L’arc-en-ciel du Cantique des Cantiques
PAR David Bensoussan
Le Cantique des cantiques 1 porte bien son nom : il s’agit d’un ensemble de chants qui se diffractent en des associations et des sublimations multiples. Il est traditionnellement chanté le soir du Chabat et durant la fête de la Pâque, fête qui symbolise la libération passée et l’espoir de la rédemption future. Le lyrisme du Cantique des Cantiques invite à l’interprétation musicale et picturale; il a inspiré plusieurs poèmes liturgiques récités ou chantés et plusieurs œuvres d’art.
La lecture allégorique du Cantique des Cantiques a été adoptée depuis plus de deux millénaires. Elle a suscité des centaines d’interprétations, littérales, associatives, allégoriques et mystiques. Cette œuvre a été retenue dans le canon de la Bible hébraïque sous l’influence de Rabbi Aqiva 2qui a dit : « le monde n’a jamais justifié son existence comme le jour où le Cantique des Cantiques fut donné à Israël, car si les Écritures sont saintes, le Cantique des Cantiques est le Saint des Saints 3. Le commentateur du Moyen Âge Rashi commentait ainsi le verset 12 du Psaume 62 : « Une fois Dieu l’a annoncé, deux fois je l’ai entendu » : au-delà de la signification directe, chaque verset peut avoir plus d’une interprétation.
Au plan littéral, la description de Charles Bacouche 4 illustre admirablement le sens du poème : « Ce poème sans égal rapporte la recherche perpétuelle des amants en quête de retrouvailles, d’étreintes tendres et voluptueuses, de fuites, de retours ratés et d’espérances tenues et souvent déçues, ces amants éternels qui maintiennent, entre eux, le fil fragile de leurs amours. »
Sur le plan des concordances avec le texte biblique, la symbolique d’Israël représentée par la belle et celle du bien-aimé désignant Dieu, s’applique souplement dans les différents contextes historiques. Israël fait appel deux fois à celui que son âme aime (3-1 et 5-6), est conscient de ce qu’il a été absent pour un temps (5-6) et le cherche la nuit de l’exil (3-1). Aux temps futurs, l’Éternel finira par l’appeler sa belle, sa colombe, son amie, sa parfaite et sa fiancée.
Sur le plan de l’allusion, les aspirations et les hésitations de la belle sont celles de l’âme qui s’interroge, qui se tourmente et qui se cherche pour s’élever en spiritualité. Tant la belle que le bien-aimé sont élusifs ou même inaccessibles : la belle peut être comparée à une tour sur laquelle des carquois sont accrochés ou à une armée imposante (4-4, 6-4); elle se cache dans les fentes du rocher (2-14), revient d’antres d’animaux sauvages (4-8) ou évoque des pays lointains (4-8, 2-15, 7-4).
Quant au bien-aimé, il n’est pas dans les prés (1-8), ni dans la rue (3-2), mais juste derrière la porte (5-6), en arrière de la fenêtre (20-9) ou encore il sautille telle une gazelle (2-17, 8-14). Lorsqu’il est derrière la porte et demande à rentrer, la belle hésite, se décide à ouvrir la porte, mais il n’est plus là. Le souffle du jour, les ombres qui fuient et les rues vides contribuent à cette impression d’absence qui ne fait qu’attiser le sentiment amoureux. Le désir lui-même ne doit pas être provoqué avant qu’il ne le veuille (2-7, 3-5, 5-8 et 8-4). Tous deux recherchent l’intimité : vivant dans un état de rêve, ravis par leurs regards, ils sont ivres d’amour, malades d’amour, d’un amour enflammé qui ne peut être éteint. Les images qu’ils utilisent se rapportent à ce qui les sépare, mais l’idée qu’ils se font l’un de l’autre est celle de la flamme d’amour par laquelle ils sont transis.
Il en va de même de l’altérité et de la mêmeté de l’âme humaine et le divin : l’âme cherche à se rapprocher de la transcendance et à rejoindre le divin qui est élusif. Il est présent en elle par la foi, mais absent, car inatteignable. Même dans le Saint des saints du Temple de Jérusalem, la présence divine se manifeste par son silence.
Au plan mystique, il semble bien que l’osmose entre l’âme et le divin est atteinte lorsque la Providence est à égalité avec la conscience éveillée quand tous deux sont prêts à s’accepter pleinement. En effet, la bien-aimée et son amoureux se cherchent tout au long du texte sans être synchronisés. Ce n’est que lorsque la belle propose qu’ensemble (7-12) ils sortent au champ qu’elle accepte de lui prodiguer son amour.
Néanmoins, le dernier verset laisse entendre que cette quête de symbiose jamais ne finit.
Le Cantique des Cantiques est au seuil des extases terrestres et célestes.
Notes:
- David Bensoussan, L’arc-en-ciel du Cantique des cantiques. À paraître aux Éditions Du Lys, 2020 ↩
- L’autorité exégétique de Rabbi Aqiva est reconnue dans le Talmud (Menahoth 29b). Il y est dit que Moїse se serait adressé ainsi à l’Éternel : « Roi du monde, tu possèdes un homme comme celui-là et c’est par moi que tu veux donner la Thora? » Rabbi Aqiva a développé une exégèse basée sur le rôle de chaque lettre et chaque mot du texte biblique, ayant à l’esprit que la parole divine est ciselée (Psaumes 18-31). ↩
- Mishnah Yadayim 3-5. ↩
- Charles Bacouche, Cantique des cantiques, Tribune juive, 22 mai 2019 ↩