PSYCHANALYSE ET JUDAÏSME
ENTRETIEN AVEC MARC-LÉOPOLD LÉVY PAR SONIA SARAH LIPSYC
Marc-Léopold Lévy est psychanalyste à Paris depuis 1969, membre notamment de la FEP (Fédération européenne de psychanalyse). Il a accepté de répondre à nos questions portant sur certains passages de son dernier ouvrage « Éclats de jouissance. Éthique et psychanalyse », édition Erès, Paris, 2018. Nous l’en remercions ainsi que Zaida Yiska Mathieu pour la transcription de cet entretien dont nous avons généralement gardé l’aspect oral et spontané des réponses. Dr Sonia Sarah Lipsyc est rédactrice en chef du LVS et directrice de Aleph – Centre d’études juives contemporaines.
Vous mentionnez souvent dans votre ouvrage l’Éthique juive et celle de la psychanalyse.
Comment définiriez-vous l’une et l’autre? Se rencontrent-elles?
C’est tout mon livre… toutes les deux sont des éthiques de la parole. Dans les dix commandements, il y a les conditions de la Parole – comment peut-elle continuer à exister sans que ce soit un langage tyrannique– et dans la psychanalyse c’est à peu près pareil… Sauf que L’Éternel qui nous a fait sortir d’Égypte est remplacé par le lieu de l’Autre, le lieu de tous les signifiants. L’éthique de la psychanalyse est une éthique qui est sans Dieu.
Elles se rencontrent – c’est plus que cela! Pour moi la psychanalyse descend et vient du judaïsme, c’est une laïcisation spécifique du judaïsme.
Vous écrivez « Les juifs interprètent le Houmash (la Torah ndr) comme la psychanalyse travaille les rêves » (p. 209). Que voulez-vous dire par là?
Je l’exprimerais plutôt ici dans l’autre sens : la psychanalyse interprète les rêves comme les juifs interprètent le Houmash parce que ce sont les mêmes règles de compréhension. L’une des règles d’interprétation de Hillel, énonce qu’on peut lire autre chose que ce que l’on entend ou entendre différemment ce que l’on lit 1. Par exemple, si dans un rêve qui parle d’un rat puis d’un chat, on peut entendre rachat (…). Il est question dans le rêve de racheter. Ça c’est dans les règles de l’interprétation d’Hillel – cette manière de contracter les mots – qui sont les mêmes que dans l’interprétation des rêves par la psychanalyse. On peut entendre cheveu, ça peut vouloir dire je veux, etc. C’est une certaine façon de lire les commentaires dans le Talmud ou dans la Kabbale, (les deux Kabbales, la Kabbale des lettres et même après celle du Zohar, la Kabbale espagnole) qui est commune avec la psychanalyse.
Quels autres points communs discernez-vous ou reprenez-vous dans d’autres travaux, entre psychanalyse et judaïsme?
Les points communs par exemple, je pourrais dire comme ça, très brièvement, la phrase du Pirke Avot 1 ; 14 : « Si je ne suis pas pour moi qui le sera et si je ne suis que pour moi, que suis-je? » 2. Cette phrase-là, c’est ce que tente de résoudre la psychanalyse parce que ce n’est pas évident de dire les deux à la fois. Si on est un homme, on sera plus du côté de « si je ne suis pas pour moi, qui le sera? ». Et le féminin ou les femmes, elles, sont plus du côté « si je ne suis que pour moi, que suis-je ? ». Et la 3e partie, c’est « si je n’étudie pas maintenant, (c’est-à-dire la Tora), quand? ». Et on pourrait dire : si je ne fais pas une psychanalyse maintenant, quand?
Vous rappelez, par exemple, ce propos ô combien éclairant du rabbin Léon Askénazi (1922-1996) : « Qu’est- ce qu’une bénédiction des plus exactes? C’est la définition de l’essence de ce qu’un être représente et le souhait que cette essence devienne féconde. » Et vous ajoutez « c’est aussi l’une des finalités de la psychanalyse » (p. 197).
