L’année 1943 à Alger à travers le journal personnel d’Abraham Cohen-Tannoudji

PAR DENIS COHEN-TANNOUDJI

Denis Cohen-Tannoudji

Denis Cohen-Tannoudji

Denis Cohen-Tannoudji , Normalien, agrégé de physique, titulaire d’un MBA de l’INSEAD, est spécialiste de l’histoire des Juifs d’Afrique du Nord.  Il a été vice-président de la Société d’Histoire des Juifs de Tunisie (SHJT). Il est l’auteur de l’essai historique Les Enfants d’Yishmaël, itinéraires séfarades maghrébins, du Moyen Âge à nos jours, éd. Hermann, Paris 2010. Il nous présente ici, pour la première fois, un extrait du Journal que son grand-père a tenu durant la Seconde Guerre mondiale à Alger.

La connaissance de l’histoire des Juifs d’Afrique du Nord durant la Seconde Guerre mondiale est en construction. C’est le but de cet article que de contribuer à étudier cette période, de mieux comprendre comment le monde juif maghrébin, même s’il a été globalement épargné par la Shoah, en a néanmoins été victime à une échelle qu’il convient aujourd’hui d’évaluer. Pour cela, il est important de poursuivre des travaux de recherches, en puisant dans de nouvelles sources historiques; certaines archives, en particulier familiales, sont de plus en plus accessibles. C’est ce à quoi nous nous sommes attachés ici. Nous disposons en effet du journal personnel d’Abraham Cohen-Tannoudji (1885-1965), écrit à Alger au cours d’une période charnière, l’année 1943.

Éléments de contexte historique et familial

La vie d’Abraham Cohen-Tannoudji illustre bien le phénomène de francisation des Juifs d’Algérie après le décret Crémieux. Né en 1885 à Constantine et décédé à Paris en 1965, Abraham est issu d’une famille rabbinique séfarade 1.  Ayant été scolarisé, mais n’ayant pas dépassé le certificat d’études, Abraham est toutefois érudit en matière juive. C’est un lecteur de la Torah et du Talmud. Il a sans doute étudié au sein du cercle familial. S’il baigne dans un milieu resté traditionaliste, il est aussi passionné de littérature française et d’histoire. L’Affaire Dreyfus forge chez lui une véritable conscience politique. En 1914, il a déjà presque 30 ans lorsqu’il est mobilisé à Tunis avant de partir au front en métropole. Abraham échappe à la boucherie du Chemin des Dames 2 : il a la chance de se retrouver en permission lorsqu’au même moment, l’ensemble de son régiment est décimé dans une offensive sur le front; plus tard, un obus allemand tombe à quelques mètres de lui sans exploser. À la sortie de la guerre, Abraham revient à Constantine où il possède une mercerie. Abraham se marie à l’âge de 47 ans, avec Sarah Sebbah. La Grande Guerre a renforcé son patriotisme français, même s’il y a chez lui une certaine sympathie pour le mouvement sioniste 3. Abraham et Sarah vont subir les émeutes à Constantine 4. Loin d’avoir pour seule origine le conflit proche-oriental naissant, ces émeutes anti-juives perpétrées par une fraction de la population musulmane et encouragées par une partie de la population européenne sous l’œil complice de l’administration coloniale éclatent en août 1934. Le bilan de ces violences est terrible : 28 , morts, hommes, femmes et enfants, parmi les Juifs, 2 morts parmi les Arabes, près de 50 blessés et 200 boutiques et magasins juifs saccagés ou incendiés. Abraham et Sarah Cohen-Tannoudji perdent leur logement et leur boutique, rue Sidi Lakhdar. À la suite de ces violences, un boycott contre les commerces juifs s’exerce pendant des mois. Comble de malheur pour Abraham et Sarah Cohen-Tannoudji, la typhoïde, des conditions de vie pénibles, expliquent sans doute l’origine des décès de leurs trois filles, Marlène, Elisabeth et Elvire. Avec leur fils ainé Claude, ils quittent Constantine pour Alger, où Abraham devient comptable chez Isly Films, entreprise de salles de cinéma gérée par ses cousins Tenoudji.

