LE GRAND SECRET D’ISRAËL : POURQUOI IL N’Y AURA PAS D’ÉTAT PALESTINIEN SELON LE JOURNALISTE STÉPHANE AMAR

PAR BERNARD BOHBOT

Bernard Bohbot est étudiant en histoire à l’UQAM. Auteur d’un mémoire sur les Juifs d’extrême gauche en mai 68 et la question palestinienne, il est également membre des Amis canadiens de La Paix maintenant, mais il s’exprime toutefois ici à titre personnel. Il nous propose un compte rendu du livre de Stéphane Amar « Le grand secret d’Israël : pourquoi il n’y aura pas d’État palestinien », édition de l’Observatoire, 2018, avec qui il a pu s’entretenir, ainsi que quelques réflexions personnelles à ce sujet.

Des Juifs attachés à Hébron et des Palestiniens à Jaffa

Stéphane Amar est un personnage intriguant : correspondant de la RTS (radio télévision suisse), de BFM TV et d’Arte à Jérusalem, on aurait pu croire qu’il aurait écrit un énième livre à charge contre Israël tellement la presse occidentale a la réputation d’être dure envers Israël. Pourtant, dans cet ouvrage saisissant, Stéphane Amar développe plutôt une théorie iconoclaste : il n’y a aura pas d’État palestinien, mais cela ne signifiera pas la défaite du sionisme. En effet, le camp de la paix israélien ne cesse de répéter qu’en l’absence d’un État palestinien, les Juifs deviendront minoritaires entre la Méditerranée et le Jourdain, ce qui signifierait la fin du caractère juif de l’État d’Israël.

Au contraire, selon lui, tôt ou tard, Israël annexera la totalité de la Cisjordanie et offrira la citoyenneté israélienne aux Palestiniens qui y vivent. Bref, le rêve de la droite israélienne sera accompli : non seulement le projet du Grand Israël sera réalisé (sans Gaza, on y reviendra), mais Israël parviendra à demeurer une réelle démocratie.

Amar ne manque d’ailleurs pas de rappeler en entrevue que les Israéliens sont attachés à la Cisjordanie. Elle fait autant partie de leur patrimoine que Tel-Aviv. Quant aux Palestiniens, la terre de leur cœur n’est ni la Cisjordanie, ni Gaza, mais bien l’actuel État d’Israël. Ainsi, il écrit dans son ouvrage : « C’est toute l’ironie de l’histoire. Alors que les tentatives de résolution du conflit tournent autour de l’occupation des territoires conquis en 1967, les Palestiniens pleurent surtout la Palestine de 1948. Celle de Haïfa, de Jaffa, de Lydda, de Ramleh (…). Aujourd’hui ces lieux sont situés au sein de l’État d’Israël internationalement reconnu. Mais pour les descendants des exilés, ces territoires font partie intégrante de la Palestine, au même titre que Naplouse, Hébron ou Ramallah. Ils n’ont pas fait le deuil de l’autre moitié de la Palestine. Ils n’ont jamais accepté la ligne verte. » (p. 34)

Amar observe d’ailleurs que : « À ce jour, si encore aucun accord territorial n’a été trouvé, c’est peut-être parce que les Palestiniens se refusent à exclure de leur patrie les grandes villes côtières, la Galilée, Lydda et Ramleh. Et que les Israéliens ne veulent plus renoncer à Sichem (Naplouse), Hébron et au mont du Temple à Jérusalem. Comme si la frontière entre les deux États devait à jamais rester introuvable. » (p. 38)

Tout au long de son enquête, Amar continue d’expliquer pourquoi la création d’un État palestinien n’est plus d’actualité. Son ouvrage pourrait s’inscrire dans une analyse « réaliste » des relations internationales. Comme il le dit lui-même : « le partage du territoire est la solution du faible ». Le fort n’a aucun intérêt à l’accepter. Les Arabes l’ont refusé en 1947 alors qu’ils se sentaient plus forts, mais ce sont maintenant les Juifs qui n’en veulent plus, car le rapport de force est à leur avantage.

De toute façon, comme il l’a rappelé en entrevue, la Cisjordanie est rongée par les colonies juives (construites autant par les gouvernements de gauche que de droite), ce qui la prive de toute continuité territoriale. Or, Stéphane Amar souligne que les Palestiniens eux-mêmes n’ont jamais réellement voulu un petit État croupion réduit à la Cisjordanie et Gaza, et donc coupé du reste de ce qu’était la Palestine sous mandat britannique.

Il perce également un tabou journalistique en démontrant qu’Arafat a bel et bien financé le terrorisme pendant la Seconde intifada, et que les attentats-suicides n’étaient pas que le fait de groupes dissidents. Il explique aussi que le retour en Israël des réfugiés a plus d’importance aux yeux des Palestiniens que la fin de l’occupation de la Cisjordanie, et que le refus de la gauche israélienne d’y consentir explique largement pourquoi l’Autorité palestinienne a laissé filer toutes les occasions de paix qui se sont présentées au cours des vingt dernières années.

