Québécoise en Espagne pendant la pandémie : la boussole ou le lieu du passage de la tribu
PAR Évelyne Abitbol
Comme je rendrais forcément plusieurs d’entre vous jaloux, je vais commencer par placer autour de mon cou la khamssa, achetée à la Casa de Sefarad pendant ma frénésie de voyages, l’année dernière à Cordoue. Doublement protégée puisque ma khamssa porte en son centre la lettre hébraïque heith, comme le début du mot haim (vie) je peux donc commencer à vous raconter.
À l’âge de 30 ans, j’avais pris la décision d’aller passer ma retraite au bord de la mer quelque part dans le monde. Dans un lieu non encore déterminé.
J’avais donc exploré plusieurs pays dans ce but en me projetant à chaque fois : France (Saint-Martin, Normandie, Marseille), Cuba (oui et non), Mexique (trop dangereux), Chili, Argentine ou Israël (trop loin).
Puis, le coup droit au cœur m’est arrivé en 2007.
J’avais été invitée à la Fondation des trois cultures (juive, chrétienne et musulmane) à Séville pour représenter le Maroc et le Québec lors d’une conférence sur le dialogue des civilisations au cours de laquelle Régis Debray a livré un discours inaugural sur le mythe contemporain du dialogue des civilisations. Discours qui allait tous nous bouleverser.
Ce voyage avait saccagé mes idées et ma vie, car dès ce moment-là, je savais que c’était en Andalousie que je passerais mes dernières années de vie.
C’est donc depuis deux hivers maintenant que je me suis transformée en une retraitée heureuse snowbird en Espagne. Au mois de novembre 2019, je quitte le Québec pour Malaga pour six mois. Écrire ce nom de ville évocateur Malaga me ravit.
En février 2020, après un bref voyage à Genève pour assister au Sommet des droits de l’homme et de la démocratie organisé par UN Watch, pour la défense de Raif Badawi, j’ai fait un bref séjour de 15 jours à Montréal.
À Genève, notre conférence se tenait en face de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS). Il y avait bien des rumeurs d’épidémie à ce moment-là. Un matin, un groupe de jeunes qui portaient un masque passait à côté de moi. Je les ai interpelés en leur demandant si la rumeur était vraie et que l’épidémie qui sévissait en Chine allait se transformer en une pandémie. Eh bien, ils étaient unanimes :
Impossible! C’est une épidémie qui se limitera à l’Asie, m’avaient-ils répondu.
Lorsque je suis allée à Montréal à la fin du mois de février, le 25 février plus précisément, je n’avais pris qu’un bagage à main et laissé tout sur place, en plan. Le frigo, les vêtements, tout!
Il me fallait aussi repartir vers l’Espagne puisque j’avais également un rendez-vous à la mi-mars, pris au début janvier, au commissariat pour renouveler mes papiers légaux. Car la loi espagnole ne nous permet pas de rester plus de trois mois sans autorisation.
C’est donc confiante que je suis retournée à Malaga au début du mois de mars.
Et en même temps que mon retour à quelques jours près, il y eut l’annonce de la pandémie le 14 mars et la demande du gouvernement espagnol le 17 mars de confinement strict.
Je ne raconterais pas les tourments et ce qui peut bien se dérouler dans notre imagination lorsque nous nous retrouvons dans un pays étranger en pleine pandémie.
Bien sûr, il y a eu des moments d’angoisse de tomber malade, car l’Espagne a été l’un des pays les plus durement touchés. L’angoisse me prenait surtout après avoir écouté les informations continues françaises, belges, italiennes, espagnoles, marocaines, allemandes, et de voir défiler les images tragiques de cimetières bondés, de camions réfrigérés pour conserver les morts, de la sélection des malades plus jeunes par manque de place ou par manque de respirateurs, etc.
Cette inquiétude transformée en psychose chez certains m’atteignait parfois. Mais plus fort était le sentiment que j’étais chez moi dans ce pays. Que je vibrais au rythme espagnol de par mon appartenance réelle. C’était d’une évidence consternante et c’est ce qui m’a surprise et étonnée le plus. J’avais ce sentiment absolu que j’étais en Espagne chez moi.
En Andalousie, encore davantage!
Que je reconnaissais cet air que je respirais. Que je me sentais entourée d’une espèce de protection qui me venait de Cordoue ou de Tolède.
Quand on est confiné dans un espace clos, l’environnement immédiat devient alors matière à analyse fine. L’odeur du varech, du marbre et du ciment dans les couloirs de l’immeuble, mêlée aux effluves de nourriture me rappelait quelque chose que je ne parvenais jamais à définir. Aussi, de temps à autre, j’ouvrais la porte de l’appartement pour retrouver ces effluves qui m’enveloppaient. Je liais cette sensation de bien-être à chacune des cellules de mon ADN.
Je rêvais parfois au passage de notre tribu par Malaga ou par Gilbraltar au moment de l’expulsion des Juifs vers l’Afrique du Nord, sous Isabelle la catholique (15e siècle).