C’est donc dans ce contexte qu’Abraham et sa famille se retrouvent à Alger au début de la guerre. Alors que la pression militaire allemande reste pourtant nulle, l’ensemble des lois de Vichy s’applique. Le 7 octobre 1940, le décret Crémieux 5 est abrogé, exauçant ainsi le désir jamais entamé de bien des colons. Pour les Juifs d’Algérie citoyens français, la plupart l’étant alors depuis trois générations, c’est le retour du jour au lendemain au simple statut de Juifs indigènes 6. L’humiliation est totale, en particulier parmi les anciens poilus de 1914-1918, comme Abraham, déchus de leur citoyenneté. Dans l’arsenal antisémite en Algérie, une des mesures les plus vexatoires est sans aucun doute celle qui limite la scolarisation des enfants : Vichy instaure dès le 20 septembre 1941 un numerus clausus dans la colonie afin de limiter l’enrôlement des enfants juifs des écoles ainsi que dans l’enseignement supérieur. Dans ce contexte, le fils d’Abraham, Claude Cohen-Tannoudji, alors âgé de 9 ans, échappe à la règle du numerus clausus en raison de son rang de premier de la classe; sa judéité l’empêche néanmoins de jouir de son Premier Prix d’Excellence[re]Journal personnel de Claude Cohen-Tannoudji, Alger 1942, Archives particulières.[/ref]. Le recensement des Juifs résidant en France décidé le 2 juillet 1941, se déroule, en Algérie, en septembre 1941. Les Juifs ont droit à une mention « Juif » ou « Juive » sur les cartes d’identité. Leur adresse est mentionnée, révélant le projet de rafles. Le décret du 21 novembre 1941 permet la nomination d’administrateurs provisoires destinés à prendre en charge les entreprises industrielles, commerciales ou immobilières détenues par des Juifs 7. Il semble qu’Abraham ait continué à travailler pour Isly Films, même si l’entreprise est placée sous administration aryanisée. En Algérie, comme en zone « libre », la législation sur l’étoile jaune ne s’applique pas. Néanmoins, à l’automne 1942, le Gouverneur Yves Châtel passe une commande de brassards jaunes aux Établissements Altairac à Alger 8. Le débarquement américain du 8 novembre 1942 sur les côtes d’Afrique du Nord épargne alors sans doute aux Juifs d’Algérie le sort tragique qui leur était destiné.

Dans les heures qui précèdent le débarquement anglo-américain, José Aboulker 9 et sa « bande de Bab el-Oued », groupe de résistants essentiellement composé de Juifs, entament des actions de sabotage et de neutralisation de grande envergure des points stratégiques d’Alger et des batteries côtières de Sidi Ferruch. Vichy considère ce débarquement comme une « agression »; les batteries françaises pilonnent les embarcations alliées; à Alger, on dénombre plus de soixante morts parmi les GIs. Robert Murphy, l’envoyé de Roosevelt en Afrique du Nord signe néanmoins un cessez-le-feu avec l’amiral Darlan. L’arrêt des combats est exigé « au nom du Maréchal »; Darlan obtient des Américains le maintien de la souveraineté vichyste en Afrique du Nord 10.  

L’année 1943

Darlan assassiné 11, le général Henri Giraud est imposé par les Américains contre la volonté du général de Gaulle. Abraham Cohen-Tannoudji écrit alors le 2 janvier 1943 : « Je crois comprendre que les Anglo-Saxons laissent faire (Giraud) en attendant que leurs positions en Afrique du Nord se renforcent davantage et sachant qu’un débarquement en France, c’est avec d’autres qu’ils doivent compter. Ne nous étonnons donc pas de voir ces anomalies et ces contradictions tous les jours ici » 12. La période qui s’ouvre regorge en effet de contradictions. Le général Giraud continue de reprocher aux Juifs d’avoir « trop bruyamment manifesté leur joie au passage des troupes américaines », et « d’aspirer à leur revanche puisqu’ils demandent avec véhémence l’abolition de toute législation antijuive ». L’aspect le plus indigne de cette période réside dans le maintien de la France de Vichy dans l’Algérie pourtant libérée. Ainsi, les lois antijuives ne sont-elles pas abrogées; le Service des questions juives continue d’exister; certains Juifs sont internés, car accusés d’être associés à l’assassinat de Darlan le 24 décembre 1942; la presse sécrète encore son venin; des Juifs sont attaqués lorsqu’on les surprend en train de sympathiser avec des GIs américains. Peu de temps après l’arrivée de Giraud, notre témoin familial brosse un tableau cinglant de la situation : « je suis fatigué de penser à la situation actuelle de l’Algérie. Nous sommes entre les mains d’un groupe de militaires butés. La République ou plutôt la France a failli être perdue pendant l’Affaire Dreyfus par la faute de l’orgueil de cette caste militaire qui n’a jamais voulu reconnaître ses erreurs. Aujourd’hui aussi, Giraud et ses acolytes maintiennent la politique de Pétain au détriment de l’intérêt de la République. »

