Hommage à Haïm Vidal Sephiha, défenseur du judéo-espagnol

PAR Oro Librowicz


J’ai fait la connaissance de Haïm Vidal Séphiha à l’École Normale Israélite Orientale (ENIO) à Paris, fraîchement arrivée de ma ville natale de Tétouan (Maroc) afin de poursuivre mes études de baccalauréat. Monsieur Séphiha était mon professeur d’espagnol dans la classe terminale. Lorsqu’il s’est présenté, il nous a montré, en signe d’identification, son bras tatoué d’un numéro. C’était la première fois que je rencontrai un survivant de l’Holocauste. Il ponctuait son enseignement de souvenirs d’Auschwitz, ce qui ajoutait une dimension insolite et existentielle à son cours. Ce n’est que bien plus tard, lorsque j’entrepris mon doctorat en langue et littérature hispaniques à Columbia University et que je choisis d’écrire ma thèse doctorale sur les chansons traditionnelles judéo-espagnoles que nos chemins se sont croisés à nouveau. En effet, j’ai eu l’occasion de rencontrer H. V. Séphiha à quelques reprises lors de conférences académiques. Son parcours professionnel est pour le moins singulier.

 

Né à Bruxelles en 1923 de parents originaires d’Istanbul (Turquie), H. V. Séphiha est déporté à Auschwitz à l’âge de 20 ans. Son père meurt à Dachau en 1945. Il avait deux frères et trois sœurs. Sa mère et au moins deux de ses sœurs ont survécu. De retour en Belgique, après la guerre, Séphiha devient ingénieur chimiste. Cependant, la mort de sa mère en 1950 le ramène vers ses racines judéo-espagnoles. C’est alors qu’il entreprend des études doctorales de linguistique et de littérature espagnole et portugaise à Paris. Il étudie aussi le yiddish, le roumain et l’hébreu et devient professeur des universités en 1981. En 1984, il crée à l’INALCO une chaire de judéo-espagnol qu’il occupera jusqu’en 1991. Déjà en 1979, il fonde Vidas Largas, une association pour la défense et la promotion de la langue et de la culture judéo-espagnoles. Nous devons au professeur Séphiha de nombreux ou-vrages sur le judéo-espagnol et le ladino, notamment sa remarquable édition de la Bible de Constantinople (1547) et de Ferrare (1553), accompagnée d’une exhaus-tive et érudite étude linguistique et lexicale. Séphiha a clairement défini la différence fondamentale entre le la-dino et le judéo-espagnol, que les non-initiés considèrent comme synonymes alors qu’ils sont distincts. Séphiha raconte comment, encore adolescent, le soir du Seder de Pâque, il était frappé par « l’étrangeté de la langue de la Haggadah, si différente du judéo-espagnol que nous parlions en famille », 1. Lorsqu’il demandait à son père pourquoi cette différence, celui-ci lui répondait invariablement : « Esto, ižiko mi.o es lo ke uzamos mozotros des-cendientes de Espania, esto es ladino, i en ladino uzamos dizir la Haggadah de Peçaḥ, lo ke mos ambezaron muestros padres i los padres de muestros padres ». 2 En bref, le judéo-espagnol est la langue vernaculaire parlée par les descendants des Juifs espagnols, appelée communé-ment djudezmo, djudio ou djidio par ses lo-cuteurs de l’ex-empire ottoman et haketía au nord du Maroc. Par ailleurs, le ladino est une langue calque, c’est-à-dire une traduction littérale des textes sacrés hé-braïques. Elle diffère du judéo-espagnol par sa syntaxe, calquée de l’hébreu, son littéralisme et son archaïsme. Le ladino n’est pas une langue parlée; elle remplit un objectif pédagogique, celui de faire comprendre les textes sacrés aux fidèles qui ne connaissent pas l’hébreu. Le ladi-no est antérieur à l’expulsion d’Espagne, alors que le judéo-espagnol vernaculaire s’est développé après 1492, dans les pays où les Juifs espagnols se sont réfugiés après l’expulsion.

Le combat du professeur Séphiha pour la survie du judéo-espagnol, semblable à celui de Solly Lévy pour la haketía, l’amène à créer avec Arlette Lévy et Michel Zlotowski une émission radiophonique hebdomadaire en judéo-espagnol, Mues-tra Lingua, qu’il animera pendant 25 ans 3. Le judéo-espagnol était tellement vi-vant pour lui qu’il n’hésita pas à traduire de la grande poésie dans cette langue 4. Il lutta longtemps pour que l’on honore les 160 000 Sépharades de langue judéo-espagnole morts pendant la Shoah. En 2003, une dalle en judéo-es-pagnol fut inaugurée au Mémorial d’Auschwitz. Séphiha est l’auteur de très nombreux articles et de 7 livres, dont L’agonie des Judéo-Espagnols, publié en 1977, Le ladino (judéo-espagnol calque) : structure et évolution d’une langue liturgique, paru en 1982 et Ma vie pour le judéo-espagnol. La langue de ma mère, 2015, coécrit avec son fils, le journaliste Dominique Vidal, qui recueille une série d’entretiens avec celui-ci. Son œuvre témoigne non seulement de son érudition, mais aussi d’un amour profond pour sa langue maternelle et sa culture et d’une urgence de les faire connaître avant qu’elles disparaissent irrémédiablement. Sa disparition signifie la perte d’un géant de la langue et de la culture judéo-espagnoles.

Notes:

  1. Cf. l’avant-propos de son livre Le judéo-espagnol calque. Deutéronome. Versions de Constantinople (1547) et de Ferrare (1553), Paris, 1973.
  2. Idem. En français : « Ceci, mon fils, est ce que nous utilisons nous, les descendants d’Espagne, c’est le ladino et c’est en ladino que nous disons la Haggadah de Pessah, tel que nous l’ont appris nos pères et les pères de nos pères ».
  3. « Psychologiquement, mon combat pour le judeo-espagnol correspond en réalité à ma victoire physique sur la mort concentrationnaire », Le judeo-espagnol, Paris: Editions Entente, p. 34.
  4. Cf. sa traduction de L’invitation au voyage de Baudelaire.
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