Hommage à nos disparus, bâtisseurs de notre communauté partie 2 : SOLLY LEVY
PAR Elias Levy
À LA MÉMOIRE DE SOLLY LEVY, LE PASSEUR DE CULTURES, UN ARDENT AMBASSADEUR DE LA CULTURE SÉPHARADE
Éducateur hors pair, brillant créateur culturel et ardent ambassadeur de la culture sépharade, Solly Levy est décédé en avril dernier à Toronto, à l’âge de 80 ans, des suites d’une longue maladie.
Durant sa prolifique carrière d’enseignant à l’École De Roberval de Montréal, il a transmis à ses élèves sa passion de la langue française et son amour du théâtre.
Julie Miville-Dechêne, ancienne journaliste à Radio-Canada, ex-présidente du Conseil du statut de la femme du Québec, aujourd’hui sénatrice à la Chambre haute du parlement d’Ottawa, a gardé un souvenir impérissable de ce pédagogue exemplaire.
« Solly Levy est de ces enseignants qu’on n’oublie pas. Je fus son élève au secondaire. Il était cultivé, lettré et tellement sérieux. C’était un professeur exigeant, mais doué d’une très grande sensibilité. Il s’attendait à ce que les adolescents rebelles et blasés que nous étions fassent des efforts, ce qui ne le rendait pas très populaire à l’école. Pourtant, il aimait profondément son métier, et il y mettait toute sa passion. Le moment le plus marquant de notre année de secondaire 5 fut le spectacle de « Florilège », que M. Levy avait organisé avec toute sa fougue et son amour de la poésie. Je me rappelle encore des répétitions exigeantes, durant lesquelles il me reprenait pour que je déclame avec davantage d’émotion et de cœur le poème d’Arthur Rimbaud, «Le dormeur du Val ».C’est plus tard que j’ai réalisé à quel point Solly Levy était un véritable éducateur, qui nous a ouvert les yeux sur le pouvoir des mots et la beauté du monde. »
Fasciné par la littérature québécoise, qu’il a découverte dès son arrivée au Québec de son Tanger (Maroc) natal en 1968, Solly Levy a initié à celle-ci plusieurs générations d’élèves de diverses origines culturelles.
Évelyne Abitbol, ex-conseillère spéciale pour les questions relatives à la diversité culturelle auprès du Parti québécois, qui fut son élève à la fin des années 60, se rappelle avec tendresse de cet éducateur très dévoué. « Solly Levy est le professeur qui a marqué un tournant réel dans ma vie. Ses cours étaient des moments de pure délectation. Des heures de découvertes, de magie pure, de lectures en classe où nous pouvions entendre une mouche voler. Nous appréhendions la sonnette qui marquait la fin du cours. Un jour, il nous a lu en classe Trente Arpents de Ringuet de Philippe Panneton. Ça a été la révélation. Cette fabuleuse découverte a fait de moi une amoureuse du Québec!Ce furent mes plus beaux moments à l’école secondaire.
À l’École De Roberval, où Solly Levy a enseigné pendant trente ans avant d’assumer jusqu’à sa retraite, en 1998, la fonction de conseiller pédagogique auprès de la Commission scolaire protestante du Grand Montréal, le multiculturalisme prédominait. Des élèves de diverses origines ethniques (Haïtiens, Grecs, Juifs, Arabes, Italiens, Québécois de souche, Portugais) se côtoyaient dans un cadre éducatif très convivial, se rappelle Paul-Anny Pierre, enfant de la deuxième génération d’immigrants haïtiens établis au Québec, aujourd’hui fonctionnaire à Ottawa.
Solly Levy était un professeur remarquable, passionné, attentionné et très exigeant. Il nous poussait à bout pour nous faire prendre conscience de notre vrai potentiel. Il a su transmettre sa profonde passion du théâtre à de nombreux étudiants de l’École De Roberval. Il nous a aussi appris à mieux connaître et à respecter l’Autre dans un milieu scolaire où des cultures différentes s’entrecroisaient. Il nous a fait découvrir une immense richesse humaine: la diversité culturelle.
