La cacherout à Montréal, entretien avec Steven Lapidus Ph.D
PAR Esther Bibas
Comment la cacherout est-elle organisée à Montréal ? Comment fonctionne le Vaad Ha’ir (Conseil de la Communauté Juive de Montréal)? C’est ce que nous explique dans un entretien Steven Lapidus Ph.D, professeur assistant affilié au département des religions et cultures de l’Université Concordia?
Comment est née l’idée du Vaad Ha’ir?
Le Vaad Ha’ir est né de la volonté de s’unir et de répondre aux besoins de la communauté en termes de cacherout, d’éducation, de solidarité sociale. La communauté juive montréalaise était déjà importante au début du XXe siècle, et très variée : elle comprenait beaucoup de Juifs orthodoxes, mais aussi un fort mouvement sioniste travailliste très actif, en charge notamment de l’hôpital général juif, de la bibliothèque juive publique… Certains membres de la communauté ont cherché à s’inspirer de ce que les Juifs new-yorkais avaient créé : la kehillah (la communauté), elle-même basée sur le modèle du système communautaire traditionnel d’Europe orientale. La kehillah new-yorkaise n’a perduré que quelques années, de 1907 à 1922, année de la création du Vaad Ha’ir de Montréal. 164 délégués de 73 organisations locales se réunirent en octobre 1922 pour lancer ce nouveau conseil. Les fondateurs du Vaad Ha’ir de Montréal avaient souhaité inclure tous les groupes composant la communauté juive, religieux et séculiers. L’un des concepteurs du Vaad était Hirsch Wolofsky, directeur du journal yiddish Der Keneder Odler. Il était l’un des dirigeants du mouvement sioniste travailliste de Montréal. À la différence du mouvement sioniste travailliste en Israël (sous la direction de Ben Gourion) qui était totalement areligieux, les Montréalais n’avaient pas coupé les liens avec la religion. Ils étaient pratiquants, allaient régulièrement à la synagogue, et mangeaient casher. Il faut noter ce désir de maintenir la tradition, de s’unir autour de l’identité juive, et même les socialistes et les bundistes1L’Union générale des travailleurs juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie (algemeyner yidisher arbeter bund in Lite, Poyln un Rusland), plus connue sous le nom de Bund, est un mouvement ouvrier socialiste juif, créé en 1897 à Vilnius, dans la Russie tsariste., qui n’étaient pas religieux, mangeaient casher afin de soutenir la communauté et l’économie juive montréalaises.
Quelle est la structure du Vaad Ha’ir?
Le Vaad représente les synagogues, les institutions éducatives et les organisations caritatives. Tous les ans se tient une conférence qui rassemble les délégués de toutes ces institutions. La conférence élit un conseil comprenant au moins un délégué par organisation. Et c’est ce conseil qui élit à son tour un présidium (avec trois présidents), un directeur général, deux vice-présidents, un trésorier, un secrétaire honoraire et un conseil exécutif. À l’origine, le conseil exécutif comprenait 33 membres : 11 citoyens de la bourgeoisie, 11 membres de différentes congrégations religieuses orthodoxes et 11 représentants du mouvement ouvrier. Dans les années 1950-1960, la composition avait évolué, puisque, grâce à l’ascension sociale, la classe ouvrière juive avait quasiment disparu – et il y avait donc beaucoup moins de syndicalisme. Au fil du temps, le conseil a cessé d’inclure tous les éléments de la communauté et s’est mis à représenter plus étroitement les groupes religieux orthodoxes. Aujourd’hui, le conseil exécutif est composé de 17 membres2Voir site Internet du Vaad Ha’ir : https://jccmontreal.org/our-team/, avec une forte représentation orthodoxe, voire ultra-orthodoxe. Les éléments séculiers autrefois présents sous la bannière de la gauche sioniste ne sont plus représentés.
Quelles sont les fonctions du Vaad Ha’ir?
La tâche essentielle du Vaad est l’organisation de la cacherout. L’autorisation d’attribuer des certificats de cacherout est la prérogative du Vaad Ha’rabbanim (Conseil rabbinique) qui prend les décisions halachiques – suivant la loi juive. Le Vaad Ha’rabbanim est le bras religieux de la communauté, alors que le Vaad Ha’ir représente l’administration. Le Vaad Ha’ir facture des frais annuels aux entreprises pour couvrir les inspections et la maintenance de la cacherout. Le label casher du Vaad Ha’ir est le symbole MK. Outre la cacherout, le Vaad Ha’ir a aussi des fonctions de tribunal rabbinique et a autorité en matière de guet (divorce religieux).
