La loi juive à l’aune du coronavirus
PAR Gabriel Abensour
La crise de la COVID-19 n’est pas encore derrière nous, mais son impact se fait déjà sentir, notamment au niveau de la vie religieuse et communautaire qui s’est retrouvée profondément bouleversée par cette pandémie. Même si Maïmonide statue dans son code que tout celui qui se sépare de l’assemblée d’Israël et ne s’identifie pas à ses souffrances, n’a pas le droit au monde futur 1. Paradoxalement, s’identifier avec la collectivité juive et sentir le danger qui planait sur elle lors de cette crise nécessitait justement de s’en couper en appliquant strictement les règles d’éloignement social. Ainsi, des mois durant, des synagogues n’ont pas ouvert leurs portes, malades et endeuillés n’ont pu être visités, les morts ont été enterrés devant une poignée de personnes, les mariages n’ont presque pas été célébrés et la vie juive a été restreinte à la sphère individuelle.
Cependant, la tradition juive n’étant pas sans recours, cette période a donné lieu à de nombreuses initiatives pour maintenir autant que possible les activités communautaires, les cérémonies religieuses et le rythme de la vie juive. Cet article ne pouvant rendre compte de l’ensemble de ces initiatives, il se focalise surtout sur les débats halakhiques de la loi juive, qui ont marqué cette crise, particulièrement en Israël.
La première constatation qui s’impose est qu’une partie des autorités traditionnelles ont été dépassées dans un premier temps par la crise et n’ont pas su proposer des alternatives viables à leurs fidèles. Je pense notamment au Grand Rabbinat d’Israël, qui n’a formulé quasiment aucune proposition innovatrice, mais s’est contenté de répéter les instructions sanitaires officielles et de s’opposer aux initiatives halakhiques d’autres rabbins. De ce fait, la crise semble avoir provoqué une remise en question des institutions, au profit de voix jusque-là minoritaires, qui ont bénéficié d’un large écho au sein du public.
« Sortir d’Égypte » en ligne
La décision rabbinique la plus commentée de ces derniers mois, a sans nul doute était celle prise par « Le conseil des rabbins nord-africains » 2 en Israël, ayant autorisé sous certaines conditions l’usage de l’application Zoom pour les individus isolés durant le soir du seder de Pessah, se fêtant traditionnellement en famille et avec des amis. Cette décision permissive, validée notamment par le Rav Eliyahou Abergel, président des tribunaux rabbiniques de Jérusalem, était en réalité peu surprenante pour les personnes connaissant correctement la littérature halakhique du siècle dernier, particulièrement dans le monde sépharade.
En effet, malgré la croyance ancrée parmi les Juives et Juifs pratiquants, si l’interdiction de l’usage de l’électricité le shabbat a toujours été consensuelle, celle de yom tov (jour de fête) est bien plus complexe. Tout au long du XXe siècle, des autorités rabbiniques prestigieuses ont autorisé l’usage de l’électricité durant les jours de fêtes, se basant sur divers raisonnements halakhiques. Parmi ces autorités, on compte le premier Grand Rabbin séfarade d’Israël, le Rav Ben Zion Ouziel 3, le Grand Rabbin ashkénaze de Jérusalem, Rav Zvi Pessah Franck 4, et la quasi-totalité des sages d’Afrique du Nord. Feu Rabbi Chalom Messas, ancien Grand Rabbin du Maroc et Grand Rabbin de Jérusalem, confirmait encore, à la fin des années 90, que la coutume au Maroc était d’allumer (mais pas d’éteindre) l’électricité le yom tov et que nulle autorité rabbinique ne s’y opposait. Il ajoutait qu’en cas de nécessité, il était possible également d’opérer ainsi en Israël, où telle n’est pourtant pas la coutume 5. Je présume que de nombreux lecteurs se rappellent encore que c’était ainsi que les Juifs agissaient au Maroc.
