« L’exode silencieux des réfugiés juifs des pays arabes et d’Iran » un documentaire réalisé au Québec
Au lendemain de la Shoah, entre 1945 et 1970, une civilisation de vingt siècles a disparu. Du Maghreb à l’Iran, en passant par l’Égypte, le Liban, l’Irak et le Yémen, les Juifs vivant dans le monde arabo-musulman ont été contraints d’emprunter le chemin douloureux de l’exil. Tel fut le destin de quelque 900 000 Sépharades originaires de onze pays musulmans.
Un documentaire remarquable et des plus instructifs, « L’exode silencieux des réfugiés juifs des pays arabes et d’Iran », évoque ce drame occulté pendant plusieurs décennies à partir de témoignages percutants de Sépharades originaires d’Iran, d’Égypte, d’Irak, du Liban, d’Algérie… ayant subi les affres de cet exil forcé et vivant à Montréal.
Réalisé par Mikael Ohana et coproduit par la Communauté sépharade unifiée du Québec (CSUQ) et le Consulat général d’Israël à Montréal, ce documentaire, présenté pour la première fois en 2020 dans le cadre du Festival Séfarad de Montréal, sera utilisé prochainement comme outil pédagogique dans les écoles juives afin de sensibiliser leurs élèves à ce grand drame humain. Nous relatons dans cet article quelques-uns de ces témoignages. Native de Bagdad, Lisette Shashoua se remémore la détérioration continue des conditions de vie des Juifs et du climat de haine ambiant qui régnait en Irak dans les années 50. Les Juifs irakiens avaient déjà été victimes de persécutions antisémites meurtrières, notamment en 1929 et 1941, année sinistre marquée par un effroyable pogrom, le Farhoud, au cours duquel 180 Juifs furent assassinés et quelque 500 commerces juifs pillés ou incendiés.
Les gouvernements successifs irakiens de l’après-guerre instaurèrent une série de mesures discriminatoires à l’encontre de la communauté israélite : licenciements massifs des fonctionnaires juifs; harcèlement des commerçants juifs, toute entreprise appartenant à un Juif devait avoir comme copropriétaire un musulman; des dispositions légales restreignant l’accès des Juifs à l’enseignement public et à l’enseignement supérieur; spoliation de leurs biens et avoirs; impossibilité d’obtenir un passeport pour sortir du pays…
« Les Juifs vivaient dans une peur permanente. Ils étaient devenus les otages de gouvernants qui affichaient leur antisémitisme ouvertement. La communauté juive d’Irak, l’une des plus vieilles du Moyen-Orient, qui comptait 150 000 âmes en 1950, fut contrainte à l’exil dans des conditions pitoyables et humiliantes. Les Juifs ont dû abandonner tous leurs biens et propriétés. Ils ont été victimes d’une spoliation massive. La politique antisémite des gouvernements irakiens successifs se poursuivit jusqu’à la libération de ce pays du joug de Saddam Hussein au début des années 90 », raconte Lisette Shashoua.
Tout en se considérant comme une « réfugiée juive chassée de son pays natal », Lisette Shashoua rappelle qu’elle n’a jamais eu les droits d’un réfugié, n’ayant jamais reçu un seul centime d’indemnisation de la part de l’Irak ou d’un des organismes de l’ONU chargés d’aider les réfugiés.
« J’ai retrouvé ma dignité en travaillant très fort dans le généreux pays qui m’a accueilli, le Canada. »
Née au Caire, Rose Simon Schwartz garde des souvenirs amers de son départ définitif d’Égypte, en 1963. Plus de trois millénaires de présence juive dans le pays des Pharaons se sont achevés d’une manière brutale, rappelle-t-elle.
« Les Juifs d’Égypte étaient extrêmement bien intégrés dans la société égyptienne, jadis très cosmopolite. Ils ont contribué significativement à la vie économique et à la culture du pays. Ils étaient propriétaires de grands magasins, ont joué un rôle majeur dans la littérature et la musique égyptiennes… Togo Mizrahi, directeur, producteur et acteur juif renommé, fut l’une des figures marquantes du cinéma égyptien… »
Mais une pléthore de mesures administratives antisémites, accentuées sous le régime de Nasser, encouragèrent les Juifs à partir. « Le départ forcé de ma famille en 1963 fut indéniablement un événement traumatisant. On nous a expulsés quasi manu militari. Les autorités égyptiennes nous ont fait savoir très clairement : « Vous quittez, vous ne serez plus autorisés à revenir en Égypte ». Mon père était très bouleversé. Établis en Égypte depuis plusieurs millénaires, les Juifs ont été injustement chassés et obligés de laisser derrière eux tous leurs biens et propriétés. »
Rose Simon Schwartz se considère comme une « réfugiée juive ».
« Probablement par orgueil, la majorité des Juifs égyptiens récusent le qualificatif de « réfugié ». Ils ont définitivement tourné, sans rancœur, la page de ce triste chapitre de leur vie. Au lieu de perpétuer leur amertume, ils ont préféré tabler sur l’avenir et bâtir une nouvelle vie sous des cieux plus cléments. Mais, force est de rappeler que quand on vous met à la porte, avec un ultimatum de 48 heures, en ayant le droit de prendre seulement une valise et une petite somme d’argent, je considère que vous êtes un réfugié. » Née à Shiraz, ville située dans le centre-sud de l’Iran, Sima Goel garde un souvenir impérissable d’un événement qui la bouleversa profondément alors qu’elle était une adolescente : le 16 août 1978, elle écouta à la radio nationale que des islamistes avaient, après avoir barricadé les portes, mis le feu à un cinéma dans la ville d’Abadan : 400 personnes périrent. Elle comprit ce jour-là que c’était la fin d’une vie paisible pour les Juifs d’Iran. L’accession de l’Ayatollah Khomeini au pouvoir ne fit qu’alourdir l’atmosphère de crainte et de terreur dans laquelle la communauté juive iranienne vivait.