Dans l’immeuble où j’étais recluse, j’ai fait des rencontres très significatives. Celle de José, né au Maroc à Larache et d’Émilia, née à Cordoba, et de Salvador, né à Ronda, mes anges gardiens. Ce dernier s’était fait une mission, celle de m’apprendre à cuisiner les plats espagnols. Mission réussie.
Ils formaient à eux trois le trait d’union entre mes deux patries. J’ai retrouvé en leur présence, l’ambiance et les mêmes liens que mes parents avaient au Maroc avec les voisins où les plats se promenaient d’un étage à l’autre, où chacun partageait les plaisirs et les hauts et les bas de la vie quotidienne. Sans oublier que les plats cuisinés avaient le même goût que ceux préparés par les femmes de ma famille. Avec eux, je n’étais plus seule.
Pourtant je cédais à la panique de mes amies et amis restés au Québec, m’implorant de rentrer rapidement, car il se pourrait que je ne puisse plus rentrer avant de nombreux mois. Aussi, le 17 mars, j’envoyais un message à Air Transat pour demander si je pouvais devancer mon billet de retour prévu pour le 21 mai. Pas de réponse.
J’appelais au téléphone, mais au bout d’une demi-heure d’attente, je raccrochais.
Je décidais donc d’aller à l’aéroport sans succès, le 24 mars, sur recommandation d’un courriel de l’Ambassade du Canada en Espagne, qui mentionnait que nous devions nous rendre, « premiers arrivés premiers servis ». Alors que le premier ministre du Canada avait mentionné que nous ne devrions pas aller à l’aéroport si nous n’avions pas de billet.
Peine perdue, l’avion était plein. Je n’ai pas eu de billet. J’ai rebroussé chemin, avec tout ce que ça impliquait à racheter et à replacer, car j’avais en laissant l’appartement jeté tout ce qui se trouvait dans le frigo, trié les vêtements, etc.
Et donc à l’intérieur du confinement strict, j’ai dû être en isolement 14 jours puisque j’avais côtoyé des gens autres que ceux de l’immeuble.
Puis, une amie de Montréal a tenté par téléphone de trouver un billet, pas de succès.
Le consulat et l’ambassade du Canada en Espagne nous envoyaient régulièrement des messages de mise à jour du gouvernement canadien, ainsi que la liste des vols disponibles. Mais tous nous proposaient une « run de lait » de 24 à 27 heures, ce que j’ai fini par faire, mais pas pendant le pic de la pandémie.
L’un des messages de l’ambassade nous disait que si, nous voulions qu’ils communiquent avec nous, de leur en faire part. Une ou deux heures plus tard, quelqu’un m’appelait. L’homme au téléphone a été formidable! Vraiment formidable de gentillesse et de patience. Une voix rassurante!
Dommage que je n’ai pas retenu son nom. Il m’a demandé où je me trouvais, si j’avais des amis, si la pharmacie était loin, si mes papiers légaux espagnols et d’assurance étaient à jour, si j’avais besoin d’un prêt pour prendre un billet. Pendant cette pandémie, Air Canada offrait des billets à 5 848 euros au mois de mars et vendredi 8 mai, le billet était à 3 163 euros pour un voyage : départ de Malaga à Paris, Bruxelles, New York et Montréal, soit 20 à 27 heures de voyage. Il était hors de question pour moi de prendre un billet à ce prix-là.
L’homme de l’ambassade a pris le temps de m’écouter et de m’expliquer tout ce qu’il était possible de fairemaintenant, car, disons-le, j’ai tout essayé pour rentrer sans succès.
Bien sûr, il ne pouvait pas prendre de décision à ma place. Il me fit part aussi de la situation à Montréal qui ne faisait que commencer. Ce qui n’était guère plus rassurant.
J’ai donc décidé de rester jusqu’au 21 mai, puisque mon billet de retour initial était prévu à cette date. Le vol a été annulé.
Pendant les trois mois qu’a duré le confinement strict en Espagne, j’ai plongé tête baissée dans les écrits de Maïmonide, d’Averroès et des poètes soufis pour finaliser l’écriture d’un roman sur deux poètes allemands qui me fascinent.
Il ne s’est pas passé pas un jour, malgré l’angoisse du confinement, où je ne me suis pas pincée tant je me sentais comblée de me retrouver dans cette ambiance au milieu des maisons blanches, des ruelles étroites, des céramiques orientales, ottomanes, des pots de fleurs, des odeurs si familières, devant la mer à étudier les marées et les levers de lune à l’horizon. Contradictoire puisque le Québec me manquait. Surtout les moments où j’apprenais le décès d’êtres chers, dont ma grande amie qui a rejoint les planètes et les étoiles dans le ciel, Jacqueline Aubry, l’astrologue. L’Isolement me pesait alors.
L’ange Émilia m’apportait mes courses pendant l’isolement d’après aéroport. Je retrouvais des casseroles de plats cuisinés devant la porte de mon appartement. Je retrouvais un esprit comme celui que l’on avait perdu depuis notre départ du Maroc.
