Le rabbin Itzhak Ezagui (zal), l’héritage d’un grand sépharade
Par David Sultan
20 juin 1974 : arrivée à Montréal. Comme beaucoup d’autres avant nous, c’est là que se fera notre nouvelle vie. J’ai 9 ans et je ne saisis pas pleinement les défis qui attendent mes parents à titre de nouveaux immigrants. Ils ont fait le choix de s’installer à Montréal sans trop savoir ce qui les attend. Ils ont immigré sans avoir au préalable, tâté le terrain, analysé les possibilités. Ils ont laissé derrière eux un confort relatif, une terre et une culture qu’ils connaissaient. Ils se tournent résolument vers l’avenir, certainement craintifs et insécures, mais également pleinement confiants qu’ils ont fait le bon choix pour leurs enfants afin que ceux-ci puissent pleinement s’épanouir en cette terre d’accueil.
21 juin 1974 : premier Shabbat dans le Nouveau Monde. Un oncle, déjà installé à Montréal depuis quelques années, nous conduit papa et moi à la synagogue du quartier où nous avons été installés par la JIAS. Nous ne savons pas alors que ce quartier plein de nos semblables sera le nôtre pour de nombreuses années. Nous ne savons pas encore non plus que cette synagogue sera elle aussi la nôtre pour longtemps et qu’elle nous accompagnera tout au long de nos célébrations religieuses et familiales.
Mes yeux d’enfant se souviennent de ce premier contact avec le « Merkaz sépharade ». Sur la Tevah est assis un vieux Rabbin aux cheveux blancs. Il ne porte pas de barbe, simplement une moustache. Il ne parle pas beaucoup, mais le regard semble contrôler son environnement. Il s’agit bien sûr du Rabbin Shlomo Ezagui (zl’), fondateur de la Congrégation Anché Castilla.
Le Rabbi officiant est un personnage pas très grand de taille. Il porte une belle barbe, un habit noir et un chapeau noir. Contrairement à son père, il ressemble à un « vrai rabbin ». Malgré une allure vestimentaire sobre et sérieuse, je découvrirai très vite que nous avons affaire à un homme fougueux, passionné, engagé, souriant, connaissant. Cet homme, c’est le Rabbin Itzhak Ezagui (zl’) qui jouera un rôle important dans ma vie, dans la vie des fidèles de sa synagogue, mais également et très certainement, dans l’histoire de la communauté sépharade de Montréal.
Cet homme, leader spirituel du Merkaz sépharade, est un meneur. Sa profonde connaissance des us et coutumes sépharades et son attachement indéfectible à la tradition de ses ancêtres font de lui, un personnage authentique, un maître dans l’art d’officier dans le respect de la liturgie marocaine. Cet art et bien d’autres talents que je découvrirai avec le temps n’auront d’égal que son charisme et ses capacités de mobiliser. Né à Tanger, il arrive à Montréal vers la fin des années 1950 après un séjour à Londres où il rencontre et épouse Sarah. Ensemble, ils auront 12 enfants, de nombreux petits-enfants et arrière-petits-enfants, tous engagés dans le chemin de la Torah tel que le souligne fièrement son fils aîné, Rav Shlomo.
Le Rabbi Ezagui, c’est d’abord et avant tout un activiste de la cause sépharade. Dès son installation à Montréal, il constitue avec son père un minyan sépharade orthodoxe traditionaliste dans les locaux du Centre Chabad Lubavitch sur Westbury. Ils insistent tous deux sur l’importance d’assurer aux sépharades de Montréal, très majoritairement immigrants récents, un lieu de prière et de vie juive qui leur ressemble, un lieu qui leur permettra très certainement de retrouver en partie, un parfum du pays qu’ils ont quitté, mais qui ne les a pas quittés.
Puis, le minyan grandit avec l’achat d’un duplex au coin de Van-Horne et Légaré. La Congrégation Anche Castilla devient le Merkaz sépharade au début des années 1970. Sous l’impulsion et l’énergie du Rabbin Istzhak Ezagui et d’un groupe de fidèles qui partagent le même objectif, cette congrégation devient très vite un centre incontournable de la vie spirituelle pour de nombreux Sépharades à la recherche d’activités cultuelles traditionnelles. Je prétends même que le Merkaz servira à divers degrés de centre d’intégration à la vie montréalaise pour les immigrants sépharades, à l’instar d’autres institutions comme le Centre communautaire juif.
C’est là qu’enfant, puis adolescent, puis adulte, je découvrirai et me retrouverai comme bien d’autres, à mon aise dans cette belle tradition sépharade certes ancrée dans l’orthodoxie, mais caractérisée par son ouverture et son hospitalité pour que tous y trouvent leur compte. Un environnement où se côtoient sans complexe et en toute harmonie, des religieux, des moins religieux, des croyants, des moins croyants, des fidèles de rite hispanophone et des fidèles de rite arabophone. De Tanger à Mogador, en passant par Melilla, Safi, Rabat et Casablanca, ce sont toutes les traditions liturgiques qui s’entremêlent au Merkaz sépharade et qui font généralement bon ménage. De temps à autre, au grand délice de l’enfant que je suis, une engueulade survient qui confirme là encore que le Merkaz est résolument sépharade.
