Dis-moi d’où tu viens et je te dirai qui tu es : fragments de l’histoire sépharade
Connaître son histoire, c’est comprendre les facteurs qui ont moulé nos croyances et nos caractères. Connaître ses racines, c’est
comprendre sa personnalité, mieux vivre le présent et mieux orienter son avenir. L’histoire est tel un rétroviseur qui permet
d’appréhender le passé, mieux expliquer la contemporanéité et éviter de reproduire les erreurs du passé.
L’histoire sépharade d’avant 1492
La culture sépharade du Moyen Âge a ajouté de nouvelles dimensions au judaïsme traditionnel qui se développa en exil, basé sur l’interprétation des textes, l’exégèse et le code juridique du Talmud.
On y a chanté l’amour, le bon vin et la jouissance des fruits terrestres sans pour cela s’éloigner des valeurs morales et des commandements judaïques. Les poésies religieuses et laïques vont de pair. Les devinettes plaisantes côtoient les essais scientifiques et philosophiques, et les moments parfois difficiles n’ont pas terni l’esprit d’ouverture à l’égard des courants de pensée de la société environnante.
La créativité littéraire et scientifique de cet âge d’or sépharade original se perpétua encore alors que les fanatismes chrétien et musulman s’entredéchirèrent jusqu’à la fin de la Reconquista : du XIe au XVe siècle, Saragosse, Tolède, Cordoue, Séville et Grenade tombèrent aux mains des royaumes chrétiens.
Illustrons cet état de choses avec des échantillons d’écrits de deux personnalités : Ibn Gabirol (XIe siècle) et Yehouda Halévi (XIIe siècle). Ibn Gabirol de Malaga chantait le vin : Lorsque mon vin tarit/ De mes yeux jaillit/ Un torrent d’eau, un torrent d’eau… Me voici rendu ami de la grenouille/, Comme elle je crie et coasse ! Car comme elle ma bouche connaît/ Le chant de l’eau, le chant de l’eau !
Son ouvrage Mekor Hayim est un essai philosophique sur la matière, les êtres et la causalité première.
Sa poésie était aussi religieuse : Rends hommage à Dieu, âme sage…/ Consacre tes jours et tes nuits à ton essence/ Pourquoi pourchasserais-tu l’insignifiance ? / Tu es de ton vivant comparée au Dieu vivant./ Si ton Créateur est pur et immaculé/ Sache que toi aussi tu es pure et innocente.
Le terme âme rendu par yehida désigne l’âme en ce qu’elle a d’unique et d’individuel. Elle représente l’unicité de l’être qui forme une entité distincte, soit la façon dont une personne fusionne les différents aspects de son être. La dévotion engage toutes les dimensions de son être, amalgamant son intégrité physique et morale pour exhorter l’âme à se consacrer à son rôle, soit l’intellect (au sens aristotélicien, l’être humain se démarquant du monde végétal et du monde animal par son intellect) plutôt que de talonner les vanités.
Yéhouda Halévi, natif de Tolède, aimait les devinettes : Qui est fine, menue et lisse/ Muette et parlant avec force/ Tuant des personnes en silence/ Et crachant son sang de sa propre bouche ? (Il s’agit de la plume).
Il chanta l’amour librement : Ton visage est un soleil/ Et les nuages de tes frisettes/ Étendent les ténèbres de la nuit sur sa splendeur./ Ofra lave ses robes dans l’eau de mes larmes,/ Puis les étend aux rayons de son propre soleil./ Elle était comme un soleil qui, se levant à l’horizon,/ Rougit les nuages de l’aube du bûcher de sa lumière.
Son ouvrage, le Kuzari, sur la conversion du roi des Khazars au judaïsme en est un de théologie comparée dans le contexte des courants philosophiques de son temps.
Il chanta l’amour de Sion et finit ses jours à Jérusalem : Mon cœur est en Orient/ Et je me trouve aux confins de l’Occident/ Comment goûter ce que je mange/ Et comment pourrait-ce être bon ? …/ Alors que Sion est dans les chaînes d’Édom (la chrétienté)/ Et que je suis dans les mailles des Arabes ? 1
L’Âge d’or : mythe ou réalité?
