Les bases de la loi juive dans le monde sépharade

 

Mikhaël Benadmon

 

 

 

 

 

Être sépharade – pour certains, il s’agit d’une revendication ethnique et géographique qui désigne un lieu d’origine, en l’occurrence l’Afrique du Nord et avant cela l’Espagne. On évoque alors des traits de caractère individuels et collectifs (« chaleureux », « impulsif », « autoritaire », « tribal », « simple », etc.). Pour d’autres, avec lesquels je m’identifie bien plus, il s’agit d’une déclaration culturelle, identitaire, peut-être même existentielle. La sépharadité est alors perçue et présentée comme un mode d’être, comme une façon d’appréhender le monde, comme un état d’esprit. Il ne s’agit pas alors (essentiellement) de folklore, de traditions culinaires, mais d’un certain « être-au-monde », qui s’étant, certes, développé dans un lieu et un temps bien spécifiques n’en est pas pour autant tributaire. La sépharadité ne se limite pas ainsi à un groupe ethnique, elle peut être adoptée et partagée par d’autres; cette réduction à l’ethnie est le fruit de plusieurs facteurs historiques et sociologiques qui ont été analysés depuis fort longtemps par Shmuel Trigano et qui méritent une étude à part. La sépharadité comme état d’esprit est alors bien plus qu’un simple fait culturel ou qu’une ligne d’anthropologie dans l’histoire des juifs. Elle est un projet en devenir, jamais figé sur lui-même; elle est un mode opératoire qu’il est possible de transmettre aux générations futures au moyen d’une éducation et d’un enseignement appropriés, dans le souci d’une adaptation aux conditions environnantes fondamentalement différentes du berceau nord-africain originel. Il convient urgemment de mettre en place ces programmes d’éducation à la sépharadité sans quoi les prochaines générations se suffiront de strates culturelles extérieures contenant uniquement certaines mélodies et senteurs culinaires qui appartiennent au monde d’avant, mais qui n’ont pas grand-chose à dire au juif contemporain. Les lignes qui suivent ont pour objectif de dessiner les contours de cet « être-au-monde » tel qu’il s’est incarné dans la loi juive (halakha), sa pensée et sa production littéraire et juridique dans l’Afrique du Nord du 20e siècle. Nous parlerons de tendances plus que de principes. Posons d’avance que cette description est sujette à débats internes, signe d’une vitalité positive. Notre essai de synthétiser les fondements de la halakha sépharade portera une aura de romantisation, mais il conviendra d’en extraire l’essentiel et d’entamer un débat sur la recontextualisation possible d’une culture déracinée de son berceau d’origine dans un monde radicalement différent et de sa pertinence aujourd’hui.

Halakha et méta-halakha

La loi juive n’est pas uniquement une juridiction, mais véritablement une culture. Le tronc commun se situe dans les textes bibliques et talmudiques, ainsi que dans l’acceptation de textes halakhiques médiévaux incontournables. Ce tronc commun amène à la mise en place d’une juridiction qui s’impose à tous. Le shabbat, la cacherout, les lois des fêtes et des prières, pour ne stipuler que certains domaines de la vie juive, font partie de ces nombreux sujets de la vie juive réglementée par la halakha. Mais la mise en place de ces domaines dans le monde des humains passe par la médiation des décisionnaires qui, questionnés sur des sujets anciens ou inattendus, vont devoir se prononcer en introduisant une certaine dimension individuelle, locale, culturelle. Ainsi, nous observons des tendances halakhiques bien différentes en des lieux, époques et écrivains différents. Ces diversités sont justement le fruit de tendances émanant d’un certain mode d’être. Elles représentent les conceptions avec lesquelles notre décisionnaire appréhende un problème, le définit, et enfin l’analyse, tant dans les mécanismes juridiques qu’il met en œuvre que dans les valeurs qu’il défend. Toute question halakhique est ainsi précédée d’un apriori conceptuel qui constitue la réflexion méta-halakhique. C’est cet apriori conceptuel que nous nommons tendances halakhiques. La halakha sépharade s’organise, à mon sens, autour de trois tendances fondamentales.