L’enquête de terrain de Stéphane Amar est très convaincante. Il est allé à la rencontre autant d’Arabes israéliens que de Palestiniens (des islamistes notamment) qui préfèrent devenir Israéliens, ce qui leur donnera accès à la quasi-totalité de la « Palestine historique » plutôt que d’être confinés à la Cisjordanie.

Prenons l’exemple de l’imam arabe israélien, Abu el-Anas qui se réjouit de l’autonomie culturelle et religieuse de sa communauté au sein de l’État hébreu. Même l’extrémisme des députés arabes de la Knesset n’est selon lui qu’une façade, car ils respectent scrupuleusement les règles du jeu démocratique. Il remarque d’ailleurs que tout en étant ouvertement islamiste (il appuie le président turc Recep Tayyip Erdogan et l’ancien président égyptien issu des frères musulmans, Mohamed Morsi), il n’en reste pas moins un fidèle citoyen de l’État d’Israël : « Je suis musulman pratiquant et fier de l’être. Ces deux dirigeants [Erdogan et Morsi] sont la fierté de l’islam. Tout comme moi, ils sont hostiles à l’occupation des territoires palestiniens. Cela n’enlève rien au fait que je suis citoyen israélien et loyal envers cet État. » (p. 150) Amar observe d’ailleurs que le nombre d’Arabes israéliens qui participent à des actes terroristes contre Israël est marginal.

Quel rapport avec les Palestiniens? Il pense justement que cette intégration réussie des Arabes israéliens peut être répétée avec les habitants de la Cisjordanie, à condition de leur octroyer la citoyenneté israélienne. Bref, il fait le pari de l’intégration plutôt que celui de la séparation.

De l’usage controversé des études démographiques

Mais le plus intéressant, et c’est sans doute son point faible à nos yeux, reste son analyse malthusienne.

En effet, c’est bien la démographie qui domine le débat autour du statut de la Cisjordanie, et la gauche israélienne met en garde ses compatriotes depuis des décennies déjà, que conserver les territoires mettra en péril le caractère juif de l’État hébreu.

Or, en s’appuyant sur les études démographiques de chercheurs dissidents, Amar accuse les démographes majoritaires d’amalgamer idéologie et recherche scientifique. Il souligne  que les recensements effectués par l’Autorité palestinienne ne sont pas très fiables, et que les autorités palestiniennes ont tendance à gonfler leur population afin de faire peur aux Israéliens et de les persuader d’accepter de rétrocéder la Cisjordanie. Ainsi, selon l’Israélien, Yoram Ettinger dirigeant un institut (America-Israel Demographic Research group) qui conteste les prévisions des plus grands démographes israéliens (Sergio Della Pergola, Arnon Soffer) :  les Palestiniens ne constitueraient pas 40 % de la population entre la Méditerranée et le Jourdain si l’on exclut Gaza qui n’est plus sous contrôle israélien direct depuis 2005 , mais seulement 30 %. D’après Ettinger, il n’y aurait pas près de 3 millions d’habitants en Cisjordanie comme l’affirment les statistiques palestiniennes, mais un peu moins de 2 millions. Stéphane Amar enfonce le dernier clou dans le cercueil des démographes majoritaires en montrant que les prédictions démographiques qu’ils faisaient dans les années 80 ne se sont pas réalisées. Il cite également la fécondité des femmes juives qui a dépassé celui des femmes arabes en raison du nombre important d’enfants que l’on retrouve dans les familles religieuses.

Nous avons toutefois demandé à Stephane Amar qu’est-ce que cette analyse changerait dans la mesure où doubler la population arabe d’Israël signifierait forcément le retour de la gauche au pouvoir puisque les alliances de ces derniers se font avec la gauche. Et la première chose que fera la gauche israélienne, une fois de retour au pouvoir, est de restituer la Cisjordanie aux Palestiniens ne serait-ce que pour des raisons morales (les Palestiniens aussi ont droit à l’autodétermination pense-t-elle).

D’après Stéphane Amar, la population israélienne vire à droite, et ce phénomène va en s’accentuant en raison de la croissance démographique des religieux. De toute façon dit-il, l’annexion de la Cisjordanie n’est pas pour demain. C’est seulement lorsque la communauté internationale exigera qu’Israël décide une bonne fois pour toutes de trancher le statut des territoires, qu’Israël abattra ses cartes.

Amar a d’ailleurs interrogé plusieurs membres de la droite israélienne et non des moindres, qui pensent que maintenant qu’Israël s’est débarrassé de Gaza et de ses deux millions d’habitants, on peut enfin aller de l’avant avec l’annexion de la Cisjordanie sans risquer de transformer Israël en pays à majorité arabe. Feu l’ancien ministre de la Défense, Moshe Arens, le président de la Knesset et ancien refusenik soviétique, Yuli Edelstein, ou encore la vice-ministre des Affaires étrangères, Tzipi Hotovely, ont tous déclaré qu’à terme, il faudra bien annexer les territoires en donnant le droit de vote aux Palestiniens.

