L’ESPRIT DE LA KABBALE, ENTRETIEN AVEC JULIEN DARMON
PAR ELIAS LEVY
Pourquoi la Kabbale fascine-t-elle tellement de Juifs et de non-Juifs? Comment cette mystique, considérée comme le versant ésotérique du judaïsme, dont l’étude, au départ, était exclusivement réservée à une certaine élite spirituelle et savante du peuple juif, est-elle devenue au fil du temps un champ d’études universel? Comment saisir la complexité de cette sagesse religieuse? Quelle est la relation entre le visible et l’invisible? Comment penser l’identité du Dieu des philosophes et du Dieu biblique?
Le philosophe et talmudiste Julien Darmon répond à ces questions complexes, et à beaucoup d’autres, dans un livre érudit et des plus stimulants, « L’Esprit de la Kabbale » (Éditions Albin Michel, 2017). Il déboulonne une kyrielle d’idées reçues sur la Kabbale, ses origines et son enseignement. Docteur en philosophie de l’École des hautes études en sciences sociales de Paris (EHESS), principal élève de feu Charles Mopsik*, éminent spécialiste de la Kabbale et traducteur de l’hébreu au français du Zohar*, Julien Darmon est un spécialiste reconnu du Talmud et de la Kabbale. Il anime des séminaires d’étude talmudique et midrashique. Il est également assistant d’édition au Département « Spiritualité »” d’Albin Michel.
Julien Darmon est l’auteur de « La Loi du secret : la Kabbale » comme source de Halakha (Éditions Honoré Champion, 2017), de la traduction d’un commentaire philosophique et kabbalistique du Cantique des cantiques, de Meïr Leibusch dit le Malbim, « Cantiques de l’âme » (Éditions Verdier, 2009) et a codirigé, avec Jean Baumgarten, « Une grande histoire intellectuelle du judaïsme, Aux origines du judaïsme » (Éditions LLL/Actes Sud, 2012). Elias Levy est journaliste à l’hebdomadaire The Canadian Jewish News (CJN).
Aujourd’hui, les faux kabbalistes sont légion. Ce constat inéluctable vous inquiète-t-il?
Certainement. Aujourd’hui, à l’ère d’Internet, il y a beaucoup de faux kabbalistes dont les pseudo-enseignements sont une grande duperie. C’est pour cette raison que j’ai décidé d’écrire ce livre. Au début, j’hésitais parce que j’estimais que je n’ai pas toute la légitimité pour parler de ce sujet. En effet, je ne me considère pas comme un grand kabbaliste qui passe douze heures par jour à étudier la Torah et la Kabbale dans une yéchiva, une école talmudique. Mais je suis parvenu à la conclusion que si ceux qui, comme moi, s’y connaissant un peu en matière de Kabbale, se cantonnent dans un grand mutisme, on laissera alors le champ libre à des charlatans. C’est-à-dire, à des individus qui vous promettront la lune et vous demanderont en contrepartie d’être rémunérés matériellement. À l’instar de n’importe quel vrai talmudiste, les vrais enseignants de la Kabbale ne sont pas obnubilés par l’appât du gain. Chose certaine : on ne devient pas riche avec la Kabbale! Aujourd’hui, un grand nombre de livres et d’études universitaires sur la Kabbale sont publiés en hébreu et en anglais. Les textes sources de la Kabbale sont désormais traduits dans plusieurs langues. Sur Internet, au moyen de YouTube, on peut aussi suivre de nombreux cours de Kabbale en français, particulièrement sur le site Web Beit Hazohar –www.beithazohar.com–. Il est important d’étudier les textes de la Kabbale avec des enseignants crédibles et compétents plutôt qu’avec des charlatans qui vous promettront des révélations abracadabrantes sur la fin des Temps.
La Kabbale est-elle réellement une mystique ésotérique inaccessible au commun des mortels?
« Ésotérisme », « savoir caché », c’est vrai que la Kabbale se définit ainsi. Mais c’est un lieu commun qui était sans doute vrai à des époques lointaines, certainement au Moyen-Âge, aux XIe, XIIe et XIIIe siècles. Mais dès que des textes kabbalistiques ont commencé à être imprimés et diffusés en Italie, aux Pays-Bas, en Pologne, au Maghreb… cette tradition ésotérique est devenue à la portée de tous. Après, comme j’aime à le répéter, c’est comme l’astrophysique. On n’interdit à personne d’étudier l’astrophysique. Mais, vous ne vous lancerez pas sérieusement dans l’étude de cette branche scientifique si vous n’avez pas suivi préalablement au lycée le programme en physique classique. Cette étape est incontournable. Beaucoup de Juifs, et de non-Juifs aussi, étudient la Kabbale. Comprennent-ils vraiment les textes kabbalistiques? Ces textes ne sont-ils pas écrits de manière un peu codée? Il ne s’agit donc pas juste d’apprendre ce qui est écrit dans les textes pour devenir kabbaliste. Une expérience d’étude et de transformation intérieure est certainement nécessaire pour avoir une compréhension plus profonde qui transcende l’étude conventionnelle des textes de la Kabbale.
Quelle est la meilleure définition de la Kabbale?
