Éduquer. Éduquer. Éduquer contre l’antisémitisme    Entretien avec Daniel Amar, directeur du Musée de l’Holocauste de Montréal

Sylvie Halpern

 

 

 

 

 

« Bien sûr, on peut être éduqué et cruel. Mais nous avons la conviction que l’éducation est une condition indispensable pour combattre la barbarie », assure Daniel Amar qui dirige depuis trois ans le Musée de l’Holocauste de Montréal, la ville qui a accueilli la troisième plus forte concentration de survivants de la Shoah per capita, dans le monde.

Quand on pense musée, on pense au passé, à ce qu’il faut préserver. Comment est-ce que vous conjuguez ce devoir de mémoire et le travail d’éducation, de combat?

Nous travaillons sur les deux plans à la fois. Nous avons bien sûr une action commémorative et de très nombreux objets. Mais le Musée de l’Holocauste est aussi un observatoire capable d’interpréter les grands phénomènes sociaux comme le racisme et un laboratoire du vivre ensemble parce que, par notre action éducative, nous cherchons à bâtir la société de demain : une société meilleure, plus ouverte, plus tolérante.
Avant la pandémie, nous comptions plus de 22 000 visiteurs par an et parmi eux, la moitié étaient des jeunes. Car c’est bien dans cet esprit, tourné vers l’avenir, qu’année après année, nous accueillons au musée plus de 10 000 étudiants de tous niveaux – du primaire à l’université – qui viennent seuls ou en groupes. Et notre travail d’éducation et de sensibilisation trouve d’autant plus d’écho que 90 % de nos visiteurs ne sont pas juifs.

Vous-même, vous êtes Sépharade, comment avez-vous reçu l’histoire de la Shoah?

C’est une histoire qui touche toutes les communautés juives. Il suffit de penser à ce qui est arrivé à celles de Thessalonique en Grèce, de Tunisie ou d’Algérie. Nous Marocains, nous avons été bénis par l’histoire. D’abord par la présence du souverain Mohamed V qui a toujours accordé sa bienveillance et sa protection à l’ensemble de ses sujets juifs; et grâce au débarquement américain en 1942 à Casablanca. Ces deux facteurs jumelés ont littéralement permis à la communauté juive marocaine d’être épargnée. Mais la Shoah reste mon histoire, quelque chose qui me touche profondément.

Est-ce que ce travail de mémoire et d’éducation se poursuit en dehors de la communauté juive montréalaise : ailleurs dans le monde et vers d’autres populations?

Absolument. Nous sommes en réseau avec d’autres musées. Nous avons par exemple développé des liens avec le Mémorial de la Shoah de Paris et plusieurs musées de l’Holocauste des États-Unis. Nous faisons tous partie de la même association, nous nous réunissons sur une base régulière, nous partageons nos expertises, nos connaissances, et parfois des programmes de conférences.

Bien sûr, même si la préservation de la mémoire de l’Holocauste est notre cœur de mission, nous abordons plus largement la question des droits de la personne. Nos outils pédagogiques et notre programmation en témoignent. Chaque année également, nous sommes solidairement associés à la commémoration du génocide des Roms et des Sintis, à celle des Rwandais, celle des Burundais.

De nombreuses communautés victimes de génocides viennent nous voir d’elles-mêmes, car elles considèrent, de manière affective, le Musée de l’Holocauste comme leur musée : non seulement comme lieu physique pour organiser leurs propres évènements, mais aussi parfois pour nous demander de les aider à se structurer, à trouver du financement. Il faut dire qu’au Musée de l’Holocauste, nous avons une équipe de 18 professionnels aux spécialisations très pointues en termes d’expositions, de conservation ou d’histoire orale par exemple. La volonté de ces communautés de tisser des liens encore plus étroits nous offre donc l’occasion de renforcer notre présence et nos alliances avec des communautés qui partagent avec nous une communauté de destin. Ce rapprochement avec nous est donc compréhensible, d’autant plus que nous déménagerons d’ici quelques années pour nous redéployer en plein cœur du centre-ville de Montréal, dans un musée redimensionné.

À partir de notre communauté, l’Holocauste est donc une histoire universelle. Et une histoire sans fin.

Oui. Ce travail de mémoire, nous convie à faire des liens avec le présent. Pour un jeune de 15 ans, l’Holocauste , c’est quasiment la préhistoire, c’est aussi abstrait que lorsqu’on me parlait des guerres napoléoniennes quand j’étais adolescent! Mais quand ce jeune se met à faire le lien entre la Shoah et les génocides plus récents, cette tragédie prend tout son sens pour lui.

