Visions et perspectives de la Fédération Sépharade du Canada. Entretien avec Avraham Elarar

Elie Benchetrit
Vous êtes président depuis quelques an-nées de la Fédération Sépharade du Canada (FSC) qui a vu passer plusieurs présidents, dont le premier fut feu Elias Malka (Z.L) qui sut lui donner un élan particulier par l’entremise de diverses activités. Pouvez-vous nous dire quelles sont les raisons qui vous ont poussé à accep-ter ce poste?
Il y a plusieurs années, lors d’un événement communautaire, un ami non juif m’a demandé d’expliquer ce qui, dans le judaïsme, motive un Juif à donner son argent, ses ressources ou son temps à la communauté. Ma réponse spontanée a été que nous, Juifs, religieux et laïques, naissons avec une dette conceptuelle envers la communauté et la société et passons notre vie entière à rembourser cette dette, que ce soit avec notre argent, nos ressources ou notre temps. J’ai ajouté que notre philosophie n’est pas de donner et de soutenir, mais plutôt de rendre à la communauté et à la société ce qui leur appartient.
Cette question et ma réponse ont été au cœur de mon éducation dans un foyer sépharade sioniste en Israël, de mes années dans une école navale et de mon service militaire dans la marine pendant la guerre de Yom Kippour. Dans ce contexte, j’ai trouvé dans la Fédération Sépharade du Canada l’intermédiaire parfait pour actualiser cette philosophie tout en construisant et en renforçant le séphardisme cher à plus de trente mille d’entre nous, Sépharades, membres de la communauté juive du Canada.
Après une longue et fructueuse présidence de feu M. Moïse Amselem (Z.L) qui a laissé une empreinte indélébile dans les institutions sépharades à travers le monde, n’était-ce pas un grand défi pour vous de reprendre son flambeau?
Moïse Amselem, de mémoire bénie, était l’un des derniers géants à avoir été personnellement témoin d’événements importants dans les annales du judaïsme en général et dans celles du monde sépharade en particulier. Moïse a marqué le sépharadisme sur trois continents, d’abord au Maroc, où il est né, puis en Espagne, où il a étudié, et enfin au Canada, où il a passé le reste de sa vie.
Ce parcours long et diversifié lui a permis d’ériger des ponts entre des dirigeants sépharades ayant des priorités et des objectifs différents, tant au niveau local qu’international; son attitude non conflictuelle lui a permis de gagner la confiance de ses collègues qui étaient plus que désireux de coopérer avec lui dans des projets visant à améliorer la vie des sépharades, notamment avec ceux d’Amérique du Sud et d’Amérique latine représentés par la FeSeLa.
Moïse voyait le monde juif séculier avec les yeux d’un homme religieux, alors que je vois le monde juif religieux avec les yeux d’un homme séculier. Rien ne l’empêchait de s’intéresser à des concepts philosophiques séculiers, comme rien ne m’empêche de collectionner et de rechercher des livres judaïques vieux de cinq cents ans – les deux points de vue sont vitaux pour l’intégrité des traditions du monde sépharade. Porter son flambeau culturel sépharade n’est pas seulement un défi, c’est aussi un privilège. Le dévouement de Moïse à faire du Hessed, des actes de générosité, était inégalé, et prétendre le contraire sera vain et prétentieux de la part de quiconque choisira de porter ce flambeau.
Parmi les objectifs, d’après les statuts de la FSC qui fut créée en 1973, figure celui de « représenter le judaïsme sépharade canadien vis-à-vis de l’extérieur, d’Israël et auprès de toutes les instances juives mondiales ». Si l’on se réfère à la définition de feu M. Salomon Benbaruk (Z.L) qui figure à la page 138 de son ouvrage Trois-quarts de siècle pêle-mêle 1. Édité par les Imprimeurs du 21e siècle inc.[/ref] : pensez-vous que ce mandat est d’actualité aujourd’hui, surtout à Montréal où la notion de séphardisme est très galvaudée?
