L’ « Ostropol » des Cantons-de-l’Est : 120 ans de présence juive en Estrie — Sherbrooke, Québec
PAR ÉRIC YAAKOV DEBROISE
Éric Yaakov Debroise, Maître en science de l’information de l’Université de Montréal (UdeM), candidat à la maîtrise en his-toire de la criminalité et la justice (UdeM) et à la maîtrise en gestion à l’École nationale d’administration publique (ENAP).
À l’exception du « Yiddishland » 1 des Laurentides et de la ville de Qué-bec, il n’y a plus de structures communautaires juives à l’extérieur du Grand Montréal. Ce ne fut pas toujours le cas. Par le passé, il a existé au Québec de multiples communautés juives rurales à Rouyn-Noran-da, Trois-Rivières, Joliette, Shawinigan, Sorel, Sainte-Hyacinthe ou en- core La Macaza 2
Toutes ces communautés juives en région ont disparu ou sont deve-nues résiduelles, Sherbrooke ne fait pas exception. Nous allons explo-rer l’histoire d’une communauté juive autrefois florissante, au maintien résiduel de ces racines aujourd’hui. Que s’est-il passé à Sherbrooke?
Aux origines de la communauté
Les Cantons-de-l’Est (Eastern Townships) ont une histoire singulière. C’est l’un des rares cas au Canada où la population anglophone était majoritaire jusqu’au XIXe siècle, puis la tendance démographique s’est inversée au profit des francophones.
La colonisation des terres et l’attractivité industrielle de Sherbrooke attirent de nombreux francophones (mass migration) en Estrie. Si bien qu’en 1871, la population sherbrookoise devint majoritairement fran-cophone.
En 1870, il y a à Sherbrooke cinq Juifs : un avocat, un tailleur et trois commerçants. Dix ans plus tard, le recensement indique qu’il y a dix hommes juifs dans la ville.
Immigrants d’Europe de l’Est en provenance de Russie, de Pologne, d’Ukraine et parfois des États-Unis, les juifs de Sherbrooke sont tous de tradition ashkénaze d’Europe de l’Est. Toutefois, les Echenberg d’Ostropol 3 dominent largement les affaires juives de la Cité.
En 1920, on estime que 75 juifs sherbrookois proviennent de la famille élargie des Echenberg sur 265 juifs que compte la Cité4, 75 autres viennent d’Ostropol. Si bien que plus de la moitié des juifs de Sherbroo-ke sont originaires d’Ostropol.
La communauté juive sherbrookoise se structure progressivement. Les membres qui la constituent prospèrent dans les affaires. Dès 1906, Moses Echenberg, un des ba’al habatim, résident et leader de la vie juive, achète et offre un terrain pour un cimetière communautaire.
Le 26 mars 1907, la communauté Agudath Achim (Union des Frères) est officiellement créée. Elle obtient sa reconnaissance officielle en mai 1907.
La communauté à la veille de la Seconde Guerre mondiale (1907 – 1939)
Globalement, il n’y a pas eu d’attitudes hostiles envers les Juifs à Sherbrooke à cette période! La seule attitude négative que les archivesnous permettent de retracer est l’obstruction légale pour la constitu-tion de la congrégation qui nécessitera la tenue d’une réunion par un non-juif pour sa création. À cette période, la communauté ne dispose pas encore de synagogue, elle est juste constituée légalement. Dès 1889, la Chambre de commerce de Sherbrooke accueillait même avec enthousiasme les commerçants juifs.
Cette situation paisible pour les juifs sherbrookois découle de trois élé-ments :
1] Il y avait comme une entente tacite. Les commerçants juifs n’entrent pas en concurrence directe avec les commerces des anglophones et des francophones. Les juifs sherbrookois se spécialisèrent dans les commerces de seconde main (scrap business), revente de matériels ou de vêtements.
2] Les Juifs sherbrookois ne participent pas aux luttes politiques pour le contrôle de la Cité, laissant les Canadiens-Français et Canadiens-An-glais s’affronter.