Pour son ancien élève Jean-Jacques Amar, l’un de ses acteurs fétiches qui s’est distingué notoirement dans plusieurs de ses productions théâtrales, Solly Levy n’était pas seulement un «professeur très pointilleux», mais aussi «une grande et noble âme humaine». De prime abord, Solly Levy paraissait un homme très strict, mais ce qui m’a le plus marqué chez lui, c’est sa candeur, son humilité, son amour et sa grande générosité. Il était capable de donner à l’Autre ce dont il avait besoin. Ce qui m’a touché le plus chez lui, c’est sa grande fidélité. Quand mon frère Daniel est décédé, il a assisté à son enterrement, a porté son cercueil, est venu à la Shiva et lors des Shloshim (30e jour de deuil), il a prononcé un discours qui a profondément bouleversé toute ma famille. Ses mots mémorables nous ont insufflé de la force pour affronter cette douloureuse épreuve existentielle. Une relation extraordinaire nous liait intimement. Il m’a énormément aidé dans ma vie. »
Solly Levy a adapté en judéomarocain et mis en scène plusieurs grands classiques de Molière et de dramaturges québécois et canadiens francophones renommés, dont Gratien Gélinas, Michel Tremblay et Antonine Maillet.
Des pièces de théâtre hilarantes qui ont connu un grand succès.
Son travail artistique a contribué à bâtir des ponts interculturels entre la communauté juive du Québec et les Québécois de souche francophones.
Au cours de sa carrière d’enseignant à l’École De Roberval, il a mis en scène des classiques incontournables du théâtre québécois.
Michel Tremblay, Gratien Gélinas et Antonine Maillet ont assisté aux premières des adaptations de leurs œuvres en judéomarocain qu’il a mises en scène avec brio. Ils ont élogieusement encensé son travail artistique.
Son ancien élève, collègue de travail et proche ami Kelvin Arroyo, qui fut le régisseur technique de ses principales pièces de théâtre, se souvient avec émotion d’« un homme cosmopolite passionné par la culture et les arts »
« Dès son arrivée à Montréal, Solly a tout de suite épousé la culture et la littérature québécoises. À l’École De Roberval, il n’a pas hésité à monter l’une des pièces les plus marquantes de la culture québécoise de la fin des années 70, Ti-Coq, de Gratien Gélinas. Ce grand dramaturge a assisté ébloui à la représentation de sa pièce. Le rôle de Marie-Ange, une Québécoise « pure laine » des années 40, a été interprété successivement par quatre comédiennes : une Algérienne, une Française, une Haïtienne et une Québécoise de souche. Une façon audacieuse et avant-gardiste de traiter une réalité dont on faisait totalement fi à l’époque : la diversité culturelle. Solly était en avance sur son temps. Il envisageait déjà avec optimisme ce que le Québec allait devenir : une société de plus en plus multiculturelle. »
Le célèbre comédien et humoriste Gad Elmaleh tient aussi à saluer la mémoire de son « inoubliable premier professeur de théâtre ». Il a fait ses premiers pas sur une scène artistique en 1992 sous la direction de Solly Levy à l’occasion du Festival Séfarad de Montréal. « Solly Levy a été le premier à me diriger sur une scène et à m’enseigner ce qu’est réellement l’art théâtral. Il pouvait être très exigeant et très dur lors des répétitions. Mais ce que je considérais alors comme une forme de dureté, c’est devenu la méthode de travail que j’impose à mes collaborateurs lors de la préparation de mes spectacles. Solly m’a appris une chose fondamentale : l’aspect sacré de cet espace appelé « la scène ». Il me disait toujours : « Répète ton rôle et après tu iras sur scène ». Pour lui, la scène était l’ultime consécration. Je pense souvent à lui quand je monte sur scène. Je lui dois beaucoup », nous a confié Gad Elmaleh en entrevue depuis Paris.
