L’antisionisme : l’autre antisémitisme totalitaire du XXième siècle ?

PAR David Ouellette

« Les guerriers « au sang pur » d’Israël se conduisent exactement comme les bourreaux d’Hitler au cours de la dernière guerre ». Pravda, 17 mars 1971

« Israël ne se défend pas, il extermine (…) ». Lorraine Guay, Coalition pour la justice et la paix en Palestine, Le Devoir, 31 décembre 2008

Un antisémitisme qui ne dit pas son nom

Parmi les césures déterminantes dans l’histoire récente de l’antisémitisme, il en est une dont on ne semble pas toujours mesurer toutes les conséquences : Auschwitz ayant durablement donné mauvaise réputation aux antisémites dans la sphère publique occidentale, l’antisémitisme post-Shoah a ceci de particulier qu’il se définit par son propre déni. L’antisionisme est très certainement un cas d’espèce de cet antisémitisme qui s’interdit (et interdit) de prononcer son nom, car, comme le notait en 2002 l’historien des idées Pierre André-Taguieff, « l’emploi euphémisé d’« antisionisme » implique la substitution de cette expression adoucissante à cette autre (antisémite ndr) qui, trop explicite ou « directe », serait assurément disqualifiante 1 .» En témoigne les vives protestations des milieux antisionistes que soulève invariablement le constat que, non seulement les attributs maléfiques dont on accablait autrefois les Juifs sont désormais systématiquement reportés sur l’État d’Israël et le sionisme, mais aussi qu’il est devenu banal d’accuser l’État juif en assimilant Israël aux nazis.
À la rhétorique antisémite classique sur les Juifs cosmopolites, perfides, cruels, comploteurs, ennemis du genre humain et en quête de domination mondiale s’est substitué depuis la seconde moitié du 20e siècle le discours antisioniste sur le sionisme mondial, impérialiste et colonialiste et l’État juif raciste, voire génocidaire et héritier du nazisme.
Depuis une quinzaine d’années le mouvement de Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS) est devenu le principal véhicule de l’antisionisme. Rituellement banalisé dans les médias comme un mouvement de solidarité avec les Palestiniens opposé à l’occupation israélienne, le BDS camoufle (maladroitement) son objectif ultime en le drapant d’une aura humanitaire et antiraciste. En 2012, l’idéologue antisioniste américain Norman Finkelstein reprocha d’ailleurs au mouvement BDS de ne pas avouer son véritable objectif : « Qui croyez-vous tromper? … Vous vous croyez si malins? Vous ne devriez pas avoir accès à un grand public parce que vous êtes malhonnêtes. Au moins, soyez honnêtes avec ce que vous voulez- “ nous voulons abolir Israël et ceci est notre stratégie pour le faire”» 2.
En effet, bien que le manifeste du BDS n’appelle pas ouvertement à la disparition du seul État juif du monde, il assimile le sionisme à l’apartheid et exige le « retour » de millions de Palestiniens, non pas dans un éventuel État palestinien indépendant, mais en Israël même. Ce faisant, le BDS poursuit rien de moins que la destruction démographique d’Israël comme État-nation du peuple juif et, en prétendant calquer sa campagne sur le boycott contre l’ancien régime d’apartheid en Afrique du Sud, voue à l’État juif le même sort qu’au régime raciste sud-africain : la répudiation universelle et le démantèlement.