Au regard de la tradition nord-africaine, la permission du Rav Abergel et de ses collègues est donc conforme et même conservatrice pour qui se revendique de cet héritage. Cependant si la polémique a été immédiate, c’est parce qu’une large partie du public n’a plus conscience de ces avis aujourd’hui oubliés. De plus, durant ces dernières décennies, d’autres rabbins ont lutté avec acharnement pour effacer les avis dissidents, jusqu’à ce que la pratique s’homogénéise et que l’ensemble des juifs pratiquants ne différencient plus shabbat de yom tov concernant l’usage de l’électricité. Si cette décision rabbinique se veut ponctuelle et limitée dans le temps, elle a éveillé un débat bien plus large dont les retombées ne sont pas encore connues. En remettant la question de l’électricité « sur la table » des décisionnaires, une multitude de nouvelles questions surviennent, concernant l’usage des instruments opto-électroniques, les lampes à DEL, les capteurs automatiques, les clés magnétiques et une foule d’autres éléments faisant désormais partie du quotidien, mais jusqu’ici très peu traités dans la littérature halakhique 6.
Prier seuls, mais ensemble
Bien moins singulier que le seder de Pessah sur Zoom, la fermeture des synagogues a profondément chamboulé ceux et celles qui les fréquentent, et plus particulièrement encore les personnes endeuillées ayant le devoir de réciter la prière du kadish. Sur ce point, les réponses rabbiniques ont été multiples et largement adaptées au public cible. Dans les quartiers essentiellement religieux, en Israël et ailleurs, on a assisté à des prières publiques organisées depuis les balcons. En temps normal, rares seraient les autorités à permettre à des personnes ne se trouvant pas dans la même pièce de constituer un minya, le quorum de dix hommes nécessaires pour cette prière. Mais en temps de crise, les avis les plus souples sont vite adoptés.
Si l’usage d’Internet à des fins religieuses est quasi impensable dans le monde ultra-orthodoxe, tel n’est pas le cas des franges plus ouvertes du monde orthodoxe. Ainsi de nombreuses communautés ont proposé des activités synagogales en ligne, et notamment des prières. Si très rares ont été les rabbins à autoriser la constitution d’un minyanen ligne, une décision du Rav Eliezer Melamed, autorité centrale du monde sioniste-religieux israélien, a permis aux endeuillés de réciter le kadish en ligne, seuls chez eux, à condition de voir simultanément neuf autres personnes sur leur écran Zoom. Des milliers de personnes ont participé à un moment où un autre à une prière en ligne, faisant acte de cette nouvelle pratique juive. Là encore, cette décision est née d’un problème lié à la crise, mais son impact peut porter bien au-delà. Qui ne connaît pas de difficultés à réunir chaque année tous les membres d’une famille pour la hazkara, le jour anniversaire, d’un disparu? La décision du Rav Melamed, si elle perdure, pourrait changer notre façon de commémorer nos disparus également à l’ère post-COVID.
Un dernier bouleversement lié à la vie synagogale concerne la place accordée aux femmes juives dans les synagogues. Là encore, la crise a montré que le monde orthodoxe lui-même est largement divisé sur ce point. Lorsque le déconfinement a été entamé, plusieurs pays ont limité le nombre de personnes autorisées à se réunir. Bien que les femmes orthodoxes se considèrent comme dispensées de l’obligation de la prière, beaucoup d’entre elles fréquentent avec assiduité les offices et sont des membres actives des communautés. Ainsi, plusieurs synagogues ont annoncé qu’elles n’ouvriraient pas leurs portes tant que le nombre de participants autorisé sera limité à 10, excluant de fait les femmes. L’Orthodox Union aux É.-U., quant à elle, a appelé à veiller à ce que les espaces de prière féminins ne soient pas oubliés lors de la réouverture. À l’inverse, d’autres communautés, notamment en Israël, en France et aux États-Unis, ont interdit l’accès aux femmes. Plus troublant encore, certaines d’entre elles font encore de l’excès de zèle, même après la levée des restrictions sur le nombre de participants, donnant l’impression que la crise était l’occasion de faire des synagogues, des zones sans femmes. Les femmes sont-elles des membres à part entière des communautés ou n’y sont-elles que tolérées? La réponse dépend largement de la décision prise à ce sujet lors de la crise.