La culture et la liturgie sépharade le passionnaient, rappelle son ami d’enfance Jimmy Muyal, qui a interprété des rôles majeurs dans ses pièces de théâtre.
« Le Séphardisme le faisait vibrer. Il avait une profonde connaissance de la liturgie sépharade, qu’il a transmise à son petit-fils Matan Boker, qui a suivi ses pas dans l’ensemble musical sépharade, Gerineldo. Il excellait comme Shaliah dans sa synagogue, Or Sépharade, à Laval. L’avenir de la culture sépharade le préoccupait beaucoup. »
Solly Levy était un éminent spécialiste de la Hakétia, judéolangue vernaculaire parlée jadis par les communautés juives qui vivaient dans les localités du Nord du Maroc, à laquelle il a consacré plusieurs livres. En 2014, il a été l’un des conférenciers de marque d’un colloque international consacré aux langues judéo-espagnoles organisé par l’UNESCO. —Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture—, à Paris. Il a été le fondateur et directeur de deux chorales — la Chorale Kinor du Centre communautaire juif de Montréal (CCJ) et la Chorale liturgique Hallel Vezimra du Sephardic Kehila Centre de Toronto—. « Solly était un perfectionniste. À la Chorale Kinor, lorsque nous travaillions sur des harmonies, il pouvait nous faire répéter 100 fois le même morceau. Tous ses spectacles étaient une grande réussite, car ils étaient rodés comme un métronome », se souvient Dave Dadoun, ancien président du Festival Séfarad de Montréal, qui succéda dans les années 80 à Solly Levy à la tête de la Chorale Kinor.
Il a été aussi membre de l’ensemble musical Gerineldo;, fondé en 1981 par Oro Anahory-Librowicz, spécialisé dans l’interprétation de la musique judéo-espagnole des communautés juives du Nord du Maroc. « Le choix de Solly comme vocaliste de Gerineldo s’est imposé : sa voix, sa connaissance de la culture judéo-espagnole, sa rigueur professionnelle… Il ne connaissait pas les demi-mesures. Tout ce qu’il entreprenait, il le faisait avec passion. Il s’est donc donné corps et âme à mon projet qui touchait chez lui une fibre sensible : faire connaître et mettre à l’honneur le patrimoine musical et linguistique juif peu connu du Nord du Maroc. Solly a écrit et dirigé plusieurs pièces en Hakétia que Gerineldo a présentées avec succès au Centre communautaire juif (CCJ), au Musée des beaux-arts de Montréal, à Toronto, au Venezuela et en Israël. Chaque membre du groupe a apporté sa contribution unique, mais celle de Solly a été exceptionnelle. »
Pour Liliane Abitbol, qui a interprété avec panache le mémorable rôle de « Freha » dans la trilogie inspirée de pièces cultes de Molière adaptées par Solly Levy, ce dernier a été « un maître irremplaçable ».
« Il a mené à des sommets la culture et le théâtre judéosépharades à Montréal et au niveau international. Son départ à Toronto, au début des années 2000, a laissé un grand vide culturel dans notre communauté qui n’a jamais été comblé. »
Son ami d’enfance Élie Benchetrit évoque un homme très fidèle en amitié.
« Solly était un homme passionné, et passionnant, perfectionniste et rigoureux dans les divers secteurs où il s’investissait, maniant avec dextérité un humour décapant. Il fut, sa vie durant, un ami d’une fidélité inébranlable et généreuse, une vertu rare de nos jours. Il incarnait le portrait de « l’honnête homme » tel que décrit par La Bruyère dans ses Caractères. »
Solly Levy a laissé dans le deuil son épouse Madeleine, sa compagne de tous les instants, ses enfants, Claire et Eddy, et ses petits-enfants.