L’un après l’autre, les survivants, les témoins disparaissent. Comment est-ce que vous allez continuer sans eux?

Aujourd’hui, nous avons encore la chance d’avoir 18 survivants de la Shoah qui continuent de témoigner au musée – ils le faisaient en présentiel, ils continuent de le faire en ligne. Cela dit, nous participons actuellement à un projet avec la USC Shoah Foundation (qui a déjà enregistré quelque 52 000 entrevues avec des survivants et des témoins de la Shoah partout au monde) et le Musée canadien pour les Droits de la personne de Winnipeg, afin de développer des expériences novatrices de témoignages virtuels. L’une de nos survivantes, Mme Marguerite Quddus a accepté et nous lui avons préparé plus de 850 questions avant de la filmer. Ces témoignages de survivants sous forme d’hologrammes sont un palliatif à l’amenuisement du nombre de ces précieux témoins. C’est une nouvelle dimension. Ces témoins de l’histoire continueront ainsi de répondre aux questions des élèves. Nous investissons beaucoup là-dessus – on parle de plusieurs centaines de milliers de dollars – et ce sera l’une des forces de notre prochain musée.

Quand ce nouveau musée devrait-il ouvrir ses portes?

En 2025, au cœur de l’ancien quartier juif de Montréal puisqu’il sera au 3535, boulevard Saint-Laurent. Sur le plan symbolique, c’est un retour aux sources puisque ce quartier a été le berceau de la modernité juive d’ici et le foyer de la renaissance de tant de survivants… Le terrain a été acheté et notre collecte de fonds se poursuit avec succès : sur 80 millions de dollars, nous en avons déjà recueilli près de 54. Cet automne, nous avons lancé le concours architectural qui permettra de développer des esquisses et des maquettes parmi lesquelles un jury décidera du projet à retenir. Et là, la construction pourra commencer.  Et en parallèle, nous allons également travailler sur une nouvelle exposition permanente, qui sera présentée sur une surface de 10 000 pieds carrés. Cette nouvelle exposition consacrera d’ailleurs une place plus grande aux Juifs sépharades durant l’Holocauste.

Aujourd’hui, nous tremblons tous face à la très forte remontée de l’antisémitisme. Mais comment se battre, comment faire le lien entre la Shoah qui a eu lieu il y a 70-80 ans et ce qui se passe aujourd’hui?

L’antisémitisme se déploie n’utilisons pas l’arme juridique ou politique, nous empruntons la voie éducative et pédagogique. Et quand nous faisons le lien entre hier et aujourd’hui, c’est bien parce que le lien existe :la lutte contre ’antisémitisme est un combat permanent. Les statistiques nous indiquent clairement qu’aujourd’hui,19 % des crimes sont motivés par l’antisémitisme et selon Statistique Canada, l’antisémitisme vient expliquer jusqu’à 55 % de tous les crimes haineux de nature religieuse au Canada.
Pour le Musée, les études le prouvent, l’éducation est un extraordinaire moyen de lutter contre l’antisémitisme. Des travaux conduits par la USC Shoah Foundation ont montré que les gens – et notamment les jeunes, qui ont reçu un enseignement sur la Shoah, qui ont visité au moins un musée consacré à l’Holocauste, ont tendance à être plus tolérants face à la diversité, face aux personnes de race, de couleur ou d’orientation sexuelle différentes. La seule chose que nous pouvons regretter, c’est de ne pas avoir les moyens d’en faire encore plus parce que cette recette est éprouvée. L’éducation est un facteur de protection !
Mais, je ne m’illusionne pas. Je ne pense pas que ce travail d’éducation soit suffisant pour éradiquer l’antisémitisme. On peut être à la fois éduqué et cruel, l’Histoire l’a montré. La conférence de Wannsee qui a rendu possible ‘’la solution finale’’ réunissait une quinzaine de dignitaires nazis, tous titulaire d’un doctorat !
Je reste cependant convaincu que c’est une condition nécessaire. L’éducation reste une arme redoutable pour combattre la haine, le racisme, l’antisémitisme et toutes les autres formes de discriminations.sous des formes multiples. Il peut prendre le visage du radicalisme islamiste, de l’antisionisme d’extrême droite comme celui d’extrême gauche. Nous devons tous le combattre et le combattre chacun avec nos moyens. Au musée, nous 

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