Après mon isolement de 14 jours, José, l’autre ange, me cédait sa place dans la voiture, assise en arrière comme l’exigeait le gouvernement, deux personnes par voiture.
Nous faisions nos courses vers midi. Avec un masque, les cheveux bien attachés sous un chapeau ou une casquette. Ils nous obligeaient à attacher nos cheveux, à porter des gants et à avoir une bouteille d’alcool en main.
Dans les magasins, nous devions passer de l’alcool sur nos propres gants et porter ceux qu’ils nous proposent par-dessus. Il fallait tout laver en rentrant comme d’habitude après avoir laissé les sacs sur le balcon. Le tout prenait 6 h 30.
Lorsque mon billet du 15 juillet a été annulé, je me suis dit que j’attendrais le 26 juillet lorsque les vols d’Air Transat reprendraient, que je rentrerais à cette date en passant par Lisbonne, ce qui est un moindre mal, m’étais-je dit. D’autant que le site de la Régie de l’Assurance-maladie du Québec avait modifié son message initial qui mentionnait que les voyageurs, s’ils rentraient au pays ne seraient pas couverts après le 1er juillet. Le nouveau message mentionnait que celles et ceux qui ne pouvaient pas revenir et pouvaient le prouver ne seraient pas pénalisés. Ouf. Je respirais.
Mais voilà. Mon père me manquait beaucoup, je craignais pour lui, car dans le centre où il est, 29 cas s’étaient déclarés.
Ce jour-là, lorsque j’ai appris cela, j’étais déboussolée, c’est alors que mes anges imaginaires, comme à leur habitude, se sont manifestés et sont venus à mon secours dans l’heure qui a suivi.
J’allumais mon ordinateur, ouvrais la page Facebook machinalement. Un ami Facebook, que je ne connais pas dans la vraie vie, Martin Girard, qui avait compris que malgré mon humour parfois caustique sur les réseaux sociaux, je voulais rentrer, même si le décor était féerique et que … j’aimais tellement l’Espagne!
Il m’écrivait qu’il m’avait trouvé un billet aller simple à partir de Madrid à un prix raisonnable, 639 dollars, en passant par Paris. J’ai retrouvé ma boussole. Le nombre de cas et de morts avait diminué à Madrid et à Paris.
Une ouverture possible! Enfin! J’ai pris ce nouveau billet en 20 minutes. Pas à la date que Martin me suggérait, mais le lendemain.
J’ai donc quitté l’appartement de mon amie à Benalmadena à 14 h 30, la veille de mon départ, le 29 juin 2020, pris le train Malaga-Madrid, puis réservé un hôtel près de l’aéroport à Madrid pour une courte nuit.
Le lendemain matin très tôt, j’ai pris le vol Madrid–Paris, dans un aéroport vide. Puis Paris–Montréal dans des aéroports aussi vides que lugubres.
Je suis arrivée à Montréal, après plus de 33 heures de voyage entrecoupé par une demi-nuit dans un hôtel à l’aéroport. Masquée pendant presque 24 heures. Dur!
Je peux affirmer que les masques chirurgicaux sont plus confortables que les masques en tissu. Bien plus supportables, moins jolis certes, mais ils permettent de mieux respirer. Porté 11 heures de suite, 3 changements en partant de Madrid le matin même.
Je suis rentrée le 30 juin 2020 à Montréal, transformée après avoir vécu le confinement sur la terre où ma tribu était passée avant de se retrouver en exil en Afrique du Nord.
De retour à Montréal, il a bien fallu passer 14 jours isolée, puisque je venais d’un pays à haut risque de contagion. Ces 15 jours auxquels j’en ai ajouté un autre par crainte de sortir de la maison, m’ont permis de reprendre mes repères chez moi. J’ai ensuite retrouvé mes amis et, curieusement, ces derniers n’étaient plus les mêmes que ceux et celles que j’avais laissés derrière moi pendant l’hiver.
J’ai été catastrophée de voir que les petits commerces de mon quartier avaient fermé leurs portes. J’ai découvert une morosité inusitée pendant l’été alors que les Québécois occupent habituellement la rue, les places publiques enchaînant festival sur festival.
J’ai, certes, retrouvé le Québec réconfortant, enveloppant, mais mon regard avait changé.
Ma fille enfant avait l’habitude de jouer à un jeu : celui de voir dans les gens qu’elle rencontrait, un animal. Dorénavant, je me promettais de ne voir les personnes qu’en ces termes d’anges ou de démons comme je l’avais fait en Espagne.
Un jour au cours de mes lectures vagabondage sur le Web, j’ai été frappée par cette phrase de Cécilia Attias :
« Je ne m’aime pas beaucoup, mais je sais que je suis courageuse. » Aux courageux qui ont affronté cette tête couronnée d’épines, je souhaite la guérison. Aux autres, remarquez autour de vous les anges et les démons.