Oui c’est une phrase du Rabbin Léon Askénazi qu’on appelle Manitou, – c’est son nom de totem quand il était aux Éclaireurs israélites – que j’ai connu. Les deux veulent dire la même chose, c’est-à-dire que l’essence d’un être – on pourrait dire en hébreu les trois appellations de l’âme dont la neshama 3, que l’essence donc totale d’un être croisse et devienne productive.
Le professeur d’hébreu de Kafka, qui s’appelait M. Langers, disait que la psychanalyse c’est comme la Kabbale, ça veut mettre au jour les étincelles de la petite enfance, c’est-à-dire les pulsions d’avant le refoulement, et qu’on peut se servir de tout, même des mauvais penchants. Ce n’est pas une opposition du bien et du mal, ce n’est pas le bien contre le mal, c’est se servir du mal pour faire le bien, en commençant par l’accepter en nous-mêmes. On a besoin du mal, ça c’est très juif aussi, ce n’est pas une opposition. Les mauvaises pensées ou le mauvais penchant (en hébreu le « yetser hara »), on doit s’en servir parce qu’il est toujours là. On doit s’en servir de façon positive pour soi, pour les autres ou pour l’Éternel pour les croyants.
Vous abordez parfois des personnages bibliques, au regard de la psychanalyse. Par exemple, qu’aurait compris Caïn s’il s’était allongé sur le divan d’un psy? Qu’est-ce qu’une cure, comme vous l’évoquez, aurait changé pour lui et symboliquement pour nous?
Comme je le dis dans mon livre, le problème qu’une cure aurait changé, c’est que Cain et Abel ne seraient pas collés au pur signifiant de leur nom. Abel, en hébreu Evel signifie l’évanouissement, la buée, la dispersion et Caïn l’élection, la haine et la jalousie. Pourquoi ? Car Caïn était le premier et Ève dit à son sujet : « je l’ai fait avec Dieu » 4. Mais elle ne dit pas ça d’Abel qui n’est nommé que comme frère de Caïn. Abel, buée, dispersion, etc. Si tous les deux avaient fait une analyse, ils n’auraient pas été collés aux signifiants de leurs noms, à ce que veulent dire leurs noms comme c’est le cas dans l’histoire biblique. Avec une psychanalyse, ils auraient pu se détacher de ça, prendre des distances par rapport à ce que le nom leur a imprimé.
Pour nous, ça représenterait la possibilité de se dégager un peu des identifications pesantes. Par exemple, vouloir être comme papa a dit ou comme la communauté veut qu’on soit, etc. Vouloir ne pas coller à ce qu’en pense autrui, ce que l’autre en général, les parents ou l’entourage exigent de nous. On peut prendre des distances par rapport à ça même si notre désir vient toujours de l’autre, on peut aussi toujours trouver la place pour sa propre volonté de faire des choses. Mais c’est douloureux, et il faut en sentir le besoin.
Vous évoquez d’abondantes références juives, des textes fondamentaux ou des penseurs, dans votre ouvrage. Quelle est la place des études juives dans votre quotidien? Quelles sont celles qui vous inspirent le plus? Ces sources vous aident-elles dans votre pratique de la psychanalyse?
J’étudie toujours, je travaille toujours des questions, mais je ne peux pas dire de telle heure à telle heure je prends des bouquins sur le Talmud, sur le Zohar. D’ailleurs, je travaille plus le judaïsme que je ne lis d’autres travaux psychanalytiques à part ceux de Lacan et de Freud. Ça ne me quitte pas. Il y a toujours une place pour la lecture de la pensée juive. Je lis très souvent des commentaires sur le Talmud ou des livres mystiques ou d’autres qui parlent des fêtes juives, enfin je lis toujours de la pensée hébraïque, de la pensée juive et je lis toujours les textes fondamentaux de la psychanalyse.