3] Enfin, les Juifs ne sont pas une préoccupation pour la population sherbrookoise. En provenance d’Europe de l’Est, les Juifs sherbrookois correspondent mieux aux standards ethnoraciaux des politiques ca-nadiennes de l’époque. Le péril jaune, chinois et japonais, est un plus grand sujet d’inquiétudes. Il est communément admis que l’apogée dé-mographique de la communauté juive sherbrookoise de 265 individus est atteint en 1921. Loin d’être une menace démographique sur une population sherbrookoise de 23 000 habitants à cette même date.
En octobre 1916, la communauté lance une collecte de fonds pour construire une future synagogue dans le centre-ville sur la rue Fronte-nac. Puis, les membres de la congrégation changent d’idée pour éta-blir la synagogue sur la rue Montréal dans le Vieux Nord de la ville où résident majoritairement les anglophones de Sherbrooke. Peut-être parce que les membres de la communauté étaient en train d’intégrer progressivement le milieu anglo-canadien à l’instar de Montréal.
Napoléon Audet est embauché pour la construction de la synagogue selon un style néo-classique. Anecdotique, ce style architectural rompt avec les traditions d’Europe de l’Est signifiant l’intégration de la com-munauté au monde occidental.
Le 9 novembre 1920, deux personnalités de la congrégation alors conservative Shaar Hashomayim (Montréal) assistent à la pose de la pierre angulaire de la synagogue Agudath Achim. Est-ce à signifier que la communauté juive sherbrookoise est de tendance conservative? Les rabbins successifs se plaignent en tout cas des difficultés à réunir la communauté le shabbat ou encore à les inciter à garder la cacherout en dehors du foyer. Les membres d’Agudath Achim étaient probablement plus proches du judaïsme conservative qu’orthodoxe. Ils n’ont toutefois jamais engagé de rabbin conservateur pour des raisons financières.
Les rabbins orthodoxes, chantres, choh’et (abatteur rituel) ou bien pro-fesseurs d’hébreu quant à eux accomplissaient les tâches à moindres frais. Si bien que la synagogue est demeurée résolument orthodoxe. À l’avant-guerre, on estime que 50 % des commerces sur la rue Wel-lington Nord, rue centrale du centre-ville, appartenaient à la commu-nauté. Les membres de la communauté habitaient près les uns des autres et à proximité de leur commerce. La communauté est prospère.
La Seconde Guerre mondiale
Pendant la Seconde Guerre mondiale, la communauté juive de Sherbrooke participe à l’effort de guerre canadien à de multiples ma-nières. L’une d’elles est par le service militaire.
Sam Echenberg a servi comme volontaire pendant la Première Guerre mondiale en 1918 en France. Sa ferveur patriotique l’a amené à une carrière militaire. Il devint le second officier juif le plus haut gradé de l’armée canadienne durant la Seconde Guerre mondiale. De nombreux juifs servirent sous les ordres du régiment de Sam Echenberg. Il se fit un devoir de motiver la ferveur patriotique des siens pour combattre le nazisme.
Les femmes participèrent en effectuant des collectes de fonds pour aider à l’accueil des réfugiés juifs ou encore pour soutenir l’effort de guerre.
À partir de 1940, le gouvernement britannique décide d’arrêter les étrangers sur son territoire ou dans le dominion ayant la citoyenneté de pays ennemis. Si bien que des réfugiés juifs allemands ou encore autrichiens se retrouvent dans des camps d’internement après avoir fui le nazisme. Un de ces camps d’internement fut localisé à Sherbroo-ke. Les femmes juives sherbrookoises jouèrent un rôle central dans le soutien aux internés. Médiatrices entre les prisonniers juifs et les officiers du camp, elles favorisèrent l’adoption de certains prisonniers juifs par des membres de la communauté et contribuèrent à parfaire leur éducation, notamment par l’apprentissage de la langue anglaise.
