaccio l’accusera publiquement de nier le principe de l’éternité de l’âme – accusation à laquelle elle répondra avec brio en rédigeant un manifeste puisant aussi bien dans les Écritures que chez Dante et Aristote. Mais Bonifaccio, dans une tradition misogyne bien connue, dénigrera ce texte en prétextant les « émotions excessives » de son auteure, et ira paradoxalement jusqu’à affirmer que le manifeste ne peut qu’être le fruit d’un homme – témoignant inconsciemment de la qualité qu’il lui reconnaissait. Plus tard, des jaloux l’accuseront de plagiat, lui inventeront des amants, et rédigeront une grotesque pièce visant à l’humilier. Qu’importe, Copia Sullam marqua les esprits par sa verve et son talent. Si certains hommes ne purent supporter de se voir dépasser par une femme, d’autres sauront lui témoigner reconnaissance. C’est le cas du Rabbin Vénitien Leon Modena, qui lui dédie une pièce.
Enfin, impossible de prétendre présenter les écrivaines juives italiennes sans présenter Rachel Morpurgo, (1790-1871) qui incarna le tournant hébraïque que prend la poésie juive italienne à la fin du XVIIIe siècle. Née dans une famille de notables, elle étudie, aux côtés de ses frères, la Bible et ses commentaires, mais aussi le Talmud dès l’âge de 14 ans, les classiques de la pensée juive médiévale ainsi que l’italien et les mathématiques. Son cousin, le célèbre Shadal, lui offrira une copie de Zohar, œuvre qui influencera ses écrits postérieurs. La vie de Morpurgo, comme celle de tant des auteures ici présentées, est une triste incarnation des rouages par lesquels les femmes furent empêchées d’écrire que Virginia Woolf sut si bien disséquer dans son célèbre Une Chambre à Soi.
Si le talent de Rachel Morpurgo était manifeste, son époux lui interdit d’écrire dès leur mariage, en dehors des jours de Rosh Chodesh, ou tard le soir, à l’abri des regards. Elle ne fut publiée qu’après sa mort, et ne connut qu’une reconnaissance posthume quand celui qui deviendra grand rabbin de Rome, Vittoria Castiglioni – publia un recueil de ses poèmes, accompagné d’une biographie sous le titre de Ugav Rahel, en 1890.
Mais n’allons pas croire que seule l’Italie sut produire des poétesses. De l’autre côté de la Manche, en Angleterre des femmes juives emboîtent le pas de Jane Austen. C’est le cas de Grace Aguilar (1816 -1847) qui publie notamment Les femmes d’Israël, où elle tâche de défendre le judaïsme des accusations de misogynie de la bourgeoisie anglicane qui l’entoure. Sa mort, à 31 ans à peine, fit peut-être davantage de bruit aux États-Unis, dans le balbutiement du mouvement des suffragettes. Diverses sociétés de femmes déplorèrent ainsi la disparition « de cette championne de notre foi contre le grand Préjudice 3
».
Quittons maintenant l’Europe, et embarquons pour le Maghreb, sur les traces de la première femme jamais publiée en Algérie : Berthe Bénichou-Aboulker (1886–1942). Née dans une des grandes familles d’Oran, dont son père est le président de la communauté, elle descend par sa mère du Rashbaz, Rabbi Simeon ben Zemah Duran (XVe). Berthe allie à une instruction juive solide une éducation française bourgeoise : elle joue de la musique, chante et peint. Si elle publie une méditation sur les livres saints, c’est sa première pièce, La Kahéna, du nom de cette reine juive berbère plus ou moins fantasmée qui sera son plus grand succès. Mais peu après sa parution en 1933, la guerre éclate, et Berthe et les siens s’engagent dans la Résistance. Sa fille, Colette, sera décorée de la Croix de Guerre. Dans Pays de flamme, elle chante les louanges d’une terre qui sait allier les peuples :
« Tout croît intensément sur ton sol Algérie!Arbres, fleurs et blé d’or protégés par Cérès, Fruits juteux, fruits de chair : Fatma, Rachel, Inès, Zohra la mulâtresse ou la blanche Marie. »
Si les séfarades se sont de tout temps distingués dans l’art du piyout, cette poésie liturgique qui accompagne la prière, il ne faudrait pas oublier les contributions apportées par les femmes séfarades à cette discipline. La célèbre Osnat Barazani, qui dirigea de facto une yeshiva, une académie talmudique, au Kurdistan au XVIIe siècle, composa également des piyoutim 4.
Freha Bat Avraham fut également une de ces paytaniot. Née au début du XVIIIe siècle, elle dut s’enfuir de son Maroc natal pour la Tunisie. Les compositions de la Rabanit Freha – c’est ainsi qu’on l’appelait – révèlent une parfaite maîtrise des sources juives. Ses appels au retour à Sion ne sont pas sans rappeler le style d’un Yehuda Halevi et son célèbre « mon cœur est à l’orient ». La synagogue que son père édifia en son nom devient rapidement un lieu de pèlerinage en Tunisie.
Cette tradition de femmes paytaniot est plus vivante que jamais, et l’on peut aujourd’hui écouter les voix magnifiques des paytaniot et h’azaniot (chantres) Hadas Pal Yarden et de Yahala Lachmish dans la communauté de Tzion à Jérusalem, ou encore se laisser bercer par la voix de Maureen Nehedar, dont les chants enivrants ont fait redécouvrir la tradition judéopersane en Israël.
Conclusion
Ici s’arrête notre voyage à travers les siècles et les terres, pour cette fois. De « la femme de Dunan », à jamais réduite à être l’épouse de quelqu’un, jusqu’à Elissa Rhaïsn, juive algérienne, qui se fit passer pour musulmane et rédigea des romans à succès – et Selina Dolaro – qui quitta son mari et l’Angleterre pour faire carrière à Broadway –, ces femmes n’ont de commun, outre leur talent, que d’avoir vu leurs œuvres attribuées à des hommes, et de s’être vues si souvent refuser le droit d’exercer leur art par des époux soucieux des convenances.
Nous renvoyons les lectrices et lecteurs à la fabuleuse compilation The JPS Guide to Jewish Women, dont on espère voir un jour une traduction française, ainsi qu’aux travaux de la professeure Renée Levine Melammed, à qui cet article doit tant.
Notes:
- Le piyout est un poème liturgique destiné généralement à être chanté (ndr) ↩
- Le sceau était une forme d’alliance. Selon les usages de l’époque, l’homme donnait le « guet », l’acte de divorce avant de partir en voyage de
crainte de ne pouvoir rentrer s’il avait un accident. D’ailleurs dans sa réponse, Dunash ibn Labrat, y fait allusion (voir ci-dessous dans le texte). ↩ - 3. À entendre l’antisémitisme. ↩
- Voir Gabriel Abensour, « R. Osnat Barazani – la Tanaïte du Kurdistan juif », LVS, Mars 2020, https://lvsmagazine.com/2020/03/r-osnat-barazani-la-tanaite-du-kurdistan-juif/ ↩