Cette ambivalence vichysso-résistante trouve son apogée quand le général Giraud confirme l’abrogation du décret Crémieux. Le plus ahurissant, c’est qu’il se trouve certains dirigeants français israélites pour abonder dans le sens d’une seconde abrogation; l’historien Michel Abitbol a ainsi relevé les propos qu’un certain Robert Lévi avait tenu en décembre 1942 auprès du diplomate Robert Murphy, le nouveau délégué de Roosevelt à Alger : non seulement Robert Lévi ne pense pas qu’il soit « opportun » de rétablir le décret Crémieux, mais estime qu’il ne faut pas supprimer toutes les mesures d’exception à l’encontre des Juifs indigènes 13. Notre témoin familial fait d’ailleurs directement allusion à cette démarche : « les Juifs d’ici continuent à se démener. Un premier groupe demande purement et simplement le retour à la citoyenneté française. Une seconde demande que seuls les Juifs d’origine française [aient droit à recouvrer leur droit], quant aux Juifs algériens, ils resteront indigènes comme les Arabes ». La raison invoquée est celle relatée par Abraham Cohen-Tannoudji, lorsqu’« une délégation d’israélites [vient demander au général Catroux] d’abroger les décrets pris contre eux », celui-ci refuse en prétendant que « les Allemands sont encore en Tunisie »!

Le 14 mars 1943, soit près de trois ans après Pétain, le général Henri Giraud abroge donc officiellement une seconde fois le décret Crémieux. Notre témoin joint à son journal personnel une coupure de presse restituant les propos de Giraud : « des lois de discrimination raciale imposées à la France par les nazis n’existent plus. Une ordonnance est promulguée déclarant nulle la loi du 2 juin 1941 et tous les décrets s’y attachant […]. Dans la même volonté d’éliminer toute discrimination raciale, le décret Crémieux qui avait établi en 1870 une différence entre les Indigènes musulmans et israélites est abrogé. Que les Musulmans ne prêtent pas l’oreille aux conseils intéressés que ne cesse de leur prodiguer la propagande germano-italienne. Les Allemands, comme les Italiens, ont montré trop souvent comme ils savaient traiter les non aryens pour qu’on se laisse prendre à leurs discours. Quant aux rapports entre Musulmans et Israélites, ils doivent être ceux d’hommes appelés à se compléter économiquement, celui-ci travaillant à l’échoppe, celui-là dans le bled, sans que l’un ait le pas sur l’autre, la France assurant à l’un et à l’autre sa sécurité et sa tranquillité. J’ai trop vécu en Afrique du Nord pour ne pas être convaincu que la chose est possible et même facile. J’ai confiance dans le bon sens de tous pour qu’elle se réalise » 14. Le lendemain, notre observateur familial exprime son sentiment révolté, sans doute largement partagé par les Juifs d’Algérie : « la réaction de nos coreligionnaires est vive contre les décisions de Giraud. Il continue sa politique raciale. La façon avec laquelle il a motivé l’abrogation du décret Crémieux est abominable : « le juif dans son échoppe, l’arabe dans le bled ». » D’ailleurs Abraham Cohen-Tannoudji discerne bien les contradictions de Giraud, qui, sous couvert d’égalité entre Juifs et Arabes, reste profondément méprisant et colonial : « outre qu’il incite les Arabes contre les Juifs pour qu’ils n’obtiennent pas la citoyenneté française, il avise les Arabes que ce point ne leur sera jamais accordé. Giraud oublie que les Arabes n’aiment pas à être français. Beaucoup d’intellectuels arabes ont demandé à Roosevelt à ce que l’Algérie devienne un dominion américain. » Cette deuxième trahison de la France ne pousse-t-elle pas certains Juifs d’Algérie à s’interroger sur leur choix politique? Ainsi, Abraham Cohen-Tannoudji ne souscrit-il pas le 4 avril 1943 (sous l’identité d’André Tenoudji) à l’Union Sioniste Algérienne? Cette déception juive, illustrée familialement ici, est à rapprocher de celle concomitamment exprimée par beaucoup d’Algériens musulmans : c’est précisément le 31 mars 1943 que le nationaliste Ferhat Abbas, accompagné de trente autres personnalités algériennes, publie le Manifeste du peuple algérien. Ferhat Abbas pressent bien le piège du pseudo argument « antiraciste » du général Giraud lorsqu’il déclare aux Américains en avril 1943 que « nous ne nous opposons pas aux démarches des Juifs pour récupérer leurs droits de citoyens français; nous ne voulons pas d’égalité par le bas. » 15