Est-ce que le Vaad Ha’ir a mis en place un monopole de la cacherout dès sa création?
Pas tout-à-fait. C’est dans les années 1950 que le Vaad a imposé la règle de basar chutz (pas de viande importée de l’extérieur), dans le but de mettre fin à toutes les dissensions autour de l’attribution des labels casher, qui avaient marqué les années 1920. Dans la mesure où l’abattage se faisait à la main, n’importe quel rabbin pouvait revendiquer sa propre cacherout. Ce qui créait une confusion quant à la validité de ces certificats et causait de vrais soucis chez les consommateurs. Le Vaad a donc établi sa règle de certification et supervision : seule la viande abattue à Montréal, par un chokhet (abatteur rituel) de Montréal validé par le Vaad, peut être consommée. C’est une règle exceptionnelle en Amérique du Nord. Les viandes importées abattues par d’autres chokhatim (abatteurs rituels) ne sont pas acceptées. Cette règle existe en Europe depuis les temps médiévaux et a été approuvée par les plus grands rabbins en Amérique du Nord pour Montréal. Pour appuyer leur décision de maintenir la règle du basar chutz, le Vaad fait souvent référence à tous les problèmes qui émergent régulièrement, par exemple le scandale de Monsey, communauté hassidique dans l’État de New York, révélé en 2006 : pendant plus de vingt ans, un boucher hassid avait vendu de la viande non casher à sa communauté en la présentant comme casher. Une telle tromperie ne pourrait se produire à Montréal, affirme le Vaad, grâce à la centralisation du contrôle.
Avec l’industrialisation et les changements dans la production, est-ce que ces règles posent aujourd’hui problème?
Oui, même si la raison invoquée par le Vaad pour imposer son monopole sur la cacherout fait sens. En effet, le seul moyen de garantir une cacherout authentique est d’exercer un contrôle sur la certification par la nomination des chokhatim, en excluant la consommation de viande non supervisée par les mashgichim (inspecteurs) du Vaad. Mais ce monopole, en éliminant la concurrence, maintient la viande à un coût élevé. Or, ailleurs il y a de la viande moins chère, probablement abattue par des hommes pieux, et respectant incontestablement les règles religieuses de la cacherout. Donc les consommateurs se tournent vers d’autres sources en dépit de l’absence de validation par le Vaad. Autre problème : les choix de viande. Certains déclarent ne pas pouvoir trouver toutes les viandes qu’ils souhaiteraient. Par exemple, les Sépharades se plaignent de ce qu’il n’y a pas assez d’agneau disponible – viande moins consommée par les Ashkénazes. Ils ont aussi certaines règles particulières. Les Sépharades ont depuis 1978 un Grand Rabbin, David Sabbah. Celui-ci a établi la Commission de la Cacherout du Grand Rabbinat du Québec, qui délivre sa propre certification KSR (Kasheroute Séfarade du Rabbinat). La commission délivre également les permis d’abattage selon le rituel sépharade, la Chehita Halak Beth Yossef.
Est-ce que le Vaad Ha’ir régit l’ensemble de la communauté juive montréalaise, y compris les Hassidim?
Les Hassidim sont en effet inclus dans la gestion du Vaad. Mais ils ne sont pas entièrement satisfaits de cette supervision unique. Ils ont leurs exigences et donc apposent leur propre certification à celle du Vaad. Ils engagent des chokhatim hassidiques sous la direction du Vaad, ce sont des employés du Vaad, mais qui sont connus pour leur chekhita hassidique des groupes Belz, Loubavitch, Satmar… Là aussi, il y a des « guerres de cacherout » entre les groupes : en Israël, les Belz ont établi leur propre cacherout pour ne pas acheter chez les Satmar. En général, même à Montréal, un hassid Belz ne consommera pas de la viande portant le cachet Satmar.
En dehors de la cacherout, est-ce que le Vaad Ha’ir a perdu de son importance au cours du temps?
La cacherout représente aujourd’hui le cœur de son activité. Même si ses aires de responsabilité englobent les divorces et les conversions, les Juifs montréalais s’adressent souvent à d’autres beth din, tribunaux rabbiniques, existants. Et d’autres organismes moins religieux répondent aussi aux besoins de la communauté, d’autant plus que le Vaad ne finance plus les institutions éducatives, comme il le faisait à ses débuts. Le Vaad avait été créé comme une kehillah inclusive, sa représentativité et ses fonctions sont maintenant plus restreintes.