C’est également là que je me bâtis une identité religieuse et culturelle qui me permet depuis de me sentir en territoire connu, quelle que soit la synagogue que je fréquente. C’est là que je forgerai des amitiés durables et qu’en compagnie de mon ami d’enfance (Alain Moyal), nous ferons les 400 coups sous l’œil pas trop grondeur et quelquefois même compatissant du Rabbin Ezagui. C’est là que j’y ferai ma bar-mitzvah, mon henné, mon mariage. C’est là que j’y ferai la brith-milah de mon fils aîné, la bar-mitzvah de mes enfants et bien d’autres événements. Et à tous ces événements, le Rabbin Ezagui y sera toujours associé.
Mon expérience n’est pas unique, loin de là. Nombreux sont les membres de la Communauté sépharade de Montréal qui auraient pu, bien mieux que moi, relater des souvenirs plus percutants que les miens quant à l’impact de ce grand communautaire sur nos vies.
Car à n’en pas douter, le Rabbin Ezagui aura un impact profond sur notre vie communautaire. Il sait réunir, il sait mobiliser, il sait influencer. Il réussit très savamment, à concocter une recette gagnante composée d’ingrédients puisés dans cette culture sépharade millénaire. Une bonne dose d’ouverture et de tolérance, accompagnée de parfums cultuels affirmés, mais non invasifs, et décorée d’un crémage liturgique traditionnel, alliant un office en hébreu avec incursions en espagnol (Pirké Avot) ou en arabe (Haftarah de Simhat Torah).
Ceux et celles qui ont fréquenté le Merkaz sépharade à cette époque (et ils sont nombreux), se souviennent des célébrations épiques de Simhat Torah et de Pourim alors que des centaines de fidèles y affluaient afin de vivre « l’expérience » ultime de ces fêtes. Rav Shlomo, fils aîné du Rabbin Ezagui (zl’) me dit qu’enfant, il se souvient encore de sa peur de voir s’effondrer le deuxième étage de la bâtisse qui abritait la synagogue, tellement le plancher tremblait sous le poids des fidèles qui dansaient, célébraient et chantaient à tue-tête. Pendant plus de deux générations, le Rabbin Ezagui aura eu sur la vie juive sépharade de Montréal, un impact qui se fait encore sentir aujourd’hui lorsque, d’une congrégation sépharade à l’autre sur le territoire du grand Montréal, des anciens du Merkaz continuent de jouer un rôle important dans l’épanouissement de notre vie cultuelle et culturelle.
Pensons aux rabbins qui se sont installés à Montréal avec l’assistance du Rabbin Ezagui et qui ont transité par le Merkaz sépharade avant de créer leurs propres congrégations. Pensons aux leaders communautaires d’hier et d’aujourd’hui qui eux aussi, ont transité par le Merkaz sépharade et qui, alors que la population sépharade migrait vers d’autres quartiers, ont bâti des minyanim inspirés de leur expérience au Merkaz.
C’est à coup sûr là que réside à mon sens, une grande partie du mérite qui doit être attribué au Rabbin Ezagui. Alors que la communauté vit à cette époque, des vagues d’immigration et que les nouveaux arrivants cherchent des points de repère susceptibles d’atténuer leur dépaysement, le Rabbin Ezagui ouvre les portes du Merkaz à tous ceux en quête d’un judaïsme et d’une « séphardité » qu’il sait valoriser dans toute son authenticité.
Il innove sans cesse. Il crée le Merkafax, fascicule de commentaires à teneur religieuse, mais contenant également des nouvelles communautaires, qu’il publiera et transmettra régulièrement à une longue liste de membres de la communauté. Il s’attaque à divers projets : groupes d’étude, école du dimanche, cours de bar-mitzvah, melaveh Malka. Il est incontournable, il est omniprésent aussi bien lors de célébrations communautaires que lors d’événements moins heureux. Tout cela, alors qu’il fait fonctionner un commerce de vêtements afin d’assurer sa Parnassah, et qu’il s’occupe de l’éducation de sa famille nombreuse.
C’est d’ailleurs ainsi que son fils, Rav Shlomo, résume la réussite de son père. Un homme qui a su mener de front une vie professionnelle, tout en plaçant à l’avant-scène de son existence, sa vie spirituelle et sa vie familiale. Une vie qui fut caractérisée par un engagement de tous les instants, une action mue par une croyance (emounah) profonde et inébranlable. Il a su faire preuve de cette force dont seuls les grands leaders sont capables. Il a su réunir, impliquer et convaincre. Tous reconnaissent que le Rabbin Ezagui a fait un immense cadeau à notre communauté; celui de la mise en valeur, de l’épanouissement et de la pérennité de notre héritage sépharade.
Nous nous attristons de la disparition de ce pionnier, mais l’héritage qu’il laisse à la communauté sépharade de Montréal, demeure inestimable et continuera longtemps de rayonner.
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