Oui ça m’aide. Je suis fait comme ça, donc je psychanalyse comme je suis ; et comme j’ai toujours été nourri à ces deux sources, alors évidemment je psychanalyse avec ce que je suis, donc avec ça. J’avais neuf ans quand je suivais déjà les cours du rabbin David Feuerwerker (1912-1980) qui enseignait à la synagogue des Tournelles avant d’immigrer d’ailleurs à Montréal.
L’une des journées que nous avions organisées au Centre d’études juives d’ALEPH à Montréal, il y a quelques années, notamment avec la professeure Anne-Elaine Cliche (UQAM) s’intitulait : « Fallait-il être juif pour être psychanalyste? ». Que répondriez-vous à cette question?
Je pense qu’il fallait être juif, mais être juif laïc, c’est-à-dire ne pas être pratiquant ni croyant. Freud était nourri de pensée juive. Il en connaissait beaucoup plus qu’il ne l’avoue, parce que ce qui l’intéressait c’était que la psychanalyse sorte de la famille et de son entourage juif et devienne universelle. Il a toujours donné des exemples de la mythologie grecque ou de Shakespeare, etc. Mais il avait fait des études bibliques, il connaissait bien la Bible, il connaissait un peu le Talmud, la Kabbale, etc. Il était nourri de ça. Mais son problème, c’était de faire sortir la psychanalyse du petit cercle dans lequel il était. C’est pour ça qu’il a nommé Carl Gustave Jung, Président de l’Internationale de la Psychanalyse. Il voulait sortir la psychanalyse du ghetto juif, familial même. Bon, Jung est devenu antisémite, mais ça, il ne le savait pas au début.
Votre dernier paragraphe « Tu choisiras la vie », est consacré aux descendants de celles ou ceux qui ont péri dans la Shoah ou qui ont été des survivants. Pourquoi avoir choisi cette citation de Deutéronome 30 ; 19 pour votre propos?
Tu choisiras la vie… Ce n’est pas si facile, car il y a des gens qui se sont suicidés en sortant des camps de concentration. De choisir la vie n’est pas si simple après avoir subi ça. Et même d’être héritier de deuxième ou troisième génération parce que choisir la vie c’est aussi reconnaître son agressivité. Choisir la vie pour la deuxième génération, pour les descendants c’est presque, quelque part, accepter l’agressivité du bourreau. Ce n’est pas si facile que ça quand on a évité ça. Il y a l’agressivité nécessaire à la vie, etc. Il y a les images des camps, et ce que les juifs ont du faire pour survivre – ce n’est pas facile. On rappelle toujours au cours de la fête juive de Pessah que c’est nous qui sommes sortis d’Égypte, c’est maintenant, c’est soi-même, ce ne sont pas nos grands-parents, etc. C’est à prendre au présent, on est sorti d’Égypte et on a à sortir d’Égypte. Et on a toujours à sortir des camps de concentration. Je fais un parallèle entre ces deux sorties.
J’ai choisi cette citation parce que ce n’est pas facile avec ces images-là, ce n’est pas facile de se dire que la vie vaut le coup, car si la vie peut amener à ça, eh bien ce n’est pas si évident de la choisir, donc il faut un forçage. D’ailleurs pourquoi est-il marqué « Tu choisiras la vie » ? Il y a une attraction des forces de mort et ça se voit très bien dans le Kohélet (l’Ecclésiaste), choisir la vie, c’est un acte à répéter tout le temps.
Notes:
- Cette règle est connue en hébreu sous le nom de « Kéri ve Kétiv » : choisir de prononcer un terme d’une façon quelque peu différente de la manière dont il est écrit…Ce qui lui donne un autre sens. Hillel est une figure talmudique de la fin du 1<sup>er</sup> siècle avant notre Ere. (Toutes les notes sont de la rédaction) ↩
- Les Pirké Avot (Les Maximes des Pères ou les Principes engendreurs) constituent un traité éthique du Talmud. ↩
- Dans la tradition ésotérique du judaïsme, l’âme porte trois noms correspondant à trois degrés différents : nefesh (force vitale), rouah (souffle) et neshama (âme) ↩
- Voir Genèse 4 ;1. ↩