La centralité de la communauté

La halakha sépharade est axée autour du fait communautaire. La cellule du fait juif n’est pas l’individu, mais le groupe. Afin de définir l’impact et la validité d’une norme halakhique, la situation spirituelle de la communauté est prise en considération : cette norme sera-t-elle intégrée et pratiquée par la forte majorité ou au contraire va-t-elle éveiller des antagonismes? Va-t-elle consolider le groupe ou le dissoudre et engendrer des dislocations internes? Cet intérêt pour la communauté nécessite une proximité humaine de la part du décisionnaire, une sorte de boussole socioreligieuse, une connaissance intime de ses fidèles, lui permettant d’évaluer la mesure de son propos. Dans cette perspective, l’imposition d’une norme doit nécessairement impliquer une évaluation préalable des conséquences et effets éventuels. Déclarer un jeûne obligatoire alors que la majorité de la communauté ne le respecte pas ne revient-il pas à éloigner ce public, à rendre cette norme insensée, à transformer le rabbin en juge et accusateur alors qu’il est fondamentalement un accompagnateur, un éducateur? Interdire la réunion familiale de peur qu’un des membres non respectueux du shabbat ne touche la bouteille de vin et l’interdise à la consommation n’entraînerait-il pas plutôt une fracture du lien social et un éloignement de ceux qui ont fait le choix d’une pratique plus superficielle? Refuser un certificat de cacherout à un restaurant respectueux des bases élémentaires de la cuisine juive n’augmenterait-il pas la consommation de nourritures non cachères? Exclure un fidèle du quorum (mynian) sous prétexte qu’il ne respecte pas le Shabbat ne risque-t-il pas de le détourner de la synagogue qu’il souhaite pourtant fréquenter? Dans ces quatre cas, les textes halakhiques présentent des débats et le choix du rabbin sépharade tendra vers la permission, vers l’adoption d’un avis plus indulgent (koula). Car derrière la conservation de la communauté se cache le souci d’une autre valeur juive fondamentale, l’union, la solidarité, la paix. La cellule familiale est ainsi fondamentale et doit être jalousement conservée. C’est pourquoi il est inenvisageable de jeter l’anathème sur un membre de la famille, car le lien familial est précisément plus fort que tout. Deux autres valeurs sont ainsi présentes : le respect et la tolérance. Il est possible de penser et d’agir différemment, mais il est impossible de délier les liens sacrés de la famille. Adopter à l’échelle d’une communauté des avis intransigeants et rigoureux serait alors contre-productif. L’analyse des phénomènes d’assimilation d’une part et l’émergence de la réforme d’autre part en terres ashkénazes a entraîné la dislocation des familles par l’accusation d’hérésie, et enfin la création de communautés séparées. Même si les phénomènes de réforme ne sont pas arrivés en Afrique du Nord, il est difficile d’imaginer de telles réactions. La judaïté est perçue comme un consensus social, et à ce titre elle se situe au-delà des idéologies. Cet effort afin de maintenir un judaïsme non idéologisé se ressent fortement dans le rapport des Sépharades aux mouvances du Judaïsme contemporain. Il existe une réelle difficulté à s’identifier avec les mouvances sionistes-religieuses (tant sociologiquement que politiquement), avec les publics ultraorthodoxes (haredi, même avec les tendances sépharades du parti Shass) et avec les mouvances progressistes. Le judaïsme reste profondément attaché à la tradition et au sionisme, mais sans avoir pour autant besoin d’idéologies bien ficelées à leur égard. Ce judaïsme communautaire ne peut alors faire l’impasse sur la question de la justice sociale, de la régulation des prix des produits de base, de la considération des salaires des fonctionnaires du culte jusqu’à la mise en place d’un fond d’entraide pour les familles nécessiteuses. Le rabbin est alors un activiste social.
La dimension collective de la prière récitée et chantée à haute voix – contrairement au rite ashkénaze pour une partie du rituel – ainsi que par exemple la culture du piyout (poème liturgique), l’importance des repas partagés et du culinaire ne sont pas des faits premiers de la sépharadité; ils découlent d’une conception de fond sur la primordialité de la communauté. 