L’origine historique antisémite de l’antisionisme

Il serait de plus erroné de réduire le caractère antisémite de l’antisionisme et du BDS à sa négation discriminatoire du droit du peuple juif à l’autodétermination. On l’oublie, mais en tant qu’idéologie politique opposée à l’autodétermination politique du peuple juif sur sa terre ancestrale, voire même à la reconnaissance des Juifs en tant que peuple, l’antisionisme occidental contemporain plonge ses racines dans l’antisionisme d’État soviétique, qui, comme on le verra, n’était qu’un euphémisme et un moyen pour la persécution antisémite des Juifs en Union soviétique et dans la plupart des pays du Bloc de l’Est.
En effet, dans la foulée de la fondation de l’État d’Israël en 1948, soutenue par l’Union soviétique qui, déçue de n’avoir pu attirer comme elle le croyait le nouvel État hébreu dans son orbite d’influence au Moyen-Orient, s’inquiéta avec Staline et son régime d’une poussée de « cosmopolitisme sans racine » au sein de la population juive soviétique. Cette accusation de cosmopolitisme était une expression codée soviétique pour dire que les Juifs n’étaient pas « patriotiques».
Nominalement antiraciste et opposé à l’antisémitisme en vertu de l’égalitarisme socialiste, le régime entreprit de 1948 à 1953 une purge du leadership juif sous la bannière de l’antisionisme. Selon l’historien de l’antisémitisme Robert Wistrich, « la seule divergence significative dans la version soviétique modernisée de l’antisémitisme des Cent-Noirs [mouvement ultranationaliste russe virulemment antisémite du début du 20e siècle] était la substitution du mot juif par le mot codé sioniste 3. » De 1948 à 1953, des centaines, voire des milliers d’intellectuels et artistes juifs sont arrêtés, jugés et exécutés. Dans la seule nuit du 12 août 1952, treize poètes juifs sont fusillés à Moscou 4. Le 13 janvier 1953, le gouvernement soviétique annonçait au monde que six médecins du Kremlin aux noms à consonance juive étaient des agents du sionisme mondial qui avaient comploté entre 1945 et 1948 pour l’assassinat de têtes dirigeantes de l’Union soviétique. Staline ordonna même la planification de la déportation en masse des Juifs soviétiques 5dans les lointaines provinces orientales en Sibérie, au Kazakhstan et au Birobidjan. Seule la mort de Staline, le 5 mars 1953, évitera aux Juifs soviétiques leur déportation massive, il n’en demeure pas moins que l’antisionisme d’État devint permanent en Union soviétique. De toutes les victimes du stalinisme, seules ses victimes juives ne furent pas réhabilitées à la XXe conférence du Parti en 1956 6.

L’idéologie antisémite de l’antisionisme

Comme les nazis avant eux, les Soviétiques élevèrent leur idéologie antisioniste au rang de pseudoscience qu’ils dénommèrent sionologie. Généralement, les sionologues prenaient soin de produire un antisémitisme masqué qui, certes, puisait aux sources de l’antisémitisme classique, mais croyait sauver les apparences de la fréquentabilité politique en brandissant non pas le spectre d’un « complot mondial juif », mais « sioniste ».
C’est lors d’une conférence prononcée le 9 août 1946, publiée dans la Pravda, le journal officiel du Parti, que le spécialiste soviétique du Moyen-Orient Vladimir Borisovich Lutsky a cristallisé les thèmes centraux de la propagande antisioniste soviétique. Le sionisme, soutenait-il, était un outil de [1] l’impérialisme et du colonialisme occidentaux inspiré du [2] concept nazi de « race supérieure » voué [3] à l’oppression de la nation arabe en général et à la suppression des Arabes de Palestine en particulier. Aujourd’hui, l’ancienne propagande antisioniste soviétique structure en profondeur la rhétorique anti-Israël et le discours du BDS. Interviewé en 2019 par un rapporteur spécial de l’ONU dans le cadre de la préparation d’un rapport sur l’antisémitisme mondial, Omar Barghouti, l’un des principaux porte-parole du BDS, offrit une réponse calquée sur la conférence de Lutsky : le sionisme serait [1] « un projet colonial exécuté avec le soutien des puissances impériales occidentales » qui aurait établi [2] « un régime de discrimination raciale et de suprématie juive qui dépossède, [3] prive de ses droits et maintient dans un état d’infériorité le peuple palestinien autochtone » 7. Parfois, le masque antisioniste des sinologues tombait. Ce fut le cas de Trofim Kitchko et de son « Judaïsme sans fard » (1963) qui commit l’imprudence d’articuler sans fard l’antisémitisme consubstantiel de l’antisionisme soviétique 8, suscitant une vague d’indignation jusque dans les partis communistes d’Europe de l’Ouest. Une autre innovation de la propagande antisioniste soviétique consistera à assimiler le sionisme au nazisme et à fabuler la collaboration du mouvement sioniste avec les architectes de la Shoah, un autre thème courant dans le discours antisioniste et pro-BDS aujourd’hui, thème particulièrement prisé par l’ancien maire travailliste de Londres, Ken Livingstone, l’un des plus éroces antisionistes au Royaume-Uni 9. Une autre innovation soviétique toujours constitutive de l’arsenal rhétorique du BDS et de l’antisionisme contemporain fut de retourner la Shoah contre Israël et les Juifs. Lorsqu’au lendemain de la guerre des Six Jours Leonid Brezhnev déclara à de jeunes soldats qu’Israël semblait vouloir commettre contre les Arabes, « les crimes des envahisseurs hitlériens » 10 , il articulait un poncif antisémite de la sionologie qui se répercute jusqu’à nos jours. C’est après la guerre des Six Jours et la défaite humiliante de ses « clients » égyptien et syrien que l’Union soviétique exportera agressivement son antisionisme dans le monde occidental, où le mouvement syndical servira de principale courroie de transmission à cette nouvelle campagne de propagande soviétique 11. Le point culminant de la propagande antisioniste soviétique sera l’infâme résolution 3379 adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies en 1975 assimilant le sionisme au racisme, résolution qui ne fut abrogée qu’en 1991, dans le sillon de l’effondrement de l’Union soviétique. Mis au point pour justifier la persécution massive des Juifs soviétiques et l’abolition de tout particularisme juif en Union soviétique, l’idéologie antisioniste démonologique continue de se prolonger dans le 21e siècle, malgré la chute de l’Union soviétique et du communisme il y a déjà trois décennies. Malgré ses dénégations indignées rejetant toute motivation antisémite, la campagne BDS, dans son essence, ses gestes, ses paroles et ses objectifs, est néanmoins l’héritière objective de cet autre antisémitisme totalitaire du 20e siècle.

