Incident au fond de la galaxie Entretien avec le célèbre écrivain israélien Etgar Keret
PAR Elias Levy
Entretien avec le célèbre écrivain israélien
Ce n’est pas par hasard qu’on l’a surnommé l’« enfant terrible des lettres israéliennes ». Etgar Keret est l’un des écrivains les plus célèbres et sulfureux d’Israël.
Superstar de la jeunesse israélienne, qui raffole de ses nouvelles surréalistes, ce Sabra, né à Tel-Aviv en 1967, après la guerre des Six Jours, dans une famille de survivants de la Shoah, est aussi un cinéaste et un scénariste de bandes dessinées fort talentueux.
Ses œuvres sont traduites dans plus de quarante pays.
En 2008, son très beau film « Méduses », coréalisé avec son épouse, Shira Geffen, a reçu l’un des prix les plus prestigieux du Festival de Cannes : la Caméra d’or. En 2020, « L’Agent immobilier », la minisérie à la trame au-tobiographique qu’il a coécrite et coréalisée avec Shira Geffen, pour la chaîne de télévision Arte, a connu un grand succès d’audience. Le populaire acteur français Mathieu Amalric est l’un des interprètes principaux.
Son huitième roman traduit en français, « Incident au fond de la galaxie », publié aux Éditions de l’Olivier, a mérité en 2018 la plus haute distinction littéraire israélienne, le prix Sapir — l’équivalent du prix Goncourt français —, ainsi que le très prisé National Jewish Book Award.
Un recueil très captivant de vingt-deux nouvelles hilarantes et poignantes truffées de références intimes. Un antidote féroce contre les absurdités de la vie et la morosité ambiante de notre époque. Etgar Keret aborde de nouveau avec brio ses thèmes de prédilection : la perte d’un être cher, la filiation, la mémoire de la Shoah, la trahison, les dérives des réseaux sociaux et des hautes technologies… Ses personnages loufoques, attachants et névrosés regorgent d’humanité. Un grand tour de force littéraire.
Etgar Keret a accordé une entrevue à LVS/La Voix sépharade depuis son domicile de Tel-Aviv.
Comment vivez-vous votre confinement en Israël?
À l’instar du commun des mortels, je suis très préoccupé par les conséquences délétères de la pandémie du coronavirus, notamment par le très grand nombre de victimes qu’elle est en train de causer. Cependant, je dois vous avouer, j’ai honte de le dire, que cette épreuve extrêmement ardue pour beaucoup de personnes, qui ont contracté la COVID-19, perdu leur emploi, sombré dans un profond désarroi psychologique… est pour moi, sur le plan de la création littéraire, une période des plus stimulantes. En fait, dans mon cas, le confinement forcé n’est pas une épreuve insupportable dans la mesure où je suis déjà confiné en temps nor-mal, seul face à l’écran de mon ordinateur. C’est le lot de beaucoup d’écrivains. Je sors très peu, seulement pour donner mes cours à l’uni-versité, je conduis rarement, je ne vois mes amis qu’au compte-goutte. Cette crise nous a fait prendre conscience que désormais, tous les êtres humains sont confrontés aux mêmes problèmes et défis. Auparavant, certains pouvaient esquiver dans la plus grande indifférence les dures réalités qui sévissent dans notre monde. Ce n’est plus le cas. Cette pandémie impitoyable, qui nous menace de mort, nous confronte aux facettes les plus hideuses de la vie.
Comment est née l’idée d’écrire Incident au fond de la galaxie?
J’ai commencé à écrire les nouvelles réunies dans ce livre en 2017, après avoir été victime, à Boston, d’un terrible accident de voiture au cours duquel j’ai failli mourir. J’ai eu plusieurs côtes fracturées. Le conducteur du véhicule a été aus-si blessé. Ce jour-là, j’étais résolument convaincu que ma fin était imminente. J’ai ressenti alors l’indicible impression que mon âme était sortie brusquement de la voiture et avait été projetée vers le ciel comme une fusée. De là-haut, l’accident qui venait de se produire, qui me semblait apocalyptique depuis le sol, me paraissait un événement microscopique et des plus insignifiants. Cette pensée m’a aidé à tenir le coup jusqu’à l’arrivée de l’ambulance. Cet « inci-dent », tragique certes, a été l’élément déclencheur de l’écriture des nouvelles réunies dans Incident au fond de la galaxie. Celles-ci ont un dénominateur commun : les vicissitudes de personnes qui s’agrippent désespérément à une vie de plus en plus énigmatique et incertaine dont ils ne saisissent plus le sens.
L’humour noir occupe une place prépondérante dans votre travail littéraire. Est-ce votre manière de tourner en dérision les misères de notre monde?
Certains me qualifient de « névrosé doué d’un sens de l’humour noir ». Ils ont certainement raison. L’humour noir, qui transparaît clairement dans mes livres, est ma carapace, mon « assurance-vie », la moins onéreuse, pour me protéger des fracas de notre monde en déliquescence. L’humour décapant, c’est ma manière à moi d’affronter les obstacles et les problèmes qui jalonnent ma vie. Quand tout va bien, tu n’as pas besoin de tabler sur l’humour. Pour les Israéliens, l’humour est un instrument percutant auquel ils ont recours pour protester contre des choses, malheureusement, qu’ils ne pourront jamais changer : notre sempiternel conflit avec les Palestiniens, les inégalités sociales de plus en plus criantes, le cynisme de nos politiciens…
Une nouvelle de votre livre, « Escape Room », fera certainement grincer pas mal de dents. Vous racontez l’histoire d’un fils d’une rescapée de la Shoah en fauteuil roulant qui s’escrime à convaincre le directeur d’une « Escape Room », une salle de jeu où l’on doit décrypter une série d’énigmes pour s’échapper de celle-ci, d’ou-vrir exceptionnellement son établissement lors de la journée fé-riée du souvenir de la Shoah pour pouvoir y emmener sa mère. Un échange de courriels sidérants s’ensuit. Ce récit n’est-il pas un tantinet provocateur?