Bien des mythes sont entretenus sur l’Âge d’or qui se limita dans les faits au temps de la dynastie omeyyade de Cordoue (ca. IXe siècle) et le demi-siècle qui suivit. C’est cette période que l’on peut qualifier d’Âge d’or. Il est utile de préciser que les Juifs vécurent également des périodes de persécution dans l’Espagne musulmane et connurent certains moments d’accalmie dans l’Espagne chrétienne. Simplifier l’histoire en avançant que l’Espagne musulmane fut tolérante et que l’Espagne chrétienne fut intolérante est contraire à la vérité. Le poète Yehouda Halevi qui vécut dans l’Ibérie chrétienne et musulmane disait : « l’un ou l’autre (chrétien ou musulman) faiblit, on s’en prend toujours à moi (Israël). » Il faut préciser que le mythe d’un Âge d’or musulman a été cultivé par la réforme juive en Allemagne (Haskalah) pour vanter un exemple de tolérance digne d’être émulé.
Dans les faits, des centaines de milliers de Juifs – les Sépharades – se trouvèrent acculés à se convertir ou à quitter leur pays avec leur foi pour tout bagage, sans savoir quel souverain les accueillerait, livrés aux dangers des pirates qui sillonnaient la Méditerranée. Les réfugiés juifs d’Espagne furent accueillis tant par des pays musulmans que chrétiens. Le Sultan de Fès, le Roi de Naples et le Sultan de Constantinople ouvrirent les bras aux réfugiés sépharades.
Cet aspect de l’histoire mérite d’être étudié dans ses nuances.
L’histoire sépharade d’après 1492
L’histoire des Sépharades en général et plus précisément celle qui suit l’année 1492 est méconnue et est souvent ignorée dans les curriculums éducatifs juifs. La culture sépharade d’après 1492 – date de l’expulsion des Juifs d’Espagne par les rois catholiques – a continué à fleurir sans connaître le degré de liberté dans laquelle elle s’épanouit à l’Âge d’or. L’histoire des Sépharades a connu des hauts et des bas. Après 1492, la majorité des Sépharades a vécu dans les pays de l’Islam. Ces pays ont sombré dans la léthargie jusqu’à ce que le choc de la rencontre avec l’Occident et la technologie leur fasse réaliser leur retard technologique. Dans ces pays et jusqu’à une époque récente, le statut des Juifs fut celui de dhimmis, c’est-à-dire de tolérés dont les droits furent limités par rapport à ceux des citoyens de confession musulmane. Historiquement, il y eut des temps où la minorité juive a servi de bouc émissaire sitôt que les conditions politiques ou économiques empiraient. Cela advenait lors d’un changement de régime ou encore lors d’une crise de sécheresse ou de disette. Bien que la plupart des souverains aient apprécié la contribution des Juifs sur les plans économique et social, il y eut toutefois des exceptions, comme sous le règne sanguinaire de Moulay Yazid au Maroc (1790-1792).
À la fin du XIXe siècle, l’état de précarité caractérisait les communautés sépharades dans les pays d’Islam sans moyen de protection devant des abus de toute sorte. Mis à part une infime minorité de nantis, les voyageurs ont fait état de la condition de proie facile et sans défense d’une minorité qui ployait sous le fardeau de la misère dans des mellahs surpeuplés. Tant bien que mal, les communautés sépharades ont surmonté des épisodes de famine, d’épidémie et de razzias grâce à une organisation communautaire qui, avec fort peu de moyens, tenta l’impossible.
Pourtant, en dépit des conditions difficiles, voire même intolérables, et en dépit des persécutions, les Sépharades ont puisé leur énergie et leurs forces dans les textes sacrés. Ils ont envers et contre tout gardé la conviction que l’homme était fait à l’image de Dieu et couvé avec amour l’espoir de rédemption messianique et de paix universelle. Qui plus est, ils ont développé une culture florissante qui s’est exprimée tant en judéo-espagnol, qu’en judéo-arabe et en judéo-persan. Ils ont tissé des liens d’amitié et de connivence avec la société majoritaire, joui de la confiance des souverains et, par époques, ont vécu des ères de coexistence et de tolérance qui sont entrées dans la légende.
Les Sépharades à l’ère moderne
La francisation au moyen du réseau des écoles de l’Alliance israélite universelle et de l’ère coloniale ont été bénéfiques pour les communautés juives qui ont pu pressentir une plus grande protection contre l’arbitraire qui avait prévalu le plus clair du temps. Cette ouverture sur le monde occidental s’est accompagnée d’une certaine acculturation en regard de leur propre culture et a parfois relégué les valeurs juives traditionnelles à l’arrière-plan.
