RENCONTRE DE MARRAKECH : « JUDAÏSME MAROCAIN, UNE MAROCANITÉ EN PARTAGE »
PAR ELIE BENCHETRIT
Des rencontres, organisées par le Conseil de la communauté marocaine à l’étranger (CCME), se sont tenues à Marrakech, du 12 au 18 novembre dernier sur le thème : « Judaïsme marocain : pour une marocanité en partage ». 1 Nous avons demandé à Elie Benchetrit, journaliste et membre de la délégation canadienne, de nous écrire un texte personnel à son retour du Maroc.
« Mon pays, point de rencontre des civilisations arabo-islamique, africaine et judéochrétienne, est fidèle à une tradition immuable de modération, de coexistence et de compréhension mutuelle.
Et la réalité de la cohabitation religieuse est tangible. Mosquées, synagogues et églises se côtoient dans différentes villes du Royaume. C’est cette image que nous souhaitons dessiner dans les esprits de nos enfants. C’est cet héritage que nous voulons leur léguer. Et c’est ce message de paix que nous sommes venus livrer, en donnant à l’éducation, la place de choix qui lui revient unanimement… »
Extrait du message royal adressé par Sa Majesté le Roi Mohammed VI aux participants à la table ronde de haut niveau au siège de l’ONU sur « Le pouvoir de l’éducation pour prévenir le racisme et la discrimination : le cas de l’antisémitisme ». (26 septembre 2018, à New York).
Organisé par le Conseil de la communauté marocaine à l’étranger en partenariat avec le Conseil des communautés israélites du Maroc, et avec la contribution du ministère de la Culture et de la Communication, de la Fondation du patrimoine judéomarocain, du Musée du judaïsme marocain, de L’Association des Amis du Musée du judaïsme marocain, de l’Alliance israélite universelle, cette rencontre qui s’est tenue du 12 au 18 novembre dernier, a réuni quelque 250 participants marocains juifs et musulmans résidant à l’étranger (États-Unis, Canada, Argentine, Mexique, France, Belgique, Pays-Bas, Espagne). Dans les salons du prestigieux Savoy Grand Hôtel, on croisait des personnalités de la société civile, des enseignants, des leaders d’opinion, des hommes et des femmes d’affaires, des journalistes, des chercheurs et des artistes, venus de partout afin d’échanger sur le thème du judaïsme marocain. Les participants ont eu la possibilité d’assister tout au long de ce congrès à de nombreux ateliers et conférences qui leur ont permis de se familiariser avec des problématiques reliées à l’histoire, la mémoire ainsi qu’à la résilience et la persistance du judaïsme marocain. « L’exception marocaine », terre de civilisations, de métissages culturels et de vivre ensemble fut également mise de l’avant par les organisateurs qui firent souvent référence à la célèbre citation de feu S.M le Roi Hassan II qui déclarait de son vivant que « lorsqu’un juif s’expatrie, le Maroc perd un résident, mais il gagne un ambassadeur ».
La volonté de se réapproprier cette histoire singulière que sous-tend le concept de la « marocanité en partage », caractéristique omniprésente chez les musulmans et les Juifs et souvent dénominateur commun lorsqu’il s’agit de définir cette identité singulière, figurait parmi les autres motifs qui ont abouti à la tenue de cette rencontre.
Un questionnement quasi permanent pour les communautés juives de la diaspora :
• Que signifie au XXIe siècle, être marocain lorsque l’on vit à l’extérieur du Maroc et comment préserver notre spécificité dans nos pays d’accueil ?
• Comment les communautés marocaines à l’étranger peuvent-elles assumer un rôle de trait d’union entre pays d’origine et terre d’accueil?
• Comment préserver et promouvoir l’exception marocaine? Comme le disait si bien un des organisateurs de l’événement : « l’ambition de cette rencontre n’est pas d’apporter des réponses à ces questions, mais de prolonger la réflexion ».