Cette nouvelle recèle une partie de mon histoire familiale. Mes parents sont des survivants de la Shoah. Une grande tristesse prédomine en Israël le jour de Yom Hashoah. Ce jour-là, tout le pays est paralysé : les aires d’amusement sont fermées, la télévision et la radio ne diffusent que des émissions consacrées à cette grande tragédie… Pour mes parents, comme pour beaucoup d’autres survivants de la Shoah, c’est un jour de douleur et de torture. En écrivant la nouvelle « Escape Room », j’ai voulu résumer, avec une pointe d’humour décapant bien sûr, la pensée collective nationale des Israéliens sur la Shoah. Un sentiment regorgeant d’angoisse et de détresse. L’idée persiste que, depuis l’Inquisition espagnole au XVe siècle, les Juifs ont toujours été des victimes, un peuple honni et persécuté. Or, force est d’admettre que l’État d’Israël est l’antithèse de ce peuple écrasé et meurtri. Dans les échanges de courriels, l’un des personnages de cette nouvelle, Michael Warshawski, dont la mère est une survivante de la Shoah atteinte d’une paralysie, reproche au propriétaire de cet « Escape Room », Sefi Moreh, un Sabra descendant d’une famille sé-pharade persécutée et expulsée d’Irak dans les années 50, de ne pas saisir la profondeur de la souffrance des rescapés du génocide hitlérien. Warshawski, qui veut simplement offrir du bon temps à sa mère, est « à la recherche d’une activité digne de ce jour très triste ». Deux visions d’Israël s’affrontent. Un dialogue de sourds!
Comment envisagez-vous l’avenir de l’hébreu?
L’hébreu est une langue fascinante qui ne cesse de m’enivrer et qui me rap-pelle un volcan en éruption. Pendant deux mille ans, l’hébreu n’était qu’une langue écrite, utilisée uniquement dans la liturgie, mais pas dans les chambres à coucher. Les Juifs d’Europe ou du Moyen-Orient ne parlaient alors que le yiddish, le latin ou l’arabe. L’hébreu ne se réveilla qu’à la fin du XIXe siècle, avec l’émergence du mouvement sioniste. Soudainement, cette langue s’est décongelée.
L’hébreu est donc une langue très singulière.
Sans aucun doute. Si un Espagnol ou un Italien du XVIe ou XVIIe siècle débarquait aujourd’hui dans son pays natal, il ne comprendrait pas l’idiome que parlent ses concitoyens. Par contre, si le patriarche Abraham revenait aujourd’hui sur la terre d’Israël, il comprendrait parfaitement ce qu’un chauf-feur de taxi de Tel-Aviv lui dirait. Les deux converseraient dans la même langue. L’hébreu n’a cessé de se réinventer, en forgeant de nouveaux mots et expressions. C’est une très vieille langue porteuse d’une grande modernité. Ainsi, les Israéliens ont l’auguste privilège de parler une langue qui est en même temps classique et irrévérencieuse, ancienne et progressiste. Cette ten-sion reflète bien les paradoxes qui caractérisent les Israéliens : nous sommes un très vieux peuple qui vit dans un pays nouveau, âgé seulement de 72 ans, une broutille dans le curseur de l’ancienneté des nations.
Vous avez grandi au sein d’une famille qui ché-rissait la tradition des contes.
Les contes familiaux ont grandement contribué à nour-rir mon imagination romanesque. Chaque nuit, dans le ghetto de Varsovie, où les nazis les avaient cantonnés, mes grands-parents maternels racontaient un conte à ma mère en fin de soirée. Pour les Juifs reclus dans les ghettos pen-dant la guerre, les contes étaient un mécanisme de dé-fense, un moyen de s’évader quelques heures de l’enfer dans lequel ils étaient embastillés. Enfant, mes parents me narraient aussi tous les soirs un conte. J’ai perpétué cette tradition avec mon fils, Lev. Pour moi, raconter un conte à un enfant, c’est lui transmettre tout notre amour.
Vous êtes l’un des rares écrivains israéliens à ne pas aborder dans ses œuvres de fiction la problématique du sempiternel conflit israélo-palestinien. Pourquoi?
La politique israélienne ressemble de plus en plus à un disque vinyle rayé! Aujourd’hui, les politiciens israéliens nous offrent un spectacle piteux : une quatrième élection en deux ans! Du jamais vu dans une démocratie fonction-nelle. Il est vrai que je ne mélange jamais la politique et la fiction littéraire. C’est pourquoi on retrouve rarement mes réflexions politiques dans mes livres. J’ai de sérieux pro-blèmes avec la réalité, c’est la raison pour laquelle je pré-fère de loin l’imagination, même si celle-ci est débridée. La réalité m’attriste et me rend anxieux. Composer avec la réalité, c’est très risqué. Avec l’imagination, vous ne prenez aucun risque. La politique ultra-droitière de Ben-yamin Netanyahou et du Likoud m’exaspère au plus haut point. La quasi-disparition de la gauche de l’échiquier po-litique israélien me désole. Mais quand je veux afficher mes positions politiques, je publie une tribune d’opinion dans les journaux. Mes livres ne m’ont jamais servi d’exu-toire pour étayer au grand jour mes opinions politiques.