La tradition d’ouverture sépharade est exemplifiée par le rabbin Yossef Messas de Meknès (1892-1974), rabbin remarquable et écrivain prolifique qui chercha à trouver des réponses réalistes pour concilier tradition et modernité. Il était conscient des opportunités socio-économiques offertes par la modernité et ne voulait pas aliéner le grand public des valeurs juives. Son attitude progressive envers l’éducation des filles et sa volonté de ne pas éloigner sa communauté des valeurs morales l’ont incité à chercher à même la Halakha des réponses, quitte à mettre en perspective certaines ordonnances rabbiniques. Loin de s’en tenir à un aspect rigoriste, il tint compte des exigences de la vie moderne, s’inscrivant dans la tradition de tolérance de Beth Hillel 2. Les sociétés sépharades ont connu les soubresauts nationalistes des pays où ils vivaient et ils ont été témoins de la naissance miraculeuse de l’État d’Israël. La fin de l’ère coloniale, la crainte du retour à une époque du passé où l’arbitraire prévalait et l’appel du sionisme, ont fait que des communautés plus que millénaires n’existent pratiquement plus dans les pays arabes. En 1948, 856 000 Juifs résidaient dans les pays arabes. Il n’en reste plus que près de 3 000.
Ils ont immigré pour la plupart en Israël, en France et… au Canada.
Aux révolutions technologiques et sociales – la révolution des mœurs – de l’ère moderne se sont également ajoutées celles de l’émigration au Québec, au Canada, dans une société elle-même en quête d’un projet national au sein même de la Confédération canadienne. Dans un sens, les Sépharades ont été sujets à de multiples mutations et leur identité s’est enrichie de plusieurs strates culturelles. Cela ne change pas le fait que le substrat sépharade, parfois lointain, est néanmoins présent. La modernité et l’éparpillement des communautés sépharades dans le monde ont mis à l’arrière-plan leurs trésors culturels qu’ils soient éthiques, littéraires et musicaux, ainsi qu’une certaine joie de vivre. Ces trésors constituent une source de ressourcement enrichissante.
Au début du XXe siècle, le rabbin et artiste David Elkaïm (1851-1951) fut l’un des grands maîtres de la langue hébraïque, qui, entre autres ouvrages, contribua au recueil liturgique de Shiré Yédidot. La liturgie sépharade dans le contexte judéo-musulman et judéo-chrétien ont été rendus avec brio par le rabbin Haïm Louk et feu Solly Levy. L’orchestre andalou d’Israël a remis à la page la légendaire musique de la Ala. La richesse exégétique, littéraire et philosophique des manuscrits sépharades conservés auprès des familles est mise en valeur par le travail d’édition de l’Institut Issachar de Jérusalem.
Non moins importante est l’expérience historique des Sépharades qui, après 1492, s’établirent en Europe, de la Bulgarie à la Hollande ou même dans le Nouveau monde. La culture sépharade continue de s’épanouir et l’identité sépharade s’affirme. De nombreuses organisations telles A’aleh Betamar, Harif, Sephardi Voices, Justice for Jews from Arab Countries, Yad Ben-Zvi, les congrégations hispano-portugaises, les programmes sépharades de la Yeshiva University de New York et les fédérations sépharades œuvrent à la reconnaissance de l’histoire des Sépharades. Ce foisonnement prometteur réconcilie petit à petit les Sépharades avec leur identité.
Le sens de l’histoire sépharade
L’ère de tolérance et de symbiose culturelle judéo-arabe et judéo-espagnole durant l’Âge d’or ont contrasté avec l’obscurantisme moyenâgeux qui prévalait ailleurs. C’est à cette époque privilégiée que des chefs d’État et des hommes politiques se rapportent pour évoquer avec espoir la possible et nécessaire réconciliation entre l’État d’Israël et ses voisins. Malgré les tensions qui persistent, il n’en demeure pas moins que le passé dans les pays arabo-musulmans ne connut pas que des moments difficiles. Il y eut aussi de grands moments de symbiose et de compréhension sur lesquels nous pouvons aujourd’hui bâtir un avenir commun.
Mais il faut pour cela bien connaître sa propre histoire et apprécier à juste titre la terre d’accueil que furent et restent le Québec et le Canada.
Il incombe aux Sépharades de mieux saisir les hauts et les bas de leur passé. C’est alors qu’ils pourront rassembler les bonnes volontés de toutes parts et coopérer en regard d’un objectif commun dans le respect mutuel. Nous sommes la résultante de notre histoire; une histoire ne se raconte pas, mais se vit. Être en harmonie avec son identité de Juif sépharade canadien est le meilleur garant d’un épanouissement personnel et social équilibré.
Notes: