Maimonide en Provence : Je t’aime moi non plus

PAR Sophie Bigot-Goldblum

Sophie Bigot-Goldblum

Sophie Bigot-Goldblum

 

 

 

 

 

 

 

Un premier sujet de controverse : la codification du Mishneh Torah et l’usage des philosophies 

« De Moïse à Moïse, nul n’égale Moïse. » Cet aphorisme célèbre, qui fait de Maimonide, Rabbi Moïse Ben Maimon dit le Rambam (1138-1204), le plus grand sage depuis Moïse, aurait fait grincer des dents bien des Juifs provençaux de l’époque médiévale. C’est que la hardiesse de Maïmonide est loin de faire l’unanimité de son vivant. Son projet – aussi impressionnant que novateur – de rédiger un code de loi (Mishneh Torah) en faisant fi de toute l’élaboration de la discussion talmudique fait scandale et ses conceptions théologiques, modelées par l’étude de la philosophie grecque et du kalam 1 arabe, font bondir bien des rabbins.

Né à Cordoue, en Andalousie, Maïmonide doit vite quitter sa ville natale avec l’essor des Almohades. Il s’exile finalement en Égypte où il devient médecin du roi le jour et possek, décideur de la loi juive, la nuit. Ses écrits traversent les mers et suscitent l’admiration ou… l’hostilité de Babylone à la Provence.

C’est justement sur les relations tumultueuses que les communautés du Sud de la France entretiennent avec le Rambam et son héritage que nous souhaitons nous pencher. Quelles étaient les forces en présence? Qui a pris parti pour et contre le Rambam? Au travers de cette controverse maïmonidienne, entre ceux qui opposaient philosophie et tradition et ceux qui tentaient de les faire dialoguer, se dessinent des lignes de partage dont la trace est discernable jusqu’à nos jours.

Maimonide ne s’était déjà pas fait que des amis avec la publication du Mishneh Torah. On lui avait alors reproché maintes choses. Son assurance, déjà, en tranchant la loi – parfois à contre-courant des coutumes locales – sans donner de référence talmudique, ni de justification. L’arrogance du projet, ensuite : le Rambam ose clamer dans son introduction que s’il a intitulé son œuvre « la seconde Torah », c’est parce que sa lecture dispense de la nécessite d’étudier le Talmud.

On comprend l’irritation des sages provençaux, si dévoués à l’étude talmudique.

Une deuxième discorde autour de la résurrection des morts 

On aurait tort de penser que si Maïmonide énerve par son outrecuidance avec le Mishneh Torah, ce n’est qu’avec le Guide des Perplexes 2, ouvrage philosophique rédigé vers 1190 que les controverses théologiques font jour. En réalité, le Mishneh Torah, compilé 10 ans auparavant, a déjà semé le doute sur l’orthodoxie de Maïmonide. À Damas, on le traite d’hérétique, en citant le Mishneh Torah qui décrit un Olam HaBa (monde futur) sans corporalité : « S’il s’en trouve un parmi nous qui mérite de vivre après la mort, il ne sentira probablement pas les plaisirs sensoriels, pas plus qu’il ne souhaitera les avoir 3. »

De là à nier la résurrection des morts, il n’y a qu’un pas… qu’on a tôt fait d’accuser le rabbin de Fostat, Maimonide, d’avoir franchi.

En 1188, les sages demandent au Rambam de mettre un terme à la polémique au sujet de la résurrection et de s’expliquer sur ce qu’il croit et prêche. Il clarifie sa position dans une de ses Épîtres aux Juifs du Yémen 4. N’a-t-il pas d’ailleurs déjà affirmé que la croyance en la résurrection fait partie des fondements de la Torah dans ses Treize principes de foi?

Pourtant, nombre de ses contemporains et d’éminents spécialistes du Rambam doutent qu’il ait vraiment cru en la résurrection 5. Outre cette référence dans les Treize principes de foi, destinés aux masses, le Rambam parle peu de ce concept. En outre, la résurrection s’accommode mal au reste de la théologie maimonidienne : pourquoi faire ressusciter les corps si le monde futur est purement immatériel et que les sensations n’y existent pas?

Dans son « introduction au Perek Helek 6 » dans son Mishneh Torah, ce monde futur incorporel est peuplé de l’intellect de sages contemplant l’essence du divin. Ce monde n’est le produit d’aucun miracle, mais plutôt le résultat d’un mode de vie, celui des sages qui ont su, par leur labeur intellectuel, s’ouvrir les portes du monde futur. Quid des non-philosophes? Maimonide n’en fait pas grand cas, ce qui froisse les rabbins pour qui la piété et l’observance des commandements sont les seules clefs du monde à venir 7, quand elles ne sont pour le Rambam qu’une condition nécessaire mais insuffisante. Et si les pieux se font du souci, les pêcheurs pourraient être rassurés : la structure que le Rambam envisage pour le monde futur ne laisse pas la place au concept de Gehenome (d’enfer). La plus grande punition qui attend les transgresseurs est celle d’être exclus du monde futur et, par là, de la contemplation intellectuelle éternelle.

De l’usage et de l’abus de l’allégorisation dans l’interprétation biblique, une troisième controverse 

Mais la controverse la plus célèbre reste, sans nul doute, celle sur l’incorporéité de Dieu.

Toujours dans ses Treize principes de foi, le Rambam élève cette doctrine au rang d’élément irrécusable du dogme juif. Les passages bibliques faisant mention du corps de Dieu – sa main, son bras – doivent être lus comme des allégories. À l’heure où l’Église tente, elle aussi, de contenir l’influence aristotélicienne, rationaliste, certains rabbins comme Rabbénou Yona de Gérone (13e siècle) ou le Raavad de Posquiere (fin 12e siecle) s’inquiètent du poids de l’allégorisation des versets et de la rationalisation du monde sur l’observance scrupuleuse des commandements.

C’est que la pente est glissante : si le bras tendu de Dieu est une allégorie, en est-il de même de l’ouverture de la mer des joncs?

Et quid des commandements qui peuvent aussi être lus allégoriquement, doit-on, comme tant nous y enjoignent, distinguer la « lettre de l’esprit »? Le Raavad, qui croit lui-même peu en la corporéité divine 8, ne tolère pas la hardiesse du Rambam et accuse d’hérésie ceux qui ne partagent pas ses idées. D’autant que parmi ceux que le Rambam prend de haut se trouvent les plus grands maîtres des siècles passés : en effet, tout le Talmud abonde d’anthropomorphisme! En un mot, le talmudiste de Posquiere, en ne tranchant pas dogmatiquement sur la corporéité divine, se montrerait paradoxalement bien plus tolérant en matière de théologie que le plus grand des philosophes juifs médiévaux…

La traduction de l’arabe à l’hébreu du Guide des Perplexes

Si certains points de doctrine posent problème aux sages, le Mishneh Torah est plutôt bien reçu en Provence où, fuyant les mêmes persécutions que le Rambam, un certain nombre de familles andalouses avaient trouvé refuge. L’ouvrage impressionne tant Jonathan Hacohen de Lunel, aux alentours de 1135-1210, qu’il commande à Maimonide une copie du Guide des Perplexes, dont la renommée, dans les cercles érudits, a traversé les mers. Le Rambam envoie à Lunel deux copies du Guide en 1197. Problème : personne ou presque, en Provence, ne sait lire l’arabe dans lequel le maître a consigné ses pensées. Personne, sauf Ibn Tibon, que la communauté a vite fait de commissionner pour la traduction de l’ouvrage. Dans la lettre « d’» accusé de réception » adressée au Rambam retrouvée dans la guenizah du Caire, Jonathan HaKohen remercie l’Éternel d’avoir trouvé un traducteur : « Le Guide des Perplexes aurait été pour nous comme une rose au milieu des ronces, un livre donné à un illettré, si nous n’avions eu le rabbin Ibn Tibbon dont le père lui a enseigné la littérature de l’Arabie  9»

Le Rambam, supervisera lui-même la traduction de Guide en hébreu, comme en atteste la correspondance entre Ibn Tibbon et lui, et il se montre satisfait de son traducteur : « Je reconnais de ta correspondance que tu as les capacités de te plonger dans les profondeurs d’un sujet et d’en révéler le sens caché  10 »

La traduction sera complète le 7 du mois hébraique de Tevet 1204, quelques jours avant la mort du Rambam. Ce livre, qui se présente comme une missive adressée à des disciples, deviendra – grâce à la traduction du rabbin Ibn Tibon – l’ouvrage de philosophie juive médiévale le plus commenté.

En 1199, au crépuscule de sa vie, le Rambam avait adressé une missive « aux sages de Lunel » où transparaît sa vision un brin dramatique d’un monde juif en perdition.

« Je suis dans la grande peine de devoir vous informer que de nos jours, les gens de votre communauté et des quelques communautés environnantes sont les seules à dresser l’étendard de Moïse et à se dédier à l’étude du Talmud et à la recherche de la sagesse. Vos gens sont prééminents dans [cette] quête, mais dans les communautés de l’Est, l’étude de la Torah a cessé […] Dans toute la Palestine, il n’y a que trois ou quatre communautés qui ont survécu, et elles-mêmes sont spirituellement appauvries 11. »

C’est donc hanté par la crainte d’une disparition de la sagesse juive que le Rambam composa son Guide et l’envoya à ceux qu’il tenait pour les derniers dépositaires de ce savoir ancestral.

Et pourtant, c’est bien dans le Sud de la France qu’éclatera la plus vive controverse contre l’héritage intellectuel de Maimonide.

Tentative d’excommunication contre les lecteurs de Maïmonide et brûlement de ses œuvres

En 1232, après la mort du Rambam, Salomon Ben Abraham de Montpellier et deux de ses disciples, Rabbénou Yona de Gérone et David ben Saul, prononcent un cherem, une excommunication contre les écrits de Maimonide, ceux qui les propagent et sur quiconque lirait les Écritures de manière allégorique. La réponse ne tarda pas et Salomon Ben Abraham fut lui-même mis au cherem par les sages de Provence. La situation s’envenima, et les sages d’ashkenaz, de la vallée du Rhin et de ses alentours retirèrent leur soutien au trio qui avait entamé les hostilités. Salomon Ben Abraham, pris de rage, s’en alla porter la querelle aux dominicains, qui firent brûler en place publique les œuvres de Maimonide en 1233.

Conclusion

Si nous avons fait état des polémiques entourant le Rambam, n’oublions pas qu’il fut également adulé. Les communautés juives du Yémen, reconnaissantes du soutien qu’il leur avait témoigné dans ses Épîtres, ont ajouté une ligne dans leur prière du kaddish en son honneur : « Que soit établi son Royaume dans son temps et dans les jours de notre maître Moshe ben Maimon ». » Du Yémen à Brooklyn, où le dernier rabbin de Loubavitch a institué la pratique quotidienne du Mishneh Torah dans les yeshivot, les écoles talmudiques du mouvement hassidique Chabad. Si le Rambam semble aujourd’hui faire l’unanimité, le grand aigle, comme il fut appelé, s’en serait-il soucié, lui qui clamait dans son Guide des Perplexes : « Ce qui a été correctement démontré ne gagne rien si tous les sages en conviennent, et n’en perd rien si tous ceux qui peuplent la terre sont de l’avis contraire 12 »?

Notes:

  1. Méthode théologique de l’islam se référant notamment à l’argumentation rationnelle à propos des choses divines (NDLR).
  2. Connu dans sa traduction français sous le titre du Guide des égarés (NDLR).
  3.  Lois « Hilkhot Teshouva » (Lois sur le repentir), 8:2, dans le Mishneh Torah.
  4. Dans Épitres, traduit de l’hébreu par Jean de Hulster (dir.). Gallimard, Paris, 1983 (NDLR).
  5. Voir, par exemple, le commentaire du grand critique du Rambam, le Ravad (Rabbi Avraham ben David de Posquiere) sur « Hilekhot Teshouvah », 8:2, op. cit., note 3.
  6. Nom d’un chapitre du traité Sanhedrin du Talmud de Babylone.
  7. Halbertal, Moshe. Maimonides – Life and Thought. Princeton University Press, 2015, p. 140.
  8. Op. cit., note 7, p. 141.
  9. Igerot,  493.
  10. Stitskin, Leon D. (dir.). Letters of Maimonides. Yeshiva University Press, 1977, p. 131.
  11.  Adaptation de la traduction de Ben Maymon, Moshe et David Hartman. Crisis and Leadership: Epistles of Maimonides. Jewish Publication Society of America, 1985, p. 164.
  12.  Le Guide des Perplexes Égarés, II, chapitre 15.
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