Comment alors concilier le doublement de la population arabe d’Israël avec les lois récentes que viennent de voter la Knesset, comme la Loi sur l’État-nation par exemple, et qui, selon certains 1, annule non seulement le statut de l’arabe comme langue officielle (en la reléguant au statut de langue protégée), mais refuserait même de déclarer que tous les citoyens possèdent les mêmes droits? En votant cette loi, nous dit Stéphane Amar, on s’assure de « verrouiller le caractère juif de l’État d’Israël et qu’on ne puisse plus revenir en arrière ».

Soit, mais si la population arabe d’Israël est amenée à doubler et si annexion de la Cisjordanie il  y a (selon les prévisions les plus conservatrices) comment faire pour que ceux-ci trouvent leur place au sein de l’État d’Israël? Bref, comment aménager les institutions pour que la minorité arabe ne se sente pas davantage aliénée? « On pourrait réserver le poste de vice-premier ministre à un Arabe », dit-il. Il reprend ici l’idée de Zeev Jabotinsky, le fondateur de la droite sioniste, qui affirmait qu’en plus d’une égalité juridique complète, l’État juif devrait réserver le poste de vice-premier ministre à un arabe.

En conclusion

L’ouvrage d’Amar est très bien ficelé et convaincant. Si les Palestiniens ne veulent pas d’État, la solution la plus humaine est d’en faire une minorité nationale au sein d’Israël. Cependant, il nous semble que Amar évacue trop vite la dimension morale de ce conflit. En effet, si les Juifs ont droit à l’autodétermination, et si le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est universel, pourquoi les Palestiniens n’y auraient-ils pas droit eux aussi? Si réellement, les Palestiniens ne peuvent se contenter que de la Cisjordanie et de Gaza, pourquoi ne pas envisager une structure politique plus originale  Une confédération (un peu sur le modèle de l’Union européenne avec des frontières ouvertes), par exemple, permettrait autant aux Israéliens de conserver des liens avec la Cisjordanie qu’aux Palestiniens d’avoir accès à leurs terres d’origine situées aujourd’hui en Israël. Cette idée peut sembler farfelue et utopique, mais elle est pourtant défendue par l’actuel président du pays Reuven Rivlin, ainsi que l’ancien ministre de la Justice, Yossi Beilin.

Amar ne mise-t-il pas trop sur ces chercheurs dissidents qui ne sont pas des démographes professionnels. Certes, il est vrai que les démographes institutionnels qui dirigent des chaires dans les grandes universités israéliennes se sont trompés à quelques reprises. Ils n’ont pas prédit la baisse de fécondité au sein de la population palestinienne. Ils n’ont pas non plus prédit l’immigration de masse en provenance des pays de l’ex-Union soviétique. Or, la méthodologie de Yoram Ettinger (ancien diplomate qui ne possède aucune expertise en démographie) est encore plus douteuse. Il considère, par exemple, que les Palestiniens qui ont quitté la Cisjordanie depuis 1994 (année de la mise en application des Accords d’Oslo) devraient être biffés des statistiques. Ils sont pourtant citoyens d’une entité politique reconnue par Israël. On ne peut les éliminer des statistiques, de la même manière que l’on ne peut pas dire qu’un Canadien vivant à New York devrait perdre la nationalité canadienne et devenir apatride.

Il reste que l’ouvrage fascinant de Stéphane Amar a le mérite de remettre les pendules à l’heure. Les prédictions démographiques catastrophistes de la gauche israélienne ne se réaliseront peut-être pas. Par ailleurs, le constat d’Amar est on ne peut plus réaliste. La paix n’est pas pour demain tout simplement, car personne n’en veut, et le rapport de force sur le terrain fait en sorte qu’Israël n’a aucune raison de vouloir accepter un compromis territorial. Quant aux Palestiniens, la perspective d’obtenir un passeport israélien et le droit de circuler librement dans le pays leur conviendrait peut-être mieux que celle de posséder leur propre État en Cisjordanie et à Gaza. Selon cette logique « réaliste », la paix ne prévaudra que lorsque l’une des deux parties (en l’occurrence les Palestiniens) perdra tout espoir de l’emporter sur la partie adverse. Cette perspective est moins emballante que celle d’une réconciliation judéo-arabe, mais c’est bien ce vers quoi on se dirige.

 

Notes:

  1. Voir à ce sujet, Elias Levy, « Enjeux et conséquences de la loi de l’« État-nation juif » : Les points de vue des politologues israéliens Denis Charbit et Emmanuel Navon, LVS, décembre 2018. https://lvsmagazine.com/2018/12/enjeux-et-consequences-de-la-loi-de-l-etat-nation-juif/
Top