Bien qu’en parallèle, les dispositions législatives concernant le numerus clausus et les spoliations économiques soient abolies, certaines humiliations demeurent. Ainsi, le lait que la Croix Rouge américaine distribue aux enfants algérois est-il refusé aux petits juifs : « il a fallu un deuxième avis dans le journal « sans distinction de race ou de religion » pour que l’on consente à en donner aux Juifs ». Un autre aspect discriminatoire réside dans l’impossibilité pour les Juifs algériens de rejoindre l’armée française régulière. L’ancien combattant de 14-18, Abraham Cohen-Tannoudji, s’en émeut : « l’autorité militaire spécifie dans les avis imprimés dans les journaux que les Juifs sont « éliminés des emplois demandés par les services militaires » ». En réalité, les Juifs sont incorporés dans des unités de Pionniers, dites « Compagnies de travailleurs »; Giraud a une nouvelle fois justifié cette discrimination à l’encontre des Juifs avec le même argument selon lequel les engagés indigènes dans la nouvelle armée française n’accepteraient pas d’y côtoyer des Juifs. Parmi les jeunes hommes d’Algérie en âge d’être incorporés, seuls les Juifs, à la différence des Européens et des Arabo-Berbères, sont donc affectés à ces unités non combattantes; les anciens officiers juifs ne sont même pas réintégrés dans l’armée. Ces unités de Pionniers s’avèrent en réalité des bagnes, où les conditions de vie sont bien déplorables; une fraction incorpore les « Corps Francs ». Trois groupes de camps sont ainsi créés : ceux de Bedau, Bossuet et Magenta dans l’oranais, El Guerra et Télgerma dans le constantinois et Chéragas près d’Alger 16. Selon notre témoin, Giraud adopte « la même politique que Vichy avec en plus le style jésuitique. Il nous rend cet honneur d’enrégimenter les Juifs pour défendre la Patrie dans des compagnies de Pionniers. Cela sent toujours du Goebbels ». En juin 1943, les unités de Pionniers sont enfin dissoutes. C’est alors qu’on y apprend les terribles conditions de vie des internés. Notre témoin Abraham est alors informé de la mort de son neveu Fernand : « je viens d’apprendre une bien triste nouvelle. Fernand mon neveu qui n’a pas donné de ses nouvelles depuis février 1943 est tué ». Notons qu’à ce jour, alors qu’on célèbre aujourd’hui, à juste titre, les « indigènes » de l’armée d’Afrique qui ont participé à la Libération de la Tunisie, de l’Italie et de la métropole, ce sombre épisode vichyste et « post-vichyste » est toujours ignoré par les gouvernements français successifs 17.

En fin de compte, comment expliquer une telle ambivalence française en Algérie? Est-ce la crainte de l’administration française de voir finalement les Allemands victorieux en Tunisie qu’ils viennent d’envahir, et de menacer en retour l’Algérie, comme le signale notre témoin familial : « la retraite de Rommel vers la Tunisie inspire des inquiétudes à beaucoup de gens. La Radio de Vichy ne dit-elle pas que Rommel va encercler l’armée en Tunisie par le département de Constantine? » En réalité, ce manque d’empressement est avant tout idéologique; il se mesure à plusieurs reprises par la forte rémanence de l’esprit vichyste et une absence de soutien français envers les Alliés : « on parle que les Alliés ne veulent pas de soldats français combattant en Tunisie. Les Français d’ici ne veulent pas se battre »; « nous sommes dans l’impression d’un malaise. On sent que les gens, certaines gens, ne désirent pas la victoire en Tunisie. » Il faut ainsi attendre mai 1943 et la défaite définitive des forces de l’Axe en Tunisie pour qu’« enfin le général Giraud [fasse] supprimer des lieux officiels les effigies et photographies du maréchal Pétain »! 18

