Quand COVID a rimé avec hassidim
PAR Sylvie Halpern
À chaque catastrophe, ses boucs émissaires. Pointées du doigt au début de la pandémie, les communautés orthodoxes d’Outremont et du Mile-End ont su saisir l’occasion de la crise pour ébaucher de nouvelles relations avec leurs voisins.
C’est à Pourim, le 10 mars, que tout a très mal commencé, peu avant la fermeture des frontières et l’imposition de la quarantaine aux voyageurs, à l’époque où le président Trump assurait que la Covid-19 n’était qu’une vulgaire grippe. Comme chaque année, les familles hassidiques de Montréal étaient massivement parties fêter du côté de New York dont les trois quarts des hommes de leurs communautés sont originaires : se jetant dans la gueule du virus puisque Big Apple était déjà le pire foyer d’infection des États-Unis. Peu après, le 16 mars, un mariage a été célébré au Crowne Plaza, réunissant de nombreux invités venus de l’État de New York et… envoyant Michaël Rosenberg, le magnat de l’immobilier, aux soins intensifs. Quelques jours à peine après que Québec ait promulgué l’interdiction des rassemblements de plus de 250 personnes.
Pendant près d’un mois, les incartades supposées ou réelles des ultra-orthodoxes notamment hassidiques n’ont cessé de défrayer la chronique. Première dans l’histoire du Québec, tout un quartier – Boisbriand – a été mis en quarantaine devant la multiplication des cas de contamination. Le 31 mars, alertée par les voisins, la police a fait irruption dans un mikvé (bain rituel) de Côte-Saint-Luc pour en faire sortir les utilisateurs : ils n’y ont trouvé qu’une femme, deux employés et deux bénévoles qui ont aussitôt obéi aux ordres. Elle est aussi intervenue à Outremont pour des alertes justifiées ou fictives concernant des synagogues.
Il n’en fallait pas plus, dans l’opinion publique, pour dénoncer les comportements inciviques des hassidim et les désigner comme largement responsables de la progression de la pandémie. Comme boucs émissaires. « On n’avait pas besoin d’un virus pour ça » insiste Alain Picard, longtemps journaliste à Radio-Canada, qui travaille aujourd’hui auprès des communautés hassidiques pour les aider à mieux se faire connaître de la population québécoise qui ne sait rien d’elles : « Je suis désolé de le dire, mais on n’a pas besoin de parler en mal d’eux. Parce qu’au départ, on pense déjà en mal d’eux. »
Abraham Ekstein, le porte-parole du Congrès juif hassidique du Québec, tient des propos plus nuancés : « Nous n’avons vraiment pas saisi tout de suite la gravité de la situation», reconnait-il. Comment l’auraient-ils pu? Ces communautés hassidiques sont des îles, coupées du monde et du temps profanes. Largement yiddishophones, les ultra-orthodoxes ne lisent pas les journaux, n’ont pas de téléviseur et ne se fient qu’aux informations diffusées par leurs décisionnaires rabbiniques et leurs réseaux communautaires. L’Histoire leur a appris à se méfier de tout le reste… « Mais nous l’avons payé très cher et nous avons compris. Il ne faudrait quand même pas oublier que le tout premier mort montréalais de la Covid-19 était un des nôtres. » Abraham Kraus, un Satmar, père de dix enfants, foudroyé à 67 ans.
Comme à Brooklyn, comme à Jérusalem, les ultra-orthodoxes de Montréal ont mis du temps à saisir toute la malignité du virus. Mais la mort d’Abraham, les nouvelles terrifiantes qui tombaient de New York ou de Bnei Brak, et les injonctions à la prudence de tous les grands rabbins les ont sonnés. Comme a été sonnée la planète tout entière. « Alors on a scrupuleusement suivi tout ce qu’on nous a demandé, dit Max Lieberman, un autre membre influent de la communauté hassidique. Nous avons fermé nos écoles, nos centres d’étude, nos synagogues et nous sommes tous restés à la maison, chacun de son côté. Sous le choc. » Comme un seul homme, les quelque 2000 familles hassidiques d’Outremont et du Mile-End se sont mises à respecter à la lettre les consignes sanitaires, quasiment comme un commandement de la Torah. Saisies comme tout le monde par la peur. Et elles qui prient comme elles respirent, elles ont encore eu plus besoin de parler à Dieu.
Le 18 mars donc, à l’instar de tous les lieux de culte du Québec, les communautés orthodoxes ont douloureusement fermé leurs synagogues pour la première fois de leur histoire. Et chacun s’est enfermé chez lui, plongé dans ses livres de prières. « Ils l’ont fait, dit Alain Picard, mais pour les orthodoxes, la solitude et l’isolement sont vraiment contraires à leur culture. Au sens de leur vie. » Alors il leur est apparu indispensable de parvenir à toujours être ensemble, même autrement, même dans la distanciation. Dans le judaïsme, chaque minian, chaque rassemblement de dix hommes soutient le monde.