Exemple de caricature antisioniste soviétique. « À sa propre image », Sovietskaya Moldavia, 22 janvier 1972. Tirée de Yeshayahu NIR : “The Israeli-Arab Conflict in Soviet Caricatures 1967-1973”, Tel Aviv, 1976

     

 

 

 

 

 

 

 

 

La nazification d’Israël est une invention de la propagande antisioniste soviétique qui continue d’avoir cours dans le discours antisioniste contemporain, comme en témoigne cette caricature de Carlos Latuff de 2009

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Notes:

  1. Pierre-André TAGUIEFF : La nouvelle judéophobie, Mille et une nuits, 2002, p.42.
  2. David OUELLETTE: La leçon d’honnêteté de Norman Finkelstein, 15 février 2012 : https://davidouellette. net/2012/02/14/la-lecon-dhonnetete-de-norman-finkelstein-a-quebec-solidaire-et-autres-boycotteurs-disrael-2/ (traduction libre)
  3. Robert WISTRICH : From Betrayal to Ambivalence. The Left, the Jews, and Israel, University of Nebraska Press, 2012, p. 435 (traduction libre).
  4. A, Mark CLARFIELD, The Soviet “Doctor’s Plot” – 50 years on, British Medical Journal, 21 décembre 2002.
  5. Arkady VAKSBERG, Stalin against the Jews, New York, 1994, p. 237
  6. Léon POLIAKOV: De l’antisionisme à l’antisémitisme, Paris, 1969.
  7. Palestinian BDS National Committee’s responses to UN Special Rapporteur on freedom of religion or belief, 15 juillet, 2019: https://bdsmovement.net/news/palestinian-bds-national-committees-responses-un-special-rapporteur-freedom-religion-or-belief
  8. Bernard FÉRON, L’auteur du « Judaïsme sans fard » réapparaît à la faveur de la campagne antisioniste, Le Monde, 11 décembre 1967 :https://www.lemonde.fr/archives/article/1967/12/11/l-auteur-du-judaisme-sans-fard-reapparait-a-la-faveur-de-la-campagne-anti-sioniste_2613667_1819218.html
  9. Rowena MASON, Ken Livingstone repeats claim about Nazi-Zionist collaboration, The Guardian, 30 mars 2017, https://www.theguardian.com/politics/2017/mar/30/ken-livingstone-repeats-claim-nazi-zionist-collaboration
  10. Pravda, 6 juillet 1967
  11. Pour un aperçu du rôle des grandes centrales syndicales québécoises dans la promotion de la propagande et de l’antisionisme soviétiques, voir : David OUELLETTE, Des syndicalistes québécois déclarent la guerre au sionisme, 16 novembre 2010, https://davidouellette.net/2010/11/16/la-derniere-doctrine-sovietique-honorable-partie-3/
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