L’Après-Guerre, la disparition d’une communauté
Dans les années 1940-1950, la communauté juive de Sherbrooke de-meure prospère. D’ailleurs, en 1955, l’agrandissement de la synagogue est inauguré en grande pompe, des cours de Talmud Torah, d’étude et d’enseignement du judaïsme pour les enfants, sont offerts. Malgré tout, la démographie de la communauté est vacillante, elle n’augmente pas. De trop nombreuses familles sont à Sherbrooke de manière tran-sitoire pour des raisons économiques.
Puis en 1956, l’entreprise juive de textile de Sam Rubin est vendue à des intérêts américains. Les investisseurs décident de cesser les opé-rations à Sherbrooke. Les employés juifs du textile en font les frais. Ils quittent Sherbrooke pour Montréal.
Dès la fin des années 1950, la tenue d’un mynian, quorum de dix hommes nécessaire pour la prière publique, les shabbats matin n’est quasiment plus possible. Les nouveaux arrivants juifs, professeurs, docteurs ou chercheurs, des années 1970 ne permettent pas de compenser les pertes des années précédentes. Les affaires juives sherbrookoises, es-sentiellement issues d’une famille élargie les Echenberg, ne facilitent pas l’intégration des nouveaux arrivants juifs à l’organisation commu-nautaire sherbrookoise.
Plus de rabbins ni de professeur d’hébreu ne sont embauchés à partir des années 1970. Seul un chantre l’est à l’occasion des fêtes. À la fin des années 1970, le conseil d’administration de la communauté discute déjà de la possibilité de vendre la bâtisse synagogale. C’est la consternation dans la communauté. La synagogue est maintenue en vie jusqu’en août 1983, date à laquelle elle est vendue à une église pentecôtiste.
Sans organisme communautaire pour se regrouper, les jeunes familles juives maintiennent les traditions et l’éducation juives à la maison. Peu à peu, le sentiment d’appartenance juif diminue au profit de l’assimi-lation. La communauté Agudath Achim existe officiellement jusqu’en 1996, date à laquelle les derniers membres de la congrégation qui maintenaient un groupe informel décident de fermer définitivement celle-ci. Fermant ainsi une page d’histoire de la Ville de Sherbrooke.
À ce jour, sans structure communautaire permanente, il demeure à Sherbrooke le cimetière et quelques traces architecturales ou topo-nymiques de racines juives dans la ville. Depuis une dizaine d’années, la famille du Rav Moishe Notik, du mouvement hassidique habad dé-ploie des efforts considérables pour permettre aux juifs demeurant à Sherbrooke ou bien de passage dans la ville surtout les étudiants juifs dans les universités de Sherbrooke de socialiser et de bénéficier de services communautaires les Shabbats et jours de fête.
1 Les Laurentides sont encore aujourd’hui l’un des lieux du maintien du judaïsme au Québec. Après le français et l’anglais, le yiddish est la langue non officielle la plus parlée dans cette région administrative du Québec.
2 Voir https://lvsmagazine.com/2017/12/les-schtetlech-du-quebec/
3 Ville d’Europe de l’Est située en Ukraine. Depuis le XVIIe, elle est reconnue pour être un centre de vie juive où naquit notamment le kabbaliste, Rabbi Samson ben Pesah Ostropoli (17e siècle). 4 Voir Myron Echenberg and Ruth Tannenbaum, The Echenbergs of Ostropol and Sherbrooke : A tale of Two Shtetls (Montreal : Echenberg Family, 1986), 22.
Notes:
- Les Laurentides sont encore aujourd’hui l’un des lieux du maintien du judaïsme au Québec. Après le français et l’anglais, le yiddish est la langue non officielle la plus parlée dans cette région administrative du Québec. ↩
- Voir https://lvsmagazine.com/2017/12/les-schtetlech-du-quebec/ ↩
- Ville d’Europe de l’Est située en Ukraine. Depuis le XVIIe, elle est reconnue pour être un centre de vie juive où naquit notamment le kabbaliste, Rabbi Samson ben Pesah Ostropoli (17e siècle). 4 Voir Myron Echenberg and Ruth Tannenbaum, The Echenbergs of Ostropol and Sherbrooke : A tale of Two Shtetls (Montreal : Echenberg Family, 1986), 22. ↩