Qui en a encore plus besoin quand il est malmené.
C’est ainsi qu’à travers tout le Mile-End et Outremont, on a vu spontanément fleurir des synagogues à l’air libre. Trois fois par jour, aux balcons, dans les cours arrière de leurs maisons ou dans les ruelles, fortement unis, mais bien séparés, des hommes en talith (châle de prière) ont entonné chants et prières comme ils l’auraient fait à l’intérieur de leurs temples, comme ils l’ont toujours fait. Il s’en est bien sûr trouvé dans Outremont, la paisible, que les prières et les chants hassidiques dérangeaient : « Il y a eu quelques remarques dans le quartier, dit Abraham Ekstein, mais dans l’ensemble les réactions de nos voisins ont été très positives. Beaucoup étaient intrigués, curieux, ils n’avaient évidemment jamais entendu ça. » Plusieurs s’en sont même sentis apaisés en ces temps difficiles, comme la journaliste de la Presse, Rima Elkouri, qui vit dans le quartier et l’a bien écrit : « Les chants de mes voisins hassidim sont devenus la trame sonore de mon confinement. Matin et soir, leurs prières sur le balcon ont rythmé l’étrangeté du quotidien. Bande originale apaisante d’une époque inquiétante. » (« Les chants du balcon », La Presse, 6 mai 2020).
Curieusement, malgré évidemment la peur de la pandémie, Rivky Orlander, qui habite avenue Lajoie, a tant aimé cette période d’arrêt sur soi où son mari et sept de ses enfants étaient à la maison, tous ensemble, sans la course ni le stress habituel. Et derrière sa fenêtre, elle a écouté chaque jour avec émotion les hommes prier et chanter chacun depuis son balcon, distanciés, mais tellement unis. Comme sur la plupart des pâtés de maisons d’Outremont et du Mile-End, des associations ont magiquement surgi – Les voisins de Bloomfield, Les voisins de Lajoie, etc. – dans le seul but de remercier les gens du quartier de leur patience, de leur indiquer à l’avance par une lettre déposée dans chaque boîte aux lettres les horaires des prières et des fêtes afin de les déranger le moins possible. Et de leur faire apporter, en général par les enfants, des gâteaux et des friandises maison – rugelachs ornés d’arc-en-ciel, biscuits, cupcakes… – pour saluer leur compréhension. En échange, plusieurs mères de famille hassidiques ont reçu des pots de géraniums.
Et il n’y a pas eu que les gâteries maison ou les boîtes de chocolats Excellence. Estie, la fille de Cheskie Lebowitz, un juif hassidique originaire de Brooklyn qui a lancé la fameuse boulangerie Cheskie rue Bernard, raconte qu’à de nombreuses reprises des hommes de la communauté sont passés pour chercher chacun une vingtaine, voire une quarantaine de boîtes contenant des douceurs – croissants, gâteaux au fromage… – qu’ils voulaient distribuer à leurs voisins non-juifs : « Ils nous ont dit qu’ils voulaient rassembler tout le monde. L’un a commencé et les autres ont trouvé que c’était une bonne idée d’en faire autant pour exprimer sa reconnaissance aux autres. » Il faut croire qu’à quelque chose, malheur est toujours bon : « Si la pandémie a eu un côté positif, poursuit Rivky Orlander, c’est de nous avoir fait nouer de belles relations avec des gens à qui nous ne parlions jamais. Nous avons compris que nous étions vraiment tous dans le même bateau. » Quant à Max Lieberman, qui est à la tête du Comité d’action des hassidim contre la pandémie de COVID-19, il a été très touché par ces réactions du voisinage : « Parfois dans les crises, dit-il, de belles choses se passent. »
« Depuis la crise sanitaire, les voisins se parlent plus, la pandémie a aussi eu un effet rassembleur, assure la conseillère de l’arrondissement d’Outremont, Mindy Pollak. On a vu émerger des gestes de bon voisinage qui ont même inspiré un quartier de Brooklyn à en faire autant. » Et les gestes de solidarité ne se sont pas seulement limités à des sucreries : le 12 mai au soir, ils se sont envolés très haut, comme des notes de musique. À l’invitation de la productrice de POP Montréal, Jennifer Dorner, et de la chanteuse Martha Wainwright, quatre membres de la communauté hassidique – dont un jeune garçon à la voix d’or – ont grimpé en toute simplicité sur un vilain toit, dans une bise encore glaciale, pour chanter pour les gens du quartier. Mais leurs voix ont porté si loin que leur enregistrement sur Facebook a été visionné 40 000 fois. Et soudain, l’air d’Outremont est devenu plus pur.
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