La définition que j’aime beaucoup est celle donnée par le Zohar: comme une personne, la Torah porte aussi des vêtements, qui sont ses récits : les histoires d’Abraham, de Jacob, de Moïse… Ce qu’on voit en premier dans la Torah, ce sont ses vêtements et pas le corps, c’est-à-dire les lois qui régissent le shabbat, la casherout (lois sur les interdits alimentaires), les mitzvoth (commandements)… La Kabbale est l’âme de la Torah, c’est-à-dire sa partie la plus spirituelle. Ce qui est très important dans cette métaphore, c’est de comprendre que si vous avez un corps sans âme, vous avez un cadavre, en l’occurrence une religion mortifère. Et, de l’autre côté, si vous n’avez qu’une âme sans corps, vous avez un fantôme! Ce sont les deux écueils qu’on rencontre souvent. D’un côté, des gens qui sont uniquement dans une pratique religieuse mécanique, mais qui n’accordent aucune attention à la profondeur spirituelle des textes, et de l’autre côté, des gens qui vous diront : « Moi, je m’intéresse peu à la spiritualité, donc je ne veux pratiquer aucune religion. » Ça, c’est aussi une religion désincarnée. Le principal objectif de la Kabbale est d’assurer une présence divine dans la réalité du monde, tout comme Dieu s’adresse au monde par le truchement de la Torah.
La Kabbale est-elle une science mystique ou une sagesse religieuse?
Une éminente personnalité scientifique contemporaine, fin connaisseur du Talmud, le biologiste et philosophe Henri Atlan, explique clairement que la science moderne provient de la Kabbale, c’est-à-dire l’idée que finalement la nature doit être lue comme un livre – concept défendu par Galilée – et qu’il y a un langage mathématique qui permet de saisir le réel. En effet, la grande originalité de la Kabbale, c’est de partir du postulat : puisque le monde a été créé par la parole divine, alors tout est langage, et, en dernière analyse, tout est nom divin. D’après la Kabbale, tout n’est pas sens, mais formule, comme on parle de formule mathématique. Jusqu’au début de l’époque moderne, la Kabbale était très tributaire de la cosmologie de cette période. C’est pourquoi certaines notions kabbalistiques, telles que la structuration du ciel en fer, peuvent paraître aujourd’hui éculées. Mais tant la physique quantique que l’astrophysique contemporaines se prêtent assez bien à une résonance kabbalistique. Notamment la physique quantique, qui nous dit qu’il n’y a pas d’objets physiques, mais que des relations physiques. Or cette idée que le réel est fait non pas d’objets discrets, mais de relations, que tout se comprend en relation avec quelque chose d’autre, est une idée fondamentale dans la Kabbale.
Quels sont les textes introductifs que vous recommandez pour une initiation à l’étude de la Kabbale?
La Kabbale est une approche linguistique du réel et de Dieu entièrement basée sur l’hébreu. On ne peut pas saisir la Kabbale si on ne comprend pas l’hébreu. Je ne cesse de rappeler que l’hébreu n’est pas une langue très difficile. Elle est moins difficile à apprendre que le japonais, le chinois, l’arabe ou l’allemand. Donc, on peut s’y mettre! Par ailleurs, en termes de langue, les textes kabbalistiques ne sont pas les plus ardus. Il y a un cursus à suivre dans l’étude des textes kabbalistiques. Il y a des textes qui sont plus introductifs, notamment ceux de Rabbi Moshé Cordovero (16e siècle) et de Rabbi Yossef Guikatilia (14e siècle). Le Zohar, qui est le texte source de la Kabbale, est écrit d’une manière tellement codée que si on n’acquiert pas les bases de celui-ci, on ne pourra pas le comprendre.
Révélez-vous dans votre livre quelques-uns des secrets enfouis dans les textes kabbalistiques?
C’est un vrai dilemme car, en réalité, dès que vous dévoilez un secret, ce n’est plus un secret par définition. Dans mon livre, j’ai fait le choix de ne pas traiter certains thèmes, fortement hermétiques, généralement abordés dans les livres de Kabbale. Par exemple : les détails relatifs à l’écriture précise de certains noms divins, la structure angélique dans certains miracles… De toute façon, ces notions ésotériques demeurent secrètes dans la mesure où elles seront incompréhensibles pour des personnes n’ayant pas été initiées à leur étude. Mais toutes ces notions se trouvent dans des livres de Kabbale. Quelqu’un qui lit l’hébreu, prendra un livre et y verra étayées ces notions. Est-ce que c’est encore un secret? C’est difficile à dire. Est-ce que le vrai secret, c’est quelque chose qui n’est pas transmissible? Alors ça demeurera un secret quoi qu’on fasse. Le Talmud dit à ce sujet quelque chose de très intéressant, au sujet du « Maassé Merkava » : l’enseignement des secrets de la vision du Char divin d’Ezéchiel ne peut pas être transmis aisément à un élève 1. Il y a un certain degré d’enseignement qui par essence est secret parce que les mots sont insuffisants pour en assurer la transmission. Cependant, les mots peuvent éveiller quelque chose de plus profond chez un élève, ou un disciple, s’il a déjà acquis un certain degré de maturation spirituelle.
Notes:
- Voir le livre d’Ezechiel chapitre 1 et le traité Hagiga 2; 1 du Talmud de Babylone ↩