Abraham Cohen-Tannoudji relate toutes les étapes clés du conflit. Il suit quasiment quotidiennement la situation sur les fronts russes et tunisiens. Une joie immense est ressentie quand Stalingrad tombe. Les véritables perspectives de la Libération se font jour pour les Juifs maghrébins lorsque, le 7 mai 1943, les Allemands sont chassés de Tunis. Le 30 mai 1943, les évènements se précipitent; selon Abraham Cohen-Tannoudji qui poursuit la rédaction de son journal personnel, Charles « de Gaulle [arrive] enfin à Alger », et les « gens se sentent soulagés ». Pourtant, le décret Crémieux n’est encore pas rétabli! Abraham Cohen-Tannoudji s’interroge d’ailleurs sur l’attitude des Américains : « entre ce qu’ils disent et ce qu’ils font, il y a un abîme. Ils ne veulent pas de de Gaulle et pourtant ils savent que Giraud est un vichyste ». Notre témoin reconnaît ensuite que cette situation n’incombe pas seulement aux libérateurs anglo-saxons, mais à la persistance de l’esprit vichyste en Afrique de Nord : « depuis plus de six mois, j’ai négligé d’écouter la radio de Londres, croyant que maintenant le poste d’Alger est l’équivalent de celui de Londres. Hélas! Je constate qu’ici c’est presque toujours la même technique d’avant le 8 novembre [1942] qui existe. Tandis qu’à Londres c’est un esprit vigoureux contre l’Allemagne et [en faveur du] relancement de la France qui y est déployé, ici c’est la stagnation. Que doit-on conclure? » 19 Il faut attendre le 21 octobre 1943 pour que « le décret Crémieux abrogé par Pétain, abrogé une deuxième fois par Giraud le 18 mars 1943 [soit] remis en vigueur par le comité de la Libération » 20. L’ensemble des conscrits juifs d’Algérie, honteusement incorporés jusqu’alors dans les unités de Pionniers, réintègrent alors l’armée régulière lorsque le comité de la Libération se crée à Alger. C’est le cas des neveux d’Abraham Cohen-Tannoudji qui s’enrôlent dans les armées de la France Libre. Mais la guerre est loin d’être achevée. Pour Abraham Cohen-Tannoudji, l’espoir se tourne vers les « magnifiques » et « admirables » Russes, qui « remportent succès sur succès » 21; après le débarquement en Italie qui est suivi avec une grande attention, l’autre attente réside dans l’ouverture d’un second front en Europe continentale.

Si Abraham commente l’actualité et y adjoint très souvent des coupures de presse, son journal personnel est aussi le lieu où il relate sa vie personnelle et familiale. À travers des notes de comptabilité, on ressent la précarité matérielle de la famille. Abraham fait aussi référence à ses soucis de santé. Il écrit : « Pénible et bien pénible la vie, moralement et matériellement que je mène en ce moment. Quelle en est l’issue? » Il loue souvent la dignité et le courage de son épouse Sarah. On y trouve aussi, non sans ironie, connaissant la suite des événements, une exigence permanente pour la scolarité de son fils aîné Claude. Il y a dans le journal nombre d’inquiétudes sur son parcours scolaire et son entrée en sixième. Et combien de fois Abraham trouve son fils Claude « étourdi » et « distrait ». Claude sera récompensé par le prix Nobel de physique en 1997… Son second fils Gilles lui donne par contre entière satisfaction; il parle peu de sa fille Josselyne qui est alors une enfant de 3 ans.

Conclusion

Comme les archives administratives sont bien impersonnelles, il est souvent bien difficile de rendre compte du vécu des individus durant la Seconde Guerre mondiale, de mesurer ce qu’ont enduré les Juifs d’Afrique du Nord au quotidien. La microhistoire individuelle ou familiale sonde l’Histoire de façon plus incarnée. Ce journal personnel illustre bien cette dimension-là, sans anachronisme et sentimentalisme excessif, et de ce fait, permet de mesurer la véritable amplitude qu’a pu provoquer l’onde de choc de la Shoah en Afrique du Nord. Cet aspect historique est d’autant plus important que, rétroactivement, les mauvais souvenirs des Juifs d’Algérie ont eu tendance à se dissiper au profit d’autres, plus heureux. C’est vrai pour la période Vichy, c’est encore plus vrai à propos du pogrom d’août 1934 à Constantine. En 1945, la République ayant repris définitivement ses droits (pour les seuls Français d’Algérie), et à l’instar de leurs frères de métropole, une nouvelle émancipation des Juifs algériens s’enclenche. Un répit d’une dizaine d’années seulement, car d’autres éléments géopolitiques vont une nouvelle fois affecter collectivement cette communauté séfarade. Mais ce laps de temps aura permis de cicatriser bien des blessures accumulées entre 1934 et 1944.

Pour conclure, je citerai les propos qu’Abraham Cohen-Tannoudji tient le 1er janvier 1943 dans son journal :

« Qu’est-ce que le temps?

Le temps c’est une « éternité inconsciente »

Où et quand il commence?

Où et quand il se termine?…

On dit : « l’année 1943 verra… », « l’année 1943 apportera… ».

Fiction.

C’est la préparation, c’est le travail qui retardera ou apportera la victoire.

L’homme prend pour « temps » son action, son mouvement.

Le mouvement actuel des alliés, c’est-à-dire leur préparation, est réel, concret.

Ce n’est donc pas à une date déterminée que surgira la victoire. Elle peut être de suite aussi bien que plus tard. »

Notes:

  1. Se cf. Denis Cohen-Tannoudji Les Enfants d’Yishmael, Hermann, Paris 2010.
  2. La bataille du Chemin des Dames, aussi appelée seconde bataille de l’Aisne ou « offensive Nivelle » a lieu pendant la Première Guerre mondiale
  3. Témoignage de Fortunée Zerbib née Cohen-Tannoudji, Marseille 2004.
  4. Voir Robert Salomon Attal, Les émeutes de Constantine, Paris, Romillat, 2002.
  5. Le Decret Crémieux accordant la citoyenneté française aux Juifs d’Algérie avait été instauré par Adoplphe Cémeieux, Ministre de la Justice de la toute jeune IIIe République en 1870.
  6. Henri Msellati, Les Juifs d’Algérie sous le régime de Vichy, Préface de Benjamin Stora, l’Harmattan, Paris 1999, pages 65-71.
  7. Jean Laloum, L’Aryanisation économique des biens juifs en Algérie, épisode méconnu du régime de Vichy, Le Journal des Tournelles, Paris Janvier 2004, pages 10-23.
  8. Henri Msellati, op. cit., page 88.
  9. José Aboulker, né le 5 mars 1920 à Alger et mort le 17 novembre 2009 à Manosque, fut un médecin et résistant français. Il est Compagnon de la Libération.
  10. Henri Msellati, op. cit., pages 173-196.
  11. Darlan a été assassiné par un jeune étudiant, Fernand Bonnier de La Chapelle. Arrêté, il est jugé de manière expéditive, condamné à mort et exécuté. Le commanditaire de l’assassinat était le monarchiste Henri d’Astier de La Vigerie, qui imaginait donner le pouvoir au « comte de Paris » et le commandement militaire à de Gaulle pour unir les autorités de Londres et d’Alger dans un effort de guerre commun.
  12. Voir Abraham Cohen-Tannoudji, journal personnel de l’année 1943, Alger, 1943, Archives Particulières, journée du 2 janvier 1943.
  13. Michel Abitbol, Le passé d’une discorde, Juifs et Arabes du VIIe siècle à nos jours, Perrin, Paris 1999, pages 380-381. Il ne faut néanmoins pas généraliser : exilé à New York, le Baron Edmond de Rothschild, alors Président du Consistoire israélite de France et d’Algérie, manifeste « sa peine et son indignation » face aux décisions de Giraud, in Henri Msellati, op. cit., page 233
  14. La Dépêche algérienne, Alger, 15 mars 1943, Archives particulières.
  15. Se cf. Benjamin Stora, Les trois exils, Juifs d’Algérie, Stock, Paris 2006, page 97.
  16. Henri Msellati, op. cit., pages 204-206.
  17. Par contre, alors qu’aucun soldat allemand n’a foulé le sol algérien durant la guerre, la République fédérale d’Allemagne a reconnu les anciens internés de ces camps de Pionniers comme étant des victimes du régime nazi. in Norbert Bel Ange, Quand Vichy internait ses soldats juifs d’Algérie, Bedeau, sud oranais, 1941-1943, L’Harmattan, Paris 2006.
  18. Abraham Cohen-Tannoudji, op. cit., 24 janvier, 9 février, 1° avril et 27 mai 1943.
  19. Abraham Cohen-Tannoudji, op. cit., 30 mai, 4 juillet et 9 septembre 1943.
  20. Abraham Cohen-Tannoudji indique aussi que la remise en vigueur du décret Crémieux coïncide avec la fête juive de « Shemini ‘Hag Hatzeret », op. cit., 21 octobre 1943.
  21. Op cité note 21.
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