Pureté familiale
Un dernier exemple qui a bouleversé la vie des couples a été la question du mikvé, ce bain rituel dans lequel les femmes mariées ont l’habitude de s’immerger après leur période menstruelle. Pour un couple pratiquant, il est impensable d’avoir une intimité conjugale sans ce passage au mikvé. Pourtant, les mikvaot ont été fermés dans plusieurs pays, notamment en France, et dans les zones où ils étaient encore ouverts, car de nombreuses femmes craignaient de s’y rendre.
Dans les pays aux températures clémentes, comme en Israël, des rabbins ont encouragé les femmes à se tremper dans la mer, où le risque de contamination était moindre. Indirectement, ce conseil remettait en question des préjugés bien ancrés dans l’éducation religieuse. Ainsi, de nombreuses femmes découvraient pour la première fois que la présence de la balanite, responsable traditionnelle des mikvaot, n’est pas essentielle. Que celle-ci pouvait être remplacée par la présence d’une amie ou du mari vérifiant que l’immersion est totale. De même, des femmes apprenaient pour la première fois qu’il était possible de se tremper habillée dans une tunique ample et laissant l’eau s’infiltrer, comme le font d’ailleurs les personnes au moment de leur conversion. Enfin, des couples découvraient que dans certaines circonstances, il est légitime de repousser la nuit du mikvé, (le moment habituel où l’on s’y rend) pour, par exemple se tremper le lendemain matin, ce qui est bien moins dangereux quand on se rend à la mer.
D’autres rabbins, et notamment le Rav Haïm Amsellem, approuvé par le Rav Eliyahou Abergel, ont également défendu qu’en cas de grande difficulté à accéder à un mikvé en bonne et due forme, il était possible de s’appuyer sur des avis minoritaires ayant autorisé l’immersion dans un large bassin rempli d’eau du robinet. Le bassin devant contenir au moins 334 litres d’eau, cette solution ne concernait que les femmes disposant d’un grand Jacuzzi ou d’une piscine privée dans leurs maisons. Là encore, cette décision, bien que largement étayée de sources halakhiques traditionnelles, a provoqué l’ire d’autres rabbins, craignant que cette autorisation exceptionnelle devienne une norme même en dehors des temps de crise.
Conclusion
Nul ne sait combien de temps encore durera la crise de la COVID-19. Cependant, nous pouvons déjà affirmer que son impact sur la vie juive se fera sentir probablement pendant des années encore. Les innovations halakhiques ainsi que les polémiques rabbiniques font déjà jurisprudence. Des ouvrages divers et variés voient le jour sur le sujet, des responsa sont publiés dans des recueils, des contre-responsa sont rédigés à leur tour, et l’ensemble rejoindra bientôt les étagères de la littérature rabbinique à laquelle se réfèreront les générations futures. Les années qui viennent verront-elles une plus large acceptation des kadish en ligne ou de l’usage de l’électricité yom tov? Certains l’espèrent, d’autres le craignent. Permettons-nous de souhaiter, à minima, que nul ne soit à nouveau obligé par les circonstances de passer seul un seder ou de ne pouvoir prier dans une synagogue.
Notes:
- « Lois sur le repentir »,3:11 dans Mishné Torah ↩
- L’organisation vient promouvoir la tradition rabbinique nord-africaine. Elle est dirigée par le Rav Yehouda Shloush et compte parmi ces membres plusieurs grands rabbins officiant dans des villes et localités israéliennes. ↩
- Mishpatei Ouziel, responsum 19. ↩
- Yeri’hon Kol Torah, année 5694, cahier 1.Yeri’hon Kol Torah, année 5694, cahier 1. ↩
- Shemesh Oumaguen, III, O.H, responsum 57, note 12. ↩
- Profitons-en pour noter qu’une des rares autorités halakhiques a avoir traité de ces sujets est le Rav Eliezer Nahum Rabinowitz, décédé il y a quelques mois en Israël. Le Rav Rabinowitz avait commencé sa carrière rabbinique à Montréal, avant de prendre la tête de la yeshiva de Maalei Adoumim, en Israël. Ces décisions concernant l’électricité ont été recueillies dans ses responsa Sia’h Nahum. Ses responsa laissent à penser que lui aussi aurait validé l’usage de Zoom le jour de yom tov en cas de grande nécessité, au moins à titre individuel. ↩
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