Réflexions sur un retour au cœur du Maroc profond
Avoir été choisi pour intégrer la délégation montréalaise, forte d’une trentaine de participants venus d’horizons les plus divers, a été tout d’abord pour moi, un motif de fierté et également de curiosité par rapport au thème de la rencontre. J’ai voulu toutefois, avant mon départ, question de prendre mes repères, plonger dans la relecture d’un ouvrage clé de feu Robert Assaraf, Juifs du Maroc à travers le monde, paru en France en 2008. Une manière comme une autre de me transporter dans une histoire qui me colle à la peau depuis que les hasards de mes exils en Europe, puis en Amérique du Nord m’ont fait comprendre qu’assumer ma judéomarocanité face à la majorité de mes interlocuteurs croisés au hasard de mes rencontres, prenait la forme d’un exercice parfois complexe, souvent pédagogique.
Je dois avouer que je me suis senti presque toujours, Tangérois plus que Marocain, un produit d’un atavisme persistant et très commun chez celles et ceux qui sont nés dans cette ville jadis internationale.
Dans sa préface du livre de Robert Assaraf, l’historien Patrick Girard écrit : « Zakhor » (Souviens-toi). C’est selon l’historien et penseur contemporain, Haïm Yossef Yerushalmi, le concept clé de l’historiographie juive, l’ardente obligation de faire mémoire des jours passés dont une prière émouvante psalmodiée par les fidèles, demande le retour : Tehadesh yamenou kékedem! (Renouvèle la splendeur des jours d’antan). Alors je me suis souvenu, en revoyant les photos de mon arrière-grand-père paternel accoutré de la djellaba traditionnelle berbère et de son bonnet juif typique, qu’il était originaire du Tafilalet, et que sa famille, dont mon grand-père, avait, en raison de la famine, émigré tout d’abord à Meknès pour se rendre quelques années plus tard à Tanger, des voyages qui relevaient d’une aventure incertaine, effectués, il faut le souligner, à dos de mulet sur des routes peu sûres.
En visitant l’exposition à Marrakech de photos prises par le délégué général de l’Alliance israélite universelle, feu Elias Harrus : « Portraits de juifs marocains de l’Atlas et du Sahara », j’ai été ému devant ces visages de vieillards, de jeunes, de femmes et d’enfants qui m’ont renvoyé à mon aïeul et donc à mes racines ancrées dans une terre dont je me réappropriais.
J’avais ajouté au fil des ans, à mon caractère cosmopolite, une certaine touche de marocanité où se mêlaient le judaïsme d’extraction berbère de mes ancêtres, le rite séfarade de mes prières et, bien entendu, le syncrétisme hispanique des Tangérois, sur fond de culture française. J’ai essayé, sans avoir toujours trouvé les vraies réponses, de me définir aujourd’hui comme juif marocain résidant au Canada. Je pense avoir des fragments de réponses grâce à ce voyage et je m’en réjouis.
Je me réfère souvent à l’Histoire comme point de repère dans ma démarche identitaire et je garde en mémoire que près de 300 000 Juifs vivaient au Maroc au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Cette communauté ne compte aujourd’hui que quelque 2 000 individus concentrés majoritairement à Casablanca. Tanger, ma ville natale, n’en compte hélas qu’une quarantaine, la plupart d’entre eux résidant dans une maison de retraite communautaire. Marrakech en compte 138 d’après le président de la communauté, Jacky Kadoch. Ces exemples ne signifient point la disparition du judaïsme marocain, comme l’explique fort bien Robert Assaraf dans son ouvrage, car environ un million de personnes dans le monde, installées pour la plupart en Israël et ailleurs dans le monde « continuent à maintenir intactes leurs traditions culturelles et cultuelles ».
