LA HAGGADAH DE PESSAH DE MOGADOR
ENTRETIEN AVEC MOCHÉ COHEN PAR SONIA SARAH LIPSYC
Né à Mogador (Essaouira) au Maroc, Moché Cohen, enseignant, a fait une partie de ses études à Strasbourg avant de partir vivre en Israël. Il est le fondateur et l’administrateur de Tanou Rabbanan – Centre de documentation sur le judaïsme marocain. Ce centre a pour but la formation à la transcription des textes anciens, la constitution d’un centre de documentation et de recherche, la sauvegarde de manuscrits par numérisation, ainsi que l’édition et la diffusion de ces œuvres du judaïsme marocain qui constituent la richesse d’un pan entier du judaïsme. 1 Dr Sonia Sarah Lipsyc est rédactrice en chef du LVS et directrice de Aleph – Centre d’études juives contemporaines.
Vous avez publié l’année dernière une très belle Haggadah de Pessah 2 de Mogador, qu’a-t-elle de spécifique?
La ville de Mogador avait toutes les qualités requises pour faire naître une Haggadah de Pessah de qualité, au même titre que la Haggadah connue de Frankfort, de Sarajevo ou d’Amsterdam, avec illustrations, enluminures et commentaires. Mogador a vu naître des rabbins lettrés, poètes et artistes et tous les ingrédients étaient réunis pour mettre en valeur toute la richesse souvent méconnue de ce patrimoine. Aujourd’hui ,avec l’institut Tanou Rabbanan (littéralement « nos maîtres ont enseigné »), nous avons réparé cette injustice en éditant cette œuvre. Mogador possède enfin sa Haggadah où nous avons mis l’accent sur les couleurs, le style graphique pour reproduire un peu de l’atmosphère d’antan chère aux ressortissants du Maroc en général, et à Mogador en particulier; les enluminures proviennent de manuscrits, d’ornements ou autres ketoubot (actes de mariage) réalisés par des rabbins artistes natifs de Mogador ou y ayant vécu une partie de leurs vies, tout comme les extraits des commentaires que nous avons choisis et adaptés pour cette édition. Il s’agit des extraits des œuvres du Lehem Oni de Rabbi Raphaël Hassan, 1784, de Rouah Yaacov de rabbi Yaacov Benchabat, 1881, de Brith Avot de rabbi Abraham Coriat, 1862, de Zebah Pessah et Yeffe Enaym de Rabbi Yossef Knao, 1875 et 1899 et de Chear Yerakot de Rabbi David Sebag, 1943.
Avez-vous trouvé aisément ces commentaires ou cela vous a-t-il demandé une recherche particulière?
Oui, ce sont des ouvrages assez rares comme le livre Lehem Oni 3 imprimé à Londres en 1784, dont il ne reste plus que deux exemplaires, un se trouvant à la Bibliothèque Nationale de Jérusalem et l’autre ayant été vendu aux enchères. Pour les autres ouvrages, ils ont été imprimés à Livourne (Italie) et au Maroc en petite quantité. On trouve encore des exemplaires chez certaines familles. Le travail le plus difficile n’étant pas de trouver les livres, mais de travailler sur ces textes écrits à l’origine pour un public d’érudits. Pour être accessible au plus grand nombre, nous les avons retravaillés et simplifiés.
Cette Hagaddah compilée par vos soins est une édition de l’Institut Tanou Rabbanan. Pouvez- vous nous en dire plus sur ce centre?
L’institut Tanou Rabbanan se consacre depuis de nombreuses années à la préservation de manuscrits juifs provenant des communautés juives disparues d’Afrique du Nord, et nous savons que le pourcentage des manuscrits imprimés est minime! Ainsi à ce jour, des milliers de manuscrits de tout type « dorment » dans des institutions, des bibliothèques et chez des collectionneurs à travers le monde. Au regard de ce triste constat et avec les encouragements du Grand Rabbin d’Israël, Shlomo Amar, nous avons décidé de créer une structure qui se consacre au sauvetage des écrits des grands Maîtres d’Afrique du Nord c’est ainsi qu’est né l’institut Tanou Rabbanan à Paris, mais dont l’activité est centrée à Jérusalem. Nous avons, depuis ces neuf années passées, tissé un réseau de connaissances avec des bibliothèques et des collectionneurs du monde entier chez lesquels nous découvrons toutes sortes d’ouvrages et de documents anciens, dont l’importance et la richesse sont bien souvent ignorées de leur propre propriétaire. Au fil des recherches, nous entrons également en contact avec les descendants de certains grands rabbins, qui possèdent encore des ouvrages de leurs ancêtres, et qui, bien souvent, n’ont pas du tout conscience de détenir de véritables trésors. Une fois les manuscrits localisés, il s’agit de préserver leur contenu; l’institut Tannou Rabbanan s’attache à numériser en haute définition ces documents ou parfois, il se porte acquéreur des manuscrits ou de bibliothèques entières afin d’empêcher que cet héritage soit voué à l’éparpillement et à la perte. Ce travail a permis d’accumuler une très importante base de données, unique en son genre.
Cependant, bien que parfaitement numérisée et sauvegardée, une grande majorité des manuscrits et des documents restent en l’état, car la connaissance de la lecture de l’écriture cursive séfarade 4 n’est plus transmise depuis l’avènement de l’ère moderne en terre d’islam. De fait, cette écriture n’est accessible qu’à une communauté restreinte, avoisinant la centaine de personnes dans le monde et qui est appelée à disparaître. C’est face à ce constat qu’est née l’idée de la conception d’un module de formation unique dont l’objectif est d’augmenter le nombre de personnes ayant accès à cette écriture cursive sépharade et donc à ce patrimoine millénaire. En sachant déchiffrer et retranscrire ces textes anciens, ces personnes œuvreront ainsi à la connaissance de cette culture littéraire jusqu’ici encore inaccessible à la plupart et au renouveau de sa diffusion.
Notes:
- Voir http://www.tanou-rabbanan.com ↩
- Ouvrage qui contient le récit de la sortie d’Égypte des Hébreux et que l’on lit et commente au cours du séder c’est-à-dire le premier soir de la fête de Pessah (Pâque). ↩
- Ce livre a été réimprimé de nouveau grâce aux efforts de M. Raphael Kalifa Cohen. ↩
- Voir à ce sujet http://www.tanou-rabbanan.com/sauvetage-ecriture-cursive-sefarade/ ↩