Les objectifs énoncés dans les statuts de la Fédération Sépharade du Canada sont aussi pertinents aujourd’hui qu’ils l’étaient il y a presque cinquante ans. Représenter le judaïsme sépharade continue d’être désiré et recherché par une population que nous pensions oublieuse d’un tel élément de son identité. Le Congrès des jeunes sépharades organisé par la Fédération en 2019 a prouvé qu’être Juif, Sépharade et Israélien ne sont pas des identités mutuellement exclusives. Au contraire, ces identités multiples peuvent être complémentaires les unes des autres.
Quant aux idées exposées dans l’ouvrage de M. Salomon Benbaruk que vous avez mentionné, pour que cet ouvrage soit d’actualité en 2021, il faudra qu’il englobe davantage le séphardisme moderne avec toutes ses composantes, de l’Afrique du Nord aux Balkans et au-delà.
C’est pourquoi nous insistons pour ne jamais oublier le mot Canada qui fait partie intégrante du nom de la Fédération. Notre tâche est de construire et de renforcer les autres communautés sépharades à travers le Canada – espérons que cela ne prendra pas cinquante ans pour y parvenir.
Pouvez-vous, puisque vous êtes également Israélien, formuler une opinion personnelle quant à la suite des accords d’Abraham et des espoirs que ceux-ci ont suscités au sein de la communauté juive mondiale et de la diaspora juive marocaine en particulier?
Le timing des accords d’Abraham n’aurait pas pu être aussi rédempteur pour toute la région qu’il ne l’est en ce moment même, surtout à la lumière de la décision stratégique des États-Unis d’Amérique de se retirer du Moyen-Orient, un processus entamé par le président Obama, poursuivi par le président Trump et précipité par le président Biden. Plus de la moitié des 409 millions d’Arabes ont désormais une relation formelle avec Israël grâce aux accords d’Abraham, et 43 autres millions ont une relation informelle. Aucun État arabe n’a combattu Israël depuis près de 50 ans – la guerre contre le Hezbollah en 2006 s’est déroulée avec un non-État. Plus important encore, le conflit israélo-arabe, qui faisait autrefois office d’idéologie commune, n’existe plus. La région est désormais divisée en trois camps : le camp chiite guidé par l’Iran, qui comprend le régime syrien dirigé par Assad et de puissantes milices chiites en Irak et au Yémen; le camp sunnite dirigé par la Turquie, qui comprend le Qatar, la Libye et une partie de la Syrie; et le troisième, qui protège ses alliés des méfaits des deux autres, est ironiquement piloté par Israël, le pays le plus puissant de la région qui, avec les monarchies du Golfe et le Maroc, apporte la stabilité tant recherchée à la région. Tout ceci ne peut qu’apporter un sentiment de soulagement à l’État d’Israël et à la diaspora juive, qui représente toujours plus de la moitié du peuple juif. L’accord avec le Maroc ferme également un cercle pour la diaspora juive marocaine en Israël et ailleurs, qui, forte de plus d’un million de personnes, continue à nourrir la composante marocaine de son identité.
En 2019, en collaboration avec la Fédération Sépharade Mondiale, d’autres fédérations sépharades et la CSUQ , nous avons invité 26 jeunes adultes sépharades de plusieurs pays à se joindre à plus de 75 sépharades locaux pour une expérience culturelle et intellectuelle unique en son genre. Du 7 au 11 novembre, nous avons organisé le « Congrès sur l’Identité Sépharade » à Montréal, auquel nous avons invité plusieurs intervenants d’Israël et de France pour parler de l’identité sépharade aujourd’hui. Le congrès a connu un tel succès qu’il a incité un participant et une participante, l’un du Pérou, l’autre de Montréal, à officialiser leur relation en se mariant récemment à Montréal.
Notes:
- Édité par les Imprimeurs du 21e siècle inc. ↩