La Torah n’a pas été donnée aux anges

La halakha s’intéresse à tous les détails de l’existence; c’est là une de ses facettes essentielles. Mais perçue uniquement sous cet angle, elle risque de se transformer en repère idéal pour psychorigides. La science et la technique ont apporté au monde une meilleure compréhension des phénomènes, des mesures, et en cela augmente nos connaissances dans le sens de la précision. L’application de ces contributions dans le monde de la halakha est présente dans certains domaines, mais là encore, il convient de préciser cette deuxième tendance de la halakha sépharade : la Torah n’a pas été donnée aux anges, mais bien aux hommes, avec leur grandeur et leur limite, leur cœur et leur perception. Ainsi, la mathématisation de la halakha visant à définir au gramme près les quantités de matsa (pain azyme) à consommer à Pessah, la vérification au microscope des insectes pouvant se situer dans les interstices des feuilles de brocoli, le calcul minutieux des temps d’attente entre le lait et la viande à l’aide d’un cadran numérique – tout cela relève de ce même principe qui érige sur un piédestal le bon sens. Si l’application de la halakha éveille la risée, la raillerie, l’étonnement naturel, non pas par simple effet néfaste de moquerie, mais véritablement par surprise et consternation confondue, c’est qu’il y a une mésentente sur l’action halakhique. Entendons-nous : le détail doit être respecté, mais il s’agit là non pas de l’objet de la halakha (la matsa, le brocoli, etc.), mais bien du sujet, c’est-à-dire de l’individu. Le risque de virer dans le culte excessif du détail et d’en faire l’apparence du tout transforme le système halakhique du domaine du sens au domaine du bizarre. Ce bizarre émerge lorsqu’il n’y a plus de continuité entre l’action religieuse et la vie, lorsque l’individu semble pénétrer dans un monde hermétique à tout un chacun, lorsque son humanité disparait derrière la technique. Ce danger de deshumanisation de la personne avait été appréhendé aux débuts de l’ère technique avec la révolution industrielle, et voici qu’elle trouve également une expression religieuse dans le monde halakhique. « La Torah n’a pas été donnée aux anges » implique le fait que la halakha soit pratiquée par un homme (ou une femme) conscient de sa dimension humaine, des potentiels de hauteur comme des faiblesses, et s’ils peuvent tomber, chuter, c’est du fait de cette humanité. Le principe de tolérance à fondement religieux réapparait dans ce contexte.

Une autre application de cette tendance réside dans le rapport positif envers le monde. Il n’y a pas lieu de développer à son égard des suspicions démoniaques, de même qu’il y a un aspect positif à mieux le connaitre par l’étude des sciences profanes. Cette relation d’interdépendance et d’enrichissement mutuel des domaines du sacré et du profane constitue l’un des apports essentiels du passé espagnol et de son âge d’or.

Nous ne sommes pas meilleurs que nos anciens

La troisième tendance de la halakha sépharade tient dans l’argument que « nous ne sommes pas meilleurs que nos anciens ». La famille comme structure de base assurant la transmission de la tradition est le lieu premier d’étude de la halakha. Si un doute surgit concernant une norme halakhique, l’instinct sera de questionner nos anciens, de vérifier ce qu’il en ressortait « à la maison ». Nos anciens, nos rabbins n’étaient pas mal renseignés ni ignorants. Au contraire, ils étaient détenteurs de traditions ancestrales qui ne nécessitaient pas de trace scripturaire pour persister et être reconnues comme légitimes. La Torah est essentiellement dans l’oralité, donc dans la transmission. Consulter des livres est certes une étape essentielle du processus d’étude, mais le livre n’est que la trace de l’enseignement oral, vivant, dynamique qui est véhiculé par les anciens. Rester dans la trace des anciens garantit une continuité, un barrage contre l’extrémisme, contre les argumentaires dialectiques inutiles. Cette tendance halakhique préserve le respect envers les traditions et usages qui tendent à disparaître faute de témoins et de réédition des anciens ouvrages. Il n’implique pas une obéissance aveugle, mais instaure un dialogue qui disparaît entre le mode religieux des anciens et les nouvelles générations. Ces trois tendances recoupent partiellement une autre typologie de la halakha sépharade proposée par le Rav Yossef Messas (1892-1974) 1. Selon lui, les trois piliers de toute décision halakhique sont le bon sens du décisionnaire, la prise en considération du contexte social et de la communauté et la source de la loi.

Ces trois tendances apparaissent dans un contexte halakhique et sont bien entendu ouvertes au débat dans un monde en changement. De même, elles ne recouvrent pas le fait juif dans son intégralité. Ainsi, la question du type de spiritualité mise en place par le monde sépharade reste à méditer, surtout dans un horizon où les tendances hassidiques (Breslev, Habad, New Age, etc.) semblent répondre à un besoin individuel et s’instaurer en complément, voire en substitution à la spiritualité sépharade.

Notes:

  1. Voir Gabriel Abensour, « Rav Yossef Messas – un rabbin nord-africain à l’heure du changement », LVS, Dec 2019 ou sur  https://lvsmagazine.com/category/decembre-2019/culture-sepharade-decembre-2019/ (note de la rédaction)
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