En 1982, Sima Goel, âgée de 18 ans, et ses deux sœurs s’enfuirent clandestinement vers la frontière avec le Pakistan. Un long et éprouvant parcours semé d’embûches. Les passeurs, fortement rémunérés par ses parents, leur avaient fait croire qu’après une marche d’une vingtaine de minutes, une voiture les attendrait pour les emmener jusqu’à la frontière pakistanaise. On les a bernés. Elles ont dû marcher pendant vingt heures et gravir de nombreuses collines autour desquelles rôdaient des contrebandiers, des trafiquants de drogues et des kidnappeurs… Les trois sœurs séjournèrent huit mois au Pakistan avant de pouvoir émigrer au Canada.
« La vie des non-musulmans était devenue un véritable enfer. Quand l’Ayatollah Khomeini arriva au pouvoir, toute ma famille était terrorisée. Les femmes juives craignaient que leurs visages soient aspergés d’acide si par malheur elles laissaient entrevoir dans la rue un minuscule fragment de leur chevelure. Nos opinions n’avaient plus aucune valeur dans ce système totalitaire où la notion de liberté avait complètement disparu. Nous avons eu la chance de pouvoir rebâtir une vie décente dans ce grand pays de liberté qu’est le Canada », relate Sima Goel.
Tout en se considérant comme une « réfugiée juive », cette survivante de l’implacable système khomeiniste n’a jamais envisagé de réclamer auprès des Nations Unies le statut de « réfugiée ».
« Quand l’ONU vous attribue ce statut, vous demeurez un réfugié pour le reste de votre vie. Moi, je voulais étudier et faire quelque chose d’utile dans ma vie. C’est ce que j’ai fait » Elle exerce aujourd’hui le métier de chiropraticienne.
Spécialiste de l’histoire des Juifs ayant vécu dans les pays arabes, l’historien Georges Bensoussan, qui a participé à ce documentaire, nous livre son avis sur le statut des Juifs contraints à l’exil par les gouvernements arabes : peut-on les qualifier de « réfugiés politiques »? « Au sens étroit du terme, non 1. Mais si on admet dans la catégorie « réfugiés politiques » des hommes et des femmes qui partent parce qu’à un moment donné leur sécurité n’est plus garantie dans leur pays de naissance, alors on peut dire que la quasi-totalité des Juifs du monde arabe relèvent de cette définition. Il y a quasiment dans tous les cas de figure cette dimension de peur et de crainte de l’avenir, leur sécurité n’étant plus du tout assurée. C’est criant dans le cas de l’Égypte de 1956, de l’Irak du début des années 50 ou de la Lybie de 1951, et plus encore de la Syrie. C’est beaucoup plus subtil bien sûr dans le cas du Maroc ou de la Tunisie. »
Né en Tunisie, Jacques Saada, ancien ministre fédéral et actuel président de la Communauté sépharade unifiée du Québec (CSUQ), qui quitta avec sa famille son pays natal après l’indépendance de celui-ci, estime que dans ce dossier historique épineux, la nuance est nécessaire afin de ne pas décrédibiliser le narratif historique des Sépharades exilés des pays arabes.
« S’agissant de situations différentes en fonction du pays, nous devons éviter les amalgames. Cependant, une réalité est irrécusable : nous avons dû quitter nos terroirs ancestraux par crainte de persécution. Il ne s’agissait pas de craintes aléatoires ou improvisées, mais de craintes réelles. »
Jacques Saada estime que l’ONU a été injuste envers les Juifs forcés à l’exode.
« Le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), qui prodigue une aide à tous les réfugiés de la planète, et qui a créé un organisme spécial pour les réfugiés palestiniens, a refusé de reconnaître le statut de « réfugiés » aux Juifs originaires des pays arabes alors que la situation historique de ces derniers correspond à la définition établie par l’ONU. C’est une injustice. C’est pourquoi il est impératif de rappeler au monde ce drame vécu par presque un million de Sépharades et de maintenir vivante la flamme de cette mémoire. »
Pour Jacques Saada, ce devoir de mémoire est fondamental.
« Il est de notre devoir de transmettre à nos descendants cette histoire, pas seulement dans les écoles et à travers des livres, mais aussi au sein de nos familles. Nous sommes le produit de cette histoire occultée pendant trop longtemps. Ne pas faire connaître cette histoire aux prochaines générations, c’est se priver de la connaissance d’une partie cardinale de notre identité. »
Sylvain Abitbol, coprésident de JJAC (Justice pour les Juifs des pays arabes), souligne l’ampleur de ce processus de spoliation : plusieurs milliards de dollars.
En 2017, JJAC a commandité un audit des biens et avoirs spoliés aux Juifs dans les pays arabes, réalisé par une firme comptable privée internationale.
« Les Palestiniens réclament une justice financière pour les biens qu’ils ont perdus. Des centaines de milliers de Sépharades spoliés et déplacés de force doivent aussi avoir droit à cette justice. Si on veut parvenir à une paix juste et équitable entre Israéliens et Palestiniens, c’est un principe de base qui ne doit plus être ignoré. »
Notes:
- 1. En effet, la définition de « réfugié politique » de l’ONU stipule clairement que ces derniers après avoir fui leur pays « exigent une protection internationale ». Les Juifs ayant quitté les pays arabes n’ont jamais « exigé » cette protection, la grande majorité d’entre eux n’ayant pas été accueillis comme réfugiés dans les pays où ils ont rebâti leur vie, notamment en Israël. ↩