Le grand exode du judaïsme marocain qui débute à l’aube de l’indépendance de ce pays et qui se poursuit massivement lors des guerres de Suez en 1956, des 6 jours en 1967 et de Kippour en 1973 a vu cette population se disperser aux quatre points cardinaux de la planète. Pourtant la composante identitaire marocaine chez ces juifs, loin d’être un mince vernis appelé à disparaître au gré des ans, reflète souvent une réalité bien enracinée dans le subconscient de la majeure partie de cette diaspora. Je tiens cependant à souligner que des esprits chagrins, issus de cette diaspora même, et adeptes d’un manichéisme ignorant les nuances, vous diront que tout ce que je viens d’écrire n’est qu’un faux débat pour intellectuels, voire des « Juifs de Cour »qui voudraient réécrire, pour l’embellir, l’histoire des Juifs du Maroc. En ce qui me concerne, je partage au contraire cette réalité de nombreux historiens du judaïsme marocain qui nous rappellent, preuves à l’appui, que la vie des Juifs au Maroc tout au long de leur deux mille ans d’histoire dans ce pays, loin d’être paradisiaque, avec ses périodes sombres et tragiques ne fut pas, tant s’en faut, toujours infernale comme ce fut souvent le cas dans l’occident chrétien.
Pour revenir à ce séjour d’une semaine à Marrakech, je dois, sans l’ombre d’un doute, et ce,malgré le caractère subjectif de mon témoignage souligner quelques épisodes qui m’ont marqué. J’ai passé une semaine inoubliable où j’ai pu non seulement constater de visu, mais également appréhender la notion de « l’exception marocaine » à travers ses diverses composantes et réaliser à travers mes nombreuses conversations avec des participants aussi bien juifs que musulmans le lien indéfectible qui nous unissait en tant que Marocains, toutes confessions confondues, attachés à des valeurs solides communes : le dialogue, le partage et la solidarité, et pourquoi pas une certaine fierté. Le temps fort de cette rencontre fut indéniablement la présence d’une imposante délégation israélienne composée de personnalités illustres issues de la société civile israélienne dont l’Ambassadeur Yehuda Lancry accompagné en permanence par son ami musulman d’enfance de Boujade, sa ville natale, le professeur Simon Serfaty, le célèbre chirurgien orthopédiste et professeur Michael Soudry, le professeur Joseph Chetrit, le journaliste Daniel Bensimon, pour ne citer qu’eux. Entendre parler hébreu haut et fort comme le font souvent les Israéliens dans les salons et les salles de conférence et celles du restaurant d’un hôtel du Maroc, pays membre de la Ligue Arabe, m’a fait comprendre qu’il n’y avait pas de fatalité dans la guerre et que ce n’était point un hasard si feu S.M Hassan II avait été le premier chef d’État arabe à braver les tabous en recevant Shimon Peres à Ifrane en 1986 et que le Maroc avait non seulement un rôle à jouer comme médiateur dans le conflit israélo-palestinien, mais qu’il devait l’assumer par l’entremise d’un dialogue franc et direct entre ses citoyens juifs et musulmans. Un détail, qui pour moi fut significatif au cours de mon séjour à Marrakech lors d’une visite dans une coopérative de produits de beauté et d’épices, fut le fait que la présentatrice, Marocaine musulmane, s’adressa à notre groupe qui comptait de nombreux Iraéliens, dans un hébreu parfait. Aurait-on imaginé cette situation au cours des années qui ont suivi l’indépendance du Maroc?
Robert Assaraf concluait son livre par ces phrases : « Le Maroc et ses communautés juives constituent un véritable cas d’école.
Aucune autre communauté juive au monde n’a, en effet, conservé un rapport aussi fort et aussi fructueux avec sa terre d’origine, un rapport d’autant plus intense qu’il ne recèle rien de conflictuel… Loin d’être une quelconque nostalgie, l’identité juive marocaine est une certaine conception du monde. C’est peut-être ce qui explique qu’elle a survécu aux bouleversements décrits dans ce livre, car ils n’étaient pas de nature à déraciner une manière d’être ou à entraver le renouveau du judaïsme marocain. »
* Dialecte judéo-espagnol parlé par les Juifs du nord du Maroc où l’espagnol est prédominant et comprenant des mots et des expressions en hébreu et en arabe.
Notes:
- Voir à ce sujet dans ce même numéro du LVS : Elias Levy, « Juifs et Musulmans marocains se sont rencontrés à Marrakech. Entrevue avec deux membres de la délégation du Canada, le Dr William